A lire absolument, un article de Ferhat Mhenni

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L’autonomie régionale en tant que solution à la question kabyle (1) est la dernière proposition que nous ayons faite pour dépasser cette dangereuse situation dans laquelle est enlisée la Kabylie depuis plus de quarante ans. Ce n’est qu’après avoir emprunté sans succès toutes les voies par lesquelles nous escomptions rencontrer, chez nos compatriotes non kabyles, compréhension et fraternité, compassion et soutien moral dans nos luttes au bénéfice de toute l’Algérie, que nous avons été amenés, par la dure réalité de notre isolement de Kabyles, à nous résoudre à la fatalité d’un combat en solitaires pour notre région. C’est une option par défaut plus que par choix. Elle est probablement la pire des solutions… après toutes les autres. Elle n’est le fruit ni de nos élucubrations ni de notre débordante imagination. Le peuple catalan qui nous offre cette tribune internationale à Barcelone, et pour laquelle nous lui exprimons notre reconnaissance, connaît mieux que quiconque les bénéfices qu’il en tire pour sa liberté et son épanouissement.

Bien sûr, tous les acteurs politiques kabyles ne partagent pas encore cette revendication. Nous ne sommes qu’au début d’un processus qui ne manquera pas de s’approfondir au fil des ans et qui ira en fédérant de plus en plus d’énergies possibles, y compris celles qui, aujourd’hui, lui sont hostiles. Ne serait-ce qu’en termes de temps, chacun sait qu’il y a toujours un tribut à payer à l’évolution des mentalités pour opérer un changement radical dans les objectifs que l’on se fixait jusque là et les stratégies mises en place pour les atteindre.

Quel est le véritable problème de la Kabylie ? Quelles ont été les démarches adoptées par ses élites politiques pour le résoudre ? Nous avons le droit aujourd’hui de nous poser les vraies questions pour leur trouver les vraies réponses.

Le problème essentiel de la Kabylie est celui de son existence en tant qu’état et en tant que peuple. Sa révolte armée de 1963 à 1965 face à l’Algérie indépendante est l’exacte réplique de celle qu’elle avait eue contre la colonisation française en 1871. Dans les deux cas, il s’agissait d’une réaction à la perte de sa souveraineté et de la maîtrise de son destin. Dans les deux cas, elle ne s’avoue pas vaincue et rêve d’une alliance avec tous les Nord-africains pour reconquérir ses droits. C’était le cas avec le premier parti indépendantiste qu’elle avait créé en 1926 , l’Etoile Nord Africaine, l’ENA, et qui visait la décolonisation de toute l’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie) comme avec l’Académie berbère et le Mouvement Culturel Berbère, le MCB de 1967 à 2001. Le problème de la Kabylie est qu’elle s’oublie, à chaque fois, en cours de route et perd de vue la raison initiale de son entreprise : celle de la reconquête de sa souveraineté. En effet, celle-ci s’était mue durant la période coloniale en celle de l’indépendance de l’Algérie, et après 1965 en une revendication identitaire, linguistique et culturelle amazighe. Ainsi, faute de pouvoir assumer ses ambitions et ses véritables objectifs, elle avance masquée. Avec le temps, son identité se confond avec son masque : algérien devant la France et amazigh devant l’Algérie. A la fin, elle confond un élément tactique, l’alliance avec les autres, en un élément stratégique. L’ombre devient la proie, la ruse se transforme en piège dans lequel elle s’enferme d’autant plus facilement qu’elle s’y engage avec passion et conviction, entièrement.

Depuis trente cinq ans, elle s’est réfugiée dans un engagement total en faveur de l’identité et la langue amazighes pour parer au plus pressé : lutter contre la politique d’arabisation qui vise à la dépersonnaliser sans s’exposer, après sa défaite militaire de 1965 sous la houlette du FFS, à l’accusation de séparatisme. Comme la plupart des peuples amazighs se trouvaient, et se trouvent toujours, dans la même situation qu’elle, cela a redonné corps au grand rêve d’un avenir amazigh commun. Pour que cet idéal devienne réalité, il y a lieu de passer par la réalisation d’états régionaux amazighs séparés. Se cantonner dans une revendication commune de langue et d’identité amazighes est un cul de sac politique face à des gouvernants dont l’objectif avoué est, à terme, d’anéantir notre identité en nous transformant en de petits Arabes. Une identité et une langue ne peuvent s’épanouir qu’en ayant un état dédié entièrement à leur service. Seules des institutions souveraines de leur propre peuple leur permettront de se réaliser. Le valeureux peuple catalan est là pour en témoigner. Toute autre démarche est, à mon humble avis, risquée. C’est pourquoi, j’estime nécessaire de lever quelques confusions sur la situation actuelle des Amazighs pour faire redémarrer un processus de construction berbère sur des bases plus réalistes, donc plus solides.

