La nature vous a comblé, quels sont vos atouts?
Je suis un arbre, et comme tous les arbres, j'offre du bois. Un bois dur et résistant, fort apprécié comme matériau de charpente et outillage agricole. Je mets du temps à me consumer, mais ceux qui m'utilisent comme combustible risquent, à terme, de me porter préjudice. Du temps du protectorat, pour ceux qui ne le savent pas, je servais de charbon pour faire fonctionner les locomotives de l'occupant. Ce n'était certainement pas le meilleur usage, car trop convoité dans ce sens, je n'aurais jamais pu offrir toutes ces opportunités hautement plus rentables et plus productives. En fourrage, je suis le plat préféré des chèvres et des chameaux. Je ne suis pas un arbre à abattre, je suis trop précieux pour finir dans les cheminées.
Si l'homme m'exploitait intelligemment, je deviendrais pour lui, un grand pôle économique dont le Maroc serait fièrement leader mondial. Je suis le seul pays de la planète qui abrite à la fois des millions d'arbres de mon espèce. Je peux vous garantir et sans complaisance, que je suis une aubaine économique, écologique et culturelle. La grande Baraka du pays. Fidèle serviteur de l'homme et de l'environnement.
L'homme peut s'enrichir de mes multiples usages : extraire mon huile et la transformer dans tout le Royaume, en créant des unités de production, qui génèrent des emplois dans l'agriculture (production de plants, cultures biologiques associées, élevages intensifs de caprins), des industries de transformation (alimentaires, cosmétiques, médicales, et paramédicales…) et des services (emballage, distribution, publicité, tourisme culinaire…).
Pensez-vous que vos vertus sont assez exploitées au Maroc ?
Essayez-moi dans des vergers, faites participer vos chercheurs en biotechnologie. Cela dit, en passant, un laboratoire en biotechnologie est vivement recommandé. Il ouvrira des perspectives en agroforesterie et dans d'autres domaines, et fera du Maroc une plateforme scientifique confirmant son leadership en la matière. C'est vrai qu'aujourd'hui, je reste l'élément dynamiseur des coopératives féminines, mais imaginez-moi avec une plus grande efficacité productive, un management modernisé, une exploitation programmée, et des produits à haute valeur ajoutée in situ? Tout ce que je produis, est source d'activités génératrices de revenus ; les AGR comme il est dit et répété. Le tourteau dont je vous ai déjà parlé, cette sorte de pâte compacte, résidu de l'extraction d'huile, est un complément énergétique efficace dans l'engraissement du bétail.
Mon huile est comestible, elle a un goût de noisette et possède des propriétés diététiques très intéressantes, très riches en acides gras insaturés, dont une bonne proportion d'acide linoléique indispensable pour l'organisme humain. La pharmacopée traditionnelle a largement exploité mes vertus, surtout pour les maladies de la peau. Mais les chercheurs et les scientifiques des universités, au Nord comme au Sud, vont confirmer mes grandes propriétés biologiques et justifier ma présence dans la cosmétologie de luxe.
L'intérêt de l'arganier n'est plus à démontrer. Les cardiologues en pincent pour moi. Ils m'ont décerné, il n'y a pas longtemps,- grâce aux travaux des chercheurs de la faculté de sciences de Ben M'Sik, avec à la tête le professeur Derouich -, deux prix de cardiologie : un national et un autre international, pour mon impact positif sur le bon cholestérol et sur les triglycérides. Et pour terminer, je reste la seule huile végétale qui sait agir positivement sur les Triglycérides, au même titre que les huiles de poissons.
L'on dit de vous, que vous êtes menacé, qu'en est-il?
D'après les spécialistes, l'arganeraie marocaine régresse à raison de 600 hectares l'année. En l'espace de 50 ans, nous sommes passés de 100 arbres à l'hectare, à 30 arbres seulement. L'accroissement démographique, le développement du cheptel et des cultures intensives, notamment le maraîchage sous serres, dont les besoins en eau jurent avec la raréfaction de cette ressource, source de toute vie, sont autant de raisons qui expliquent le déboisement, la désertification accrue, et l'exode accentué des populations rurales vers les villes de la région....
