Le procureur de Taroudant fait emprisonner une dame de 97 ans injustement
À mort les vieux !
Pour une sombre affaire de terrain, Aguida Mbark Aït-Karbila, nonagénaire presque aveugle et quasiment sourde, a été jetée en prison et a failli y rendre l’âme. Sa fille, Suisse de nationalité, a mobilisé la société civile et la presse pour la faire libérer. Aguida écope quand même de trois ans de prison avec sursis.
Abdellatif El Azizi
• Aguida Mbark Aït-Karbila.
À Taroudant, on aime bien les vieux, on les aime tellement qu’on les jette derrière les barreaux. L’histoire de Aguida Mbark Aït-Karbila est incroyable. Cette vieille dame de 97 ans s’est retrouvée en prison à Taroudant, le lundi 19 janvier, sans avoir pourtant commis de crime.
Histoire d’une «délinquante» pas comme les autres.
Derrière cette histoire abracadabrante, une sombre affaire de plainte pour violation de propriété privée. Un demi-frère disparu et revenu comme par enchantement et qui argue de la propriété du terrain sur lequel la vieille dame réside depuis belle lurette. La condamnation concernait un autre membre de sa famille. La plainte avait été déposée contre d’autres personnes et aucun jugement définitif n'avait été notifié et exécuté. Ce qui n’a pas empêché le procureur d’ordonner l’arrestation sur le champ de Aguida Mbark Aït-Karbila et même de l’un de ses fils, qui l’accompagnait. La vieille dame n’a peut-être rien compris aux questions du procureur, mais il semble que son franc-parler n’ait pas été particulièrement apprécié.
Rapacité
En réalité, la vieille dame, comme la plupart des gens du Sud, a du caractère, elle n’a jamais voulu céder sur ses terres, et a opposé une fin de non-recevoir à toutes les formes d’intimidation engagées par quelques cousins éloignés, qui voulaient la spolier de ses biens. Les quatre hectares de terrain hérités à la mort de son mari en 1956. Avec la construction du barrage à proximité, les terrains s’achètent aujourd’hui à prix d’or. C’est ce qui explique la rapacité des cousins et la célérité avec laquelle l’affaire a été expédiée.
• Fatima Choudhary.
Soutenus par de grosses pointures politiques locales, les cousins ont mis la pression sur la vieille dame, espérant la faire céder par la menace.
Au courant de la première semaine de janvier, ils sont passés à la vitesse supérieure et ont tenté de s'installer de force sur ses terres. Courageuse, malgré son âge, la vieille femme a tenté de s’interposer. Molestée, bousculée, elle a juste le temps de ramasser ses babouches pour se rendre chez le procureur porter plainte. Confiante, elle croit fermement qu’elle aura gain de cause, puisque c’est elle qui a été attaquée. C’est là que les choses vont se compliquer. Au lieu d’être soutenue, elle est immédiatement mise aux arrêts sur la base de la fameuse plainte. Avertie, sa fille, installée en Suisse, mobilise tout le monde. Le branle-bas de combat est déclenché dès lundi après-midi. La Suissesse d'origine marocaine, en larmes, remue ciel et terre pour faire sortir sa maman de cellule. Le temps que la fille mobilise tout ce que la Suisse compte comme organisations de défense des droits de l’Homme, sans oublier la presse. Même l’ambassade du Maroc à Berne a été saisie de l’affaire. C'est le début d'un combat court mais décisif, ponctué par plusieurs actions: «ce verdict ressemble à une vengeance», rappelle un militant des droits de l’homme suisse.
Vengeance
En Suisse, l’histoire provoque même une polémique sur les personnes à double nationalité et sur le fait de prendre en charge ou non les problèmes des membres de leur famille restés au pays.
La presse s’interroge même sur la légalité ou non d’une éventuelle intervention du ministère des Relations extérieures suisse.
L’appel à l’aide de Fatima Choudhary va être répercuté par de nombreux titres de presse Suisses : «la vieille dame est quasiment aveugle et n'entend presque plus rien. Comment va-t-elle pouvoir se débrouiller en cellule, ne serait-ce que pour manger ou trouver les toilettes? Il faut tout faire pour la libérer au plus vite, sinon elle va mourir. Elle ne peut même pas se débrouiller toute seule. »
Mandaté par Fatima Choudhary, la fille de Aguida, Abdelâati Boujemâa, avocat installé à Agadir, a pris la défense de Aguida Mbark Aït-Karbila. Il reste perplexe devant la mise aux arrêts d’une aussi vieille femme : « Il est vrai que, mise à part la contrainte par corps, qui ne peut être ordonnée contre un citoyen âgé, le juge a le droit de mettre derrière les barreaux toute personne condamnée, mais la logique aurait voulu que, en raison de son âge et de ses handicaps, on aurait dû la laisser en liberté dans l'attente d'un jugement ».
Après deux jours en prison, la vieille dame est conduite en urgence à l’hôpital, son cœur a failli lâcher. elle sera libérée juste après. Et le vendredi 23 janvier, la femme, quasi centenaire, malgré sa faiblesse, doit néanmoins comparaître en justice, elle s’en sort avec trois de prison avec sursis.
Aujourd’hui, le corps est brisé, mais cette mère courage, qui avait réussi à s’occuper de son foyer sans faillir malgré ses handicaps, est tout le temps restée digne.
Malgré l’épreuve, le regard semble apaisé. Le timbre de sa voix ne tremble pas, le ton est aussi doux que les combats ont été très durs. Elle se remet d'une épreuve particulièrement éprouvante.
Elle retrouve la campagne, mais le cœur n’y est pas. La région de Taroudant a été sévèrement touchée par la sécheresse des années 80. Avant le lancement du barrage, l’eau était plutôt rare et les cultures irrégulières. Pour Aguida, c’est plutôt une fille, Fatima Choudhary qui a bien réussi en Suisse, où elle possède un restaurant relativement bien fréquenté à Préverenges.
C’est peut-être ce qui a sauvé la vieille dame d’un destin particulièrement sévère.
Pour se consoler, Fatima pourra toujours faire écouter aux clients de son restaurant le fameux poème de Mahmoud Derwich «J'ai la nostalgie du pain de ma mère, Du café de ma mère; Des caresses de ma mère . Et l'enfant grandit en moi Jour après jour .Attache-moi, Avec une mèche de tes cheveux, Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe... Et je serai, peut-être un dieu, Si j'effleurais ton cœur ! Si je rentre, enfouis-moi, Bûche, dans ton âtre. Et suspends-moi, Corde à linge, sur le toit de ta maison. Je ne tiens pas debout Sans ta prière du jour.»