Entre eux, les Amazighs ont presque autant de points communs que de différences. Le déni d’existence qui leur est opposé, depuis la décolonisation, par les états nord africains, a sans doute été à la base de cet élan, remarqué depuis plus d’une décennie chez eux, de faire abstraction de leurs identités particulières et de cette croyance, irréaliste pour le moment, en une possible reconstruction de leur Etat commun édifié une fois, dans l’antiquité, par l’Aguellid Massinissa et une autre fois, au moyen âge, par l’almohade Abdel Moumen. En réalité, ils ne font que reproduire, sur eux-mêmes et à leur insu, le jacobinisme des états qui les arabisent et qu’ils ne cessent de dénoncer. Ils veulent gommer les différences au nom desquelles pourtant ils justifient leur action revendicative. Leurs élites, l’auteur de ces lignes compris, n’avaient pas pu se dégager des carcans idéologiques dans lesquels elles étaient prisonnières, il y a encore très peu de temps.

Malgré l’évocation de la solution fédérale dans les années quatre vingt dix en Algérie, c’est à partir d’événements sanglants comme ceux du « printemps noir » en Kabylie (2001) que l’on songe à d’autres voies que celles des utopies et des impasses qui engendrent égarement et/ou effusion de sang. Pour en sortir rappelons quelques évidences que nos acteurs politiques n’ont pas prises en considération et qui risquent, en continuant de les ignorer, de nous faire toujours tourner en rond.

1. Lorsque l’on parle des Amazighs c’est comme si l’on parlait des Latins. Ils sont plusieurs peuples, plusieurs pays et plusieurs langues. Certes, ils sont de même origine mais celle-ci ne peut, à elle seule, fonder un projet étatique commun. Beaucoup de peuples aux origines communes (comme les Slaves) et à la même langue (comme les Arabes) ont des états séparés. Or, les différences identitaires et linguistiques chez les Amazighs sont beaucoup plus prononcées qu’ils ne le pensent. Il leur faudrait un processus historique autrement plus long et plus laborieux que celui de la construction européenne pour que puissent se dessiner les contours d’un destin commun et, forcément, avec l’association et la contribution de nos concitoyens qui se croient encore être des « Arabes ».

2. La langue amazighe en tant que langue commune est plus un mythe qu’une réalité (2). Il n’y a aucune intercompréhension naturelle entre le touareg, le chleuh ou le kabyle... Les associations amazighes du Maroc qui ont exigé de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) de leur fournir immédiatement une langue berbère unique, produite en laboratoire, en étalent toute l’innocence. Il est temps que les Amazighs se rendent compte que chacun de leur parler est une chance unique, une langue majeure, belle, admirable et qui mérite de la part de ses enfants davantage d’égards que du mépris. Construire une langue commune ne reviendrait-il pas aussitôt à jeter à la poubelle toutes celles que nous avions jusque là en usage ? Est-ce réaliste ?

3. Les Amazighs ont des rêves qui ne sont pas tous les mêmes sur toute l’étendue de leur sous continent. Il en est chez qui l’idéal religieux est supérieur à celui de l’amazighité et inversement. Or, face à des conflits de valeurs où, politiquement et idéologiquement, il y a difficulté de conciliation, le réflexe de division et de fraction chez nous est plus facile et plus naturel que chez d’autres peuples. A cet obstacle qui se dresse devant la possibilité d’un objectif commun, il y a lieu d’ajouter notre culture segmentaire qui imprègne des masses amazighes importantes et qui détermine des comportements allant souvent dans le sens du rejet de l’Autre… Amazigh.

Après cet inventaire sommaire des causes qui nous sont intrinsèques et qui rendent la mise en chantier d’un projet politique commun aléatoire, il est nécessaire de le compléter par celles qui ne sont pas de notre responsabilité, qui nous dépassent et sur lesquelles nous avons, me semble-t-il, une grande unité de vue et très peu de prise. Elles sont de deux ordres, nationales et internationales.

1. Nous sommes prisonniers des frontières de nos pays respectifs et de nos nationalités différentes. Nos gouvernants, mus par des considérations politiques et idéologiques aux antipodes de la démocratie et des droits humains, avaient tous décidés, dès l’indépendance, d’en finir avec l’identité et la langue berbères en mettant sur pied des programmes d’arabisation à grande échelle sous le fallacieux prétexte que nous serions arabes. L’anti-amazighisme y était élevé au rang d’intérêt supérieur de la nation. Les pays européens, leur emboîtant le pas, nous insérèrent d’office et un peu trop vite dans le « monde arabe », malgré les mises en gardes des historiens comme Charles André Julien (3).

