Abdelmoumen et Ibn Tofaïl, de grands et sages dirigeants ? Des fanatiques, oui !
On ne dira jamais à quel point l’histoire officielle du Maroc, telle qu’enseignée dans nos écoles, est biaisée et orientée. La lecture d’un ouvrage passionnant* me conduit cette semaine à vous parler des Almohades. On nous enseigne que cette glorieuse dynastie qui se tailla, à la pointe de l’épée, un empire allant d’Al Andalous au fleuve Sénégal et du Maroc Atlantique à l’actuelle Libye, a été fondée par un saint homme, Mehdi Ibn Toumert, et consolidée par un grand roi et
conquérant, Abdelmoumen – lui-même secondé par un sage et omnipotent grand vizir, Ibn Tofaïl. De ces figures historiques, nous ne gardons aujourd’hui que quelques avenues et écoles qui portent leurs noms. Mais que savons-nous vraiment d’eux ?
Pour commencer, Ibn Toumert ne s’appelait pas Mehdi. Il était plutôt désigné ainsi (“Al Mahdi”), en référence… au Messie ! C’était en fait un mystique qui, après 10 ans de vie au Moyen-Orient, était revenu au Maroc porteur d’une vision fanatique de l’islam (inspirée par l’illuminé Al Ghazali) qui n’aurait rien à envier à celles des salafistes et autres terroristes d’aujourd’hui. Mort avant les grandes conquêtes des Almohades, Ibn Toumert avait été par la suite mythifié par Abdelmoumen pour mieux servir sa “guerre sainte”, et ses livres avaient été déclarés… l’unique source autorisée pour l’interprétation du Coran dans tout l’empire !
Il faut mesurer ce que cela signifie, dans le contexte d’alors. C’était en effet l’époque d’Ibn Rochd, sans doute le penseur le plus éclairé qu’ait jamais produit la civilisation islamique. C’était aussi l’époque du philosophe juif Maïmonide, dont une des rares traces publiques qui subsistent, dans le Maroc d’aujourd’hui, est le lycée hébraïque casablancais qui porte son nom. Tous deux ressortissants de l’empire almohade, Ibn Rochd et Maïmonide ont été, en bonne intelligence avec bien d’autres savants musulmans et juifs, mais aussi chrétiens, au cœur de l’époque la plus intellectuellement foisonnante qu’ait connue notre civilisation. Férus d’Aristote et des penseurs grecs antiques, ils ont inlassablement œuvré, tout au long de leur vie, à réconcilier religion et raison, à démontrer que non seulement l’une n’excluait pas l’autre, mais qu’elles étaient complémentaires, et également indispensables à l’évolution des hommes. Pour eux, la Bible, la Torah, et plus particulièrement le Coran, étaient certes des livres saints qu’il fallait révérer, mais aussi des textes largement construits sur… des métaphores. Plutôt que de s’attacher à leur message littéral (ce que continuent de préconiser les islamistes d’aujourd’hui), il fallait au contraire, selon eux, comprendre ces métaphores et se rapprocher ainsi de Dieu en mettant à profit le plus beau cadeau qu’Il nous ait fait : la raison. Quitte à ce que la raison démente quelques passages du Coran – en tout cas tels que les comprenaient les “littéralistes” fanatiques qui étaient alors au pouvoir.
Hélas, l’Histoire donne toujours raison aux plus forts, c’est-à-dire aux guerriers. Au soir de sa vie, Ibn Rochd, réduit à la misère, fut banni de l’empire et ses livres brûlés, sur ordre du sultan Al Mansour. Quant à Maïmonide, il finit sa vie en Egypte, après avoir dû fuir l’empire almohade qui, sous l’impulsion d’Ibn Tofaïl, pourchassait les juifs et les obligeait à se convertir de force. C’est ainsi que prit fin la parenthèse la plus enchantée de notre histoire : la seule période où l’Islam, dialoguant avec les autres monothéismes et capitalisant sur les connaissances scientifiques et philosophiques universelles, avait failli devancer l’Occident chrétien en éclairant l’humanité, avant lui, sur les vertus de la raison. Nous savons comment cela a tourné depuis, et le retard que nous accusons encore, à aujourd’hui, sur ceux qui ont fait ce choix. Pensez-y, la prochaine fois que vous traverserez l’avenue Abdelmoumen, ou que vous passerez devant les nombreux collèges Ibn Tofaïl…
* La Confrérie des Eveillés, par le grand intellectuel français Jacques Attali.
