L’anthropologue Ahmed Amine Dellaï
«On veut censurer la production en arabe algérien»
Ahmed Amine Dellaï est chercheur en anthropologie culturelle, spécialisé dans l’étude du melhoun au Centre de recherche en anthropologie culturelle d’Oran (CRASC). Il nous explique, dans cet entretien, le lien entre langue et identité tel que vécu en Algérie et au Maghreb au travers notamment de la poésie populaire. Il nous révèle, entre autres, que la production dans la langue arabe dialectale, en darija, existe encore de nos jours et celle-ci est parfois censurée et interdite de diffusion.
Les Débats : L’arabe algérien et maghrébin, darija, n’est-il pas finalement le véritable référent identitaire de la dimension arabe de l’Algérie ? Peut-on connaître succinctement le cheminement historique de cette langue, comment est elle née, comment est elle arrivée jusqu’à nous ?
Ahmed Amine Delaï : Cela est en partie vrai. Et c’est le cas pour tous les Arabes. Rien n’exprime mieux un Libanais ou un Kowetien que sa darija. Voyez les feuilletons télévisés. Tous les Arabes, du Golfe à l’Atlantique, ont leur propre dialecte et leur propre poésie populaire. Nous ne sommes pas un cas spécial. Seulement, la caractéristique, pour nous les Arabes, comme pour les Grecs d’ailleurs, c’est que nous avons, en même temps, une langue classique porteuse d’un message religieux (islam) et d’un passé civilisationnel prestigieux, et un dialecte issu de l’évolution naturelle de cette langue, porteur de notre identité nationale ou régionale (Maghreb). Et nous tenons aux deux comme à la prunelle de nos yeux, car ce sont les deux faces d’une même monnaie qui s’appelle ‘Arabiyya, cette langue que nous avons bue avec le lait maternel. Je suis de ceux qui s’interdisent d’opposer l’arabe dit classique à l’arabe algérien ou maghrébin. J’ai autant besoin de l’arabe classique pour lire mon histoire écrite par Ibn Khaldoun (histoire des Berbères) que de l’arabe maghrébin pour apprécier une qacida de Sidi Lakhdar Benkhlouf.
Succinctement, l’arabe algérien ou maghrébin est né à partir de deux sources : la langue arabe parlée dans les cités par les premiers conquérants arabes installés au Maghreb à partir du VIIe siècle et la langue des tribus arabes bédouines arrivées en masse à partir duXIe siècle. De la première dérivent les parlers arabes de type citadin et de la seconde les parlers arabes de type bédouin. La première poésie en arabe populaire maghrébin est née dans ce parler citadin pré-hilalien : c’est le zajal d’Ibn Guzman, le poète populaire andalou, à l’époque almoravide.
Avec la venue des Beni-Hilal, des Soleim et des Maaqîls, à l’époque almohade, est apparue une poésie dans le parler bédouin de ces tribus arabes. Cette poésie a évolué avec l’apport des tribus berbères arabisées, et l’héritage de la poésie citadine vers le melhoun, dans sa forme achevée au XVIe siècle.
Vous vous intéressez, en tant que scientifique, à la culture algérienne, notamment sa poésie et son expression écrite en arabe algérien. Ce sujet suscite-t-il toujours l’intérêt des universitaires ? Peut-on en connaître l’ampleur ?
Cette culture que vous appelez «algérienne» n’a pas encore, à mon avis, la place qu’elle mérite à l’université algérienne. Encore qu’il existe un Institut de culture populaire à Tlemcen et un autre à Tizi Ouzou. Il faudrait peut-être aller voir là-bas ce qui s’est fait depuis l’ouverture de ces instituts.
Quant à nous, au CRASC d’Oran, nous sommes le seul groupe qui travaille, à l’échelle nationale, sur le melhoun. Mais je dois vous avouer que j’ai beaucoup de difficulté à y intéresser les universitaires. Mon seul réconfort est l’engouement que le melhoun suscite dans le large public.