2. A l’intérieur de chacun de nos pays, nous sommes loin de constituer des nations achevées. Nous partageons la nationalité avec des concitoyens qui se croient arabes et qui ne voient en la différence amazighe qu’un danger de division, un phénomène dont il faut se méfier et qu’il y a lieu de combattre. En Algérie par exemple, en dépit d’une quarantaine d’années de construction nationale pendant lesquelles nous n’avons ménagé aucun effort pour édifier une société solidaire en faveur de la démocratie et du pluralisme linguistique, nous n’avons jamais réussi à faire adhérer nos compatriotes aux revendications de la Kabylie. A ce jour, les Algériens non amazighophones ne veulent toujours pas d’une langue amazighe comme langue nationale et officielle au même titre que la langue arabe. Au Maroc, même si les Amazighs sont largement majoritaires par rapport à ceux qui ne croient pas l’être, le Royaume est décrété arabe.

3. Dans les pays anciennement colonisés comme les nôtres où coexistent difficilement des peuples différents, voire opposés, la démocratie élective a pour rôle non pas de faire jouer les mécanismes de l’alternance au pouvoir mais d’assurer la domination d’un groupe ethnique sur les autres.

4. Les états qui nous discriminent ont autrement plus de facilités et de moyens pour s’entendre sur notre dos que nous les Amazighs sur le leur. Ils ont créé l’Union du Maghreb Arabe (UMA) pour, entre autres, organiser leur solidarité contre nous. Pour que les Amazighs puissent, un jour, construire un projet politique et culturel commun, ils devront d’abord se construire en tant que peuples distincts à l’intérieur de chaque région et de chaque pays.

5. Le droit international n’offre pas de cadre juridique pour la protection et l’expression des peuples sans état. Les intérêts géopolitiques des puissances occidentales dans la région ne permettent pas aux Amazighs de se faire entendre ou de se doter d’un état indépendant. Celui-ci déstabiliserait les rapports de forces internationaux établis et menacerait la paix dans cette partie du monde. Par conséquent, il ne reste aux Amazighs qu’une seule voie pour mettre leurs enfants à l’abri du danger de la dépersonnalisation ou de la violence physique et brutale des régimes en place : Celle qui consiste pour chaque peuple à construire son état régional à travers un statut de large autonomie que d’aucuns appellent la « régionalisation » ou du fédéralisme. Il nous appartient de choisir entre les modèles catalan ou québécois, flamand ou écossais…

En guise de conclusion, nous pouvons dire que pour la Kabylie et en tant qu’Amazighs, nous avons choisi de revendiquer un statut de large autonomie comme solution d’urgence, en attendant un état fédéral. Celui-ci est un objectif plus lointain car il suppose que toutes les régions d’Algérie aient une revendication et des aspirations communes avec la nôtre, ce qui est, malheureusement, loin d’être le cas pour le moment. Cette dernière ne peut plus revendiquer au nom des autres régions qui n’épousent ni sa culture ni ses objectifs politiques. Elle ne saurait non plus se figer dans une situation d’éternelle agitatrice ou d’éternelle victime du régime algérien, en compromettant durablement l’avenir de ses enfants par une instabilité politique chronique qui n’a déjà que trop duré.

Chaque problème politique a forcément une solution politique. Pour celui qui nous concerne, nous nous sommes orientés vers celle de l’autonomie régionale. Est-ce pour autant la solution pour tous les peuples amazighs ? Il serait hasardeux de l’affirmer de but en blanc. Cela relève de la compétence de chaque région berbérophone non seulement d’exprimer et d’expliciter ses problèmes mais aussi de leur trouver leur solution. Si la nôtre leur paraît la plus appropriée pour le contexte qui est le leur, cela ne fera que renforcer nos liens de solidarité et nourrir un peu plus ce vieux rêve de tous les Amazighs de mettre sur pied, d’ici quelques générations, un solide édifice institutionnel commun.

Ferhat MEHENNI

Barcelone le 30 juin 2005.

source: www.kabyle.com
 
Tout à fait d'accord avec ce passage:
" (...) 2. La langue amazighe en tant que langue commune est plus un mythe qu’une réalité (2). Il n’y a aucune intercompréhension naturelle entre le touareg, le chleuh ou le kabyle... Les associations amazighes du Maroc qui ont exigé de l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) de leur fournir immédiatement une langue berbère unique, produite en laboratoire, en étalent toute l’innocence. Il est temps que les Amazighs se rendent compte que chacun de leur parler est une chance unique, une langue majeure, belle, admirable et qui mérite de la part de ses enfants davantage d’égards que du mépris. Construire une langue commune ne reviendrait-il pas aussitôt à jeter à la poubelle toutes celles que nous avions jusque là en usage ? Est-ce réaliste ?"
 
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