Ahmed R. Benchemsi
On ne dira jamais à quel point l’histoire officielle du Maroc, telle qu’enseignée dans nos écoles, est biaisée et orientée. La lecture d’un ouvrage passionnant* me conduit cette semaine à vous parler des Almohades. On nous enseigne que cette glorieuse dynastie qui se tailla, à la pointe de l’épée, un empire allant d’Al Andalous au fleuve Sénégal et du Maroc Atlantique à l’actuelle Libye, a été fondée par un saint homme, Mehdi Ibn Toumert, et consolidée par un grand roi et
conquérant, Abdelmoumen – lui-même secondé par un sage et omnipotent grand vizir, Ibn Tofaïl. De ces figures historiques, nous ne gardons aujourd’hui que quelques avenues et écoles qui portent leurs noms. Mais que savons-nous vraiment d’eux ?
Pour commencer, Ibn Toumert ne s’appelait pas Mehdi. Il était plutôt désigné ainsi (“Al Mahdi”), en référence… au Messie ! C’était en fait un mystique qui, après 10 ans de vie au Moyen-Orient, était revenu au Maroc porteur d’une vision fanatique de l’islam (inspirée par l’illuminé Al Ghazali) qui n’aurait rien à envier à celles des salafistes et autres terroristes d’aujourd’hui. Mort avant les grandes conquêtes des Almohades, Ibn Toumert avait été par la suite mythifié par Abdelmoumen pour mieux servir sa “guerre sainte”, et ses livres avaient été déclarés… l’unique source autorisée pour l’interprétation du Coran dans tout l’empire !
Il faut mesurer ce que cela signifie, dans le contexte d’alors. C’était en effet l’époque d’Ibn Rochd, sans doute le penseur le plus éclairé qu’ait jamais produit la civilisation islamique. C’était aussi l’époque du philosophe juif Maïmonide, dont une des rares traces publiques qui subsistent, dans le Maroc d’aujourd’hui, est le lycée hébraïque casablancais qui porte son nom. Tous deux ressortissants de l’empire almohade, Ibn Rochd et Maïmonide ont été, en bonne intelligence avec bien d’autres savants musulmans et juifs, mais aussi chrétiens, au cœur de l’époque la plus intellectuellement foisonnante qu’ait connue notre civilisation. Férus d’Aristote et des penseurs grecs antiques, ils ont inlassablement œuvré, tout au long de leur vie, à réconcilier religion et raison, à démontrer que non seulement l’une n’excluait pas l’autre, mais qu’elles étaient complémentaires, et également indispensables à l’évolution des hommes. Pour eux, la Bible, la Torah, et plus particulièrement le Coran, étaient certes des livres saints qu’il fallait révérer, mais aussi des textes largement construits sur… des métaphores. Plutôt que de s’attacher à leur message littéral (ce que continuent de préconiser les islamistes d’aujourd’hui), il fallait au contraire, selon eux, comprendre ces métaphores et se rapprocher ainsi de Dieu en mettant à profit le plus beau cadeau qu’Il nous ait fait : la raison. Quitte à ce que la raison démente quelques passages du Coran – en tout cas tels que les comprenaient les “littéralistes” fanatiques qui étaient alors au pouvoir.
Hélas, l’Histoire donne toujours raison aux plus forts, c’est-à-dire aux guerriers. Au soir de sa vie, Ibn Rochd, réduit à la misère, fut banni de l’empire et ses livres brûlés, sur ordre du sultan Al Mansour. Quant à Maïmonide, il finit sa vie en Egypte, après avoir dû fuir l’empire almohade qui, sous l’impulsion d’Ibn Tofaïl, pourchassait les juifs et les obligeait à se convertir de force. C’est ainsi que prit fin la parenthèse la plus enchantée de notre histoire : la seule période où l’Islam, dialoguant avec les autres monothéismes et capitalisant sur les connaissances scientifiques et philosophiques universelles, avait failli devancer l’Occident chrétien en éclairant l’humanité, avant lui, sur les vertus de la raison. Nous savons comment cela a tourné depuis, et le retard que nous accusons encore, à aujourd’hui, sur ceux qui ont fait ce choix. Pensez-y, la prochaine fois que vous traverserez l’avenue Abdelmoumen, ou que vous passerez devant les nombreux collèges Ibn Tofaïl…
* La Confrérie des Eveillés, par le grand intellectuel français Jacques Attali.
Ahmed R. Benchemsi