Dans le fait d’écrire et de faire vivre la langue arabe locale, n’y a-t-il pas une approche empreinte d’une certaine idée coloniale dans la mesure où, parmi les travaux de la colonisation les plus riches, se trouve cet intérêt immodéré pour la langue arabe locale (on peut citer Sonneck et d’autres, mais il y a eu aussi Bencheneb) ?
Vous savez, ceux qui se sont intéressés, les premiers, à nos dialectes et à notre littérature populaire, ce sont bien des Arabes qui n’ont rien de colonialistes.
Au Maghreb, ce fut Ibn Khaldoun (dans sa Muqaddima) et au Machrek, Safi-Eddine El-Hilli. Je me revendique, quant à moi, de ces pionniers et de cette tradition bien arabe, malheureusement peu suivie. Quant aux linguistes, anthropologues et autres littérateurs de l’époque coloniale, ils nous ont laissé, grâce à Dieu, beaucoup de grain à moudre. Naturellement, eux, ils ont travaillé pour leur propre domination, ce qui ne les a pas empêchés de produire des travaux d’une grande valeur scientifique et d’une grande érudition, travaux que nous sommes bien heureux de pouvoir utiliser aujourd’hui pour notre plus grand profit. C’est notre «butin de guerre» à nous, les chercheurs algériens.
Vous avez publié trois ouvrages mis à la disposition du grand public. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps et utile de provoquer, chez les universitaires qui s’intéressent à la langue et à la production dans cette langue, l’envie de mettre à disposition du grand public leurs ouvrages ou travaux ?
Cela se fait déjà. Il y a, chez nous, à Oran*, un éditeur qui s’est pratiquement spécialisé dans la publication des travaux des universitaires. Parmi ces travaux, certains ont un rapport avec la dialectologie et la littérature populaire. Mais c’est très insuffisant par rapport à cet immense chantier qu’est la dialectologie et la littérature populaire en Algérie. Le seul point noir est que ces quelques travaux sont souvent publiés à compte d’auteur.
A suivre
«On veut censurer la production en arabe algérien»
Ahmed Amine Dellaï est chercheur en anthropologie culturelle, spécialisé dans l’étude du melhoun au Centre de recherche en anthropologie culturelle d’Oran (CRASC). Il nous explique, dans cet entretien, le lien entre langue et identité tel que vécu en Algérie et au Maghreb au travers notamment de la poésie populaire. Il nous révèle, entre autres, que la production dans la langue arabe dialectale, en darija, existe encore de nos jours et celle-ci est parfois censurée et interdite de diffusion.
Les Débats : L’arabe algérien et maghrébin, darija, n’est-il pas finalement le véritable référent identitaire de la dimension arabe de l’Algérie ? Peut-on connaître succinctement le cheminement historique de cette langue, comment est elle née, comment est elle arrivée jusqu’à nous ?
Ahmed Amine Delaï : Cela est en partie vrai. Et c’est le cas pour tous les Arabes. Rien n’exprime mieux un Libanais ou un Kowetien que sa darija. Voyez les feuilletons télévisés. Tous les Arabes, du Golfe à l’Atlantique, ont leur propre dialecte et leur propre poésie populaire. Nous ne sommes pas un cas spécial. Seulement, la caractéristique, pour nous les Arabes, comme pour les Grecs d’ailleurs, c’est que nous avons, en même temps, une langue classique porteuse d’un message religieux (islam) et d’un passé civilisationnel prestigieux, et un dialecte issu de l’évolution naturelle de cette langue, porteur de notre identité nationale ou régionale (Maghreb). Et nous tenons aux deux comme à la prunelle de nos yeux, car ce sont les deux faces d’une même monnaie qui s’appelle ‘Arabiyya, cette langue que nous avons bue avec le lait maternel. Je suis de ceux qui s’interdisent d’opposer l’arabe dit classique à l’arabe algérien ou maghrébin. J’ai autant besoin de l’arabe classique pour lire mon histoire écrite par Ibn Khaldoun (histoire des Berbères) que de l’arabe maghrébin pour apprécier une qacida de Sidi Lakhdar Benkhlouf.