Bidonvilles, puis béton villes font leur apparition et se multiplient. Nous sommes véritablement en danger et l'homme, dont le destin est lié au notre, souffre profondément de cette dégradation. Heureusement, qu'il y a de plus en plus, une prise de conscience à notre égard ; mais les tentatives restent timides. Espérons que l'initiative nationale de développement humain va déclencher une belle dynamique, faisant de l'arganier, de l'élevage caprins et autres produits d'accompagnement, un véritable pôle de compétences pour la région. Les universitaires commencent à nous porter dans leur estime. C'est grâce à eux que l'arganier connaît un regain d'intérêt.
Les entrepreneurs financent les études et les recherches scientifiques, puis appliquent avec assurance les résultats, créant de nouvelles gammes de produits plus rentables, à forte valeur ajoutée. Nous sommes prêts à reboiser et à remplacer s'il le faut, les forêts d'eucalyptus en mal de vivre, dont les besoins en eau, importants appellent avec le temps qui courent, à des restrictions. Le professeur Rachida Nouaim, un produit bien de chez nous, actuellement en poste à Dijon, a planté un arganier devant chez elle, à Settat. Il est grand, beau, chargé de fruits et de bourgeons. Je n'aurai jamais pensé qu'un tel miracle pouvait se réaliser.
En fait, il s'agit d'une technique qui permet aux arbres de mon espèce, de vivre en bonne santé, et de s'adapter presque partout, en montagne, en bord de mer ou ailleurs. Les plants qu'elle prépare avec professionnalisme et amour sont tous «mycorisés», donnant lieu à une nouvelle race d'arganiers plus forts, plus robustes, et plus productifs.
En partant de votre vécu riche en expériences, n'auriez-vous pas quelques recommandations pour nos décideurs ?
Je crois l'avoir dit plus haut ; sauvegarder l'arganeraie et stopper net le processus de régression, planter un maximum d'arbres et en rationaliser l'exploitation. Une stratégie nationale. Parmi les actions prioritaires :
• Plantation sur plantation d'arganiers, sans cesse renouvelée, en verger si possible.
• Changer la loi à notre égard. Le Dahir de 1925 qui accordait de larges droits de jouissance aux usagers, méritent d'être revu et corrigé, exprimant plus d'obligation d'entretien des arbres par leurs propriétaires.
• Des campagnes pédagogiques d'information ; de sensibilisation auprès des exploitants locaux, de l'opinion publique locale, nationale et internationale, sur nos spécificités, et sur l'importance et l'intérêt de la conservation de notre espèce : l'arganier patrimoine de l'humanité.
• Des manifestations à travers le Royaume, pour fêter la beauté et l'utilité de l'arbre.
• Des grandes foires nationales et internationales pour promouvoir les produits, et valoriser la diversité et la qualité.
• Des actions pédagogiques dans les manuels scolaires.
• Plus de recherche scientifique, avec un rapprochement université- entreprise, et un laboratoire en biotechnologie.
• Une chaire à l'université, avec des unités de valeurs spécialisées.
Vaste programme ! Il s'agit là d'un projet de société.
Je suis un compagnon fidèle de l'homme ; nous partageons l'espace depuis des millénaires. Une histoire à connaître et à transmettre aux générations futures et un devoir de mémoire. Demandez donc aux populations berbères, elles en ont des choses à raconter sur notre histoire commune. Pour ma part, je vous propose une note poétique pour terminer cet entretien. Jalal Eddine Rumi dit un jour, «Que la beauté que nous aimons soit celle que nous faisons».
Je pense que cette belle phrase s'applique à mon ami l'écureuil sauvage. Ma survie, je la dois à une race de la région. A chaque passage sous l'ombrage de mes branches secouées par le vent, il ramasse mes fruits tombés, les enfouit dans le ventre de la terre, puis en amnésique involontaire, les oublie. La nature fait le reste et donne naissance à d'autres arganiers, partout où vit cet animal. Sauvage dit-on ? J'ai le sentiment profond, qu'il est civilisé naturellement, la civilisation de la biodiversité et du respect des différences. Une leçon de vie pour l'humanité, la race dite supérieure.
* (sociologue consultante)
Propos recueillis par Fattouma Benabdenbi | LE MATIN