Succinctement, l’arabe algérien ou maghrébin est né à partir de deux sources : la langue arabe parlée dans les cités par les premiers conquérants arabes installés au Maghreb à partir du VIIe siècle et la langue des tribus arabes bédouines arrivées en masse à partir duXIe siècle. De la première dérivent les parlers arabes de type citadin et de la seconde les parlers arabes de type bédouin. La première poésie en arabe populaire maghrébin est née dans ce parler citadin pré-hilalien : c’est le zajal d’Ibn Guzman, le poète populaire andalou, à l’époque almoravide.
Avec la venue des Beni-Hilal, des Soleim et des Maaqîls, à l’époque almohade, est apparue une poésie dans le parler bédouin de ces tribus arabes. Cette poésie a évolué avec l’apport des tribus berbères arabisées, et l’héritage de la poésie citadine vers le melhoun, dans sa forme achevée au XVIe siècle.
Vous vous intéressez, en tant que scientifique, à la culture algérienne, notamment sa poésie et son expression écrite en arabe algérien. Ce sujet suscite-t-il toujours l’intérêt des universitaires ? Peut-on en connaître l’ampleur ?
Cette culture que vous appelez «algérienne» n’a pas encore, à mon avis, la place qu’elle mérite à l’université algérienne. Encore qu’il existe un Institut de culture populaire à Tlemcen et un autre à Tizi Ouzou. Il faudrait peut-être aller voir là-bas ce qui s’est fait depuis l’ouverture de ces instituts.
Quant à nous, au CRASC d’Oran, nous sommes le seul groupe qui travaille, à l’échelle nationale, sur le melhoun. Mais je dois vous avouer que j’ai beaucoup de difficulté à y intéresser les universitaires. Mon seul réconfort est l’engouement que le melhoun suscite dans le large public.
Dans le fait d’écrire et de faire vivre la langue arabe locale, n’y a-t-il pas une approche empreinte d’une certaine idée coloniale dans la mesure où, parmi les travaux de la colonisation les plus riches, se trouve cet intérêt immodéré pour la langue arabe locale (on peut citer Sonneck et d’autres, mais il y a eu aussi Bencheneb) ?
Vous savez, ceux qui se sont intéressés, les premiers, à nos dialectes et à notre littérature populaire, ce sont bien des Arabes qui n’ont rien de colonialistes.
Au Maghreb, ce fut Ibn Khaldoun (dans sa Muqaddima) et au Machrek, Safi-Eddine El-Hilli. Je me revendique, quant à moi, de ces pionniers et de cette tradition bien arabe, malheureusement peu suivie. Quant aux linguistes, anthropologues et autres littérateurs de l’époque coloniale, ils nous ont laissé, grâce à Dieu, beaucoup de grain à moudre. Naturellement, eux, ils ont travaillé pour leur propre domination, ce qui ne les a pas empêchés de produire des travaux d’une grande valeur scientifique et d’une grande érudition, travaux que nous sommes bien heureux de pouvoir utiliser aujourd’hui pour notre plus grand profit. C’est notre «butin de guerre» à nous, les chercheurs algériens.
Vous avez publié trois ouvrages mis à la disposition du grand public. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps et utile de provoquer, chez les universitaires qui s’intéressent à la langue et à la production dans cette langue, l’envie de mettre à disposition du grand public leurs ouvrages ou travaux ?
Cela se fait déjà. Il y a, chez nous, à Oran*, un éditeur qui s’est pratiquement spécialisé dans la publication des travaux des universitaires. Parmi ces travaux, certains ont un rapport avec la dialectologie et la littérature populaire. Mais c’est très insuffisant par rapport à cet immense chantier qu’est la dialectologie et la littérature populaire en Algérie. Le seul point noir est que ces quelques travaux sont souvent publiés à compte d’auteur.
A suivre