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Sur la base d'une étude américaine dont on ne connait ni l'échantillon, ni la région étudiée et encore moins la façon avec laquelle elle a été diligenté, le magazine très istiqlalien, autrement dit arabiste, le journal-hebdo en a fait ses choux gras. Ses journalistes, tous contents de cette trouvaille qui leur ai venue de l'Oncle Sam, se sont empressés d'aller voir Gusseous, un sociologue très engagé politiquement au sein d'un parti non moins arabiste, l'USFP. Ouf! Ils sont rassurés: le Maroc est toujours arabe!
Regardons ce que nous dit ce monsieur sur les Imazighen!!
Guessous : "Le Maroc ne sera jamais un Etat laïc"
Sociologue de renom, membre du Bureau politique de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed Guessous analyse la dialectique "islam-démocratie", en estimant que la crise de la société marocaine présente de multiples facettes. Pour lui, si le Maroc est condamné à s'engager dans le processus de modernisation, beaucoup de choses restent à faire.
Propos recueillis par :
Omar Brouksy
"Les Marocains se sont toujours définis comme étant Arabes, ou Musulmans".
"Avec le nouveau roi, on peut dire qu'il y a des hauts et des bas".
Le Journal Hebdomdaire : L'étude dont il est question semble démontrer que la religion islamique n'est pas une entrave à une aspiration démocratique au Maroc. Partagez-vous ces conclusions ?
M. Guessous : Je crois qu'il faudrait d'abord relever un certain nombre de constats relatifs à cette étude. Le premier grand problème est celui de l'utilisation de ce que j'appelle les super-concepts. Il y a bien des concepts, comme le Bien et le Mal. Dans le contexte occidental, le Bien et le Mal c'est la démocratie. Mais en fait, le Bien est très relatif et très limité au sein de la société. Il en va de même pour ce que les gens pensent de la démocratie, ou ce que les gens pensent de l'islam. Je crois qu'il aurait été beaucoup plus intéressant d'analyser les comportements, d'analyser les rapports, les mouvements, etc, que de ne mettre l'accent que sur les valeurs et les croyances qui sont en fait des néologismes. Par conséquent, pour ce qui est de l'islam comme pour ce qui est de la démocratie, ce sont des concepts qui sont devenus tellement prédominants, maintenant, qu'il est difficile pour les gens de dire le contraire. Donc, si on veut analyser les raisons du niveau de développement inégal que connaissent ces domaines-là, il suffit d'analyser les variations qu'il y a à l'intérieur d'un pays, et d'un pays à l'autre. Je pense qu'au minimum, il aurait fallu associer des études de cas. C'est donc cela mon premier problème. Parce que, finalement et pour simplifier, c'est comme si je vous disais : "qu'est-ce que vous pensez de l'islam ?" Ce n'est pas une question à laquelle vous pouvez répondre facilement. En outre, ce sont des concepts polysémiques, c'est-à-dire qu'ils comptent une multiplicité de significations. L'islam en Arabie Saoudite n'est pas le même qu'au Pakistan. Il n'est pas non plus le même qu'ici, ou en Afrique subsaharienne. Donc, lorsqu'on est face à des concepts polysémiques, les questions générales, ou simples posent problème : s'il n'y a pas des questions standardisées, qui en tirent la même signification pour tout le monde, les réponses ne peuvent pas être agrégées, ne peuvent pas être comparées les unes aux autres.
Cette même étude confirme également que la question palestinienne figure en tête des questions qui préoccupent les Marocains.
Cela a toujours fait partie de la culture politique des Marocains. Depuis la lutte pour la libération, à l'école primaire déjà, je me souviens de l'occupation sioniste de la Palestine ; cela faisait partie de ce qu'on nous inculquait à l'époque. Plus : la question palestinienne a toujours fait partie de la question nationale. Dans l'étude, c'est là quelque chose de vrai. Et ce qui est important, c'est que la question palestinienne n'a jamais été nécessairement liée à l'impact des médias, même dans le milieu rural, dans les petites villes, dans les zones amazighes, etc.
Les Marocains se définissent essentiellement comme musulmans et arabes. Comment expliquez-vous le fait qu'ils se définissent moins en tant qu'amazighs ?
Les Marocains se sont toujours définis comme étant arabes, ou musulmans. Il y a donc la notion d'arabité qui est beaucoup plus extensible, à tel point que jusqu'à tout récemment, la plupart des Marocains ne savaient pas qu'il y avait des Arabes qui n'étaient pas musulmans, des Arabes chrétiens par exemple. Il y a pratiquement confusion entre arabité et islamité, alors que sur le plan démographique, ce n'est plus nécessairement le cas. Les plus grands pays musulmans sont l'Indonésie et le Pakistan. L'Inde, aussi, est un pays qui compte près de 200 millions de Musulmans. Je crois, par ailleurs, que le fait que moins de Marocains se définissent comme amazighs a été plus liée à la colonisation d'un côté, mais aussi à l'évolution des rapports entre le centre et la périphérie. Je crois que l'Amazighité est quelque chose de nouveau, un phénomène beaucoup plus élitiste, que cette élite soit intellectuelle ou politique.
Revenons à cette dialectique islam-démocratie. Les Marocains aspirent à un gouvernement démocratique, représentatif, disons populaire. En même temps, ils sont profondément attachés à l'islam. Quelle évaluation faites-vous de ce constat ?
Je pense que ce n'est pas un hasard si je m'appelle Mohamed, ou si vous vous appelez Omar. L'islam est conçu comme un élément d'identité nationale. Il y a des valeurs de base auxquelles les Marocains s'identifient. La démocratie est un concept nouveau, un concept qui a été pendant longtemps utilisé contre les Marocains par la colonisation. Puis il y a eu des traditions profondes d'hostilité ou de méfiance à l'égard de l'Etat, à l'égard des structures politiques et des superstructures. Les Marocains se considèrent en même temps comme faisant partie, d'un côté, de plusieurs ensembles plus vastes (dont ce qu'on appelle "Dar Al Islam" par exemple) et, de l'autre, comme faisant partie d'entités plus limitées comme la tribu ou même le voisinage. Et Dar Al Islam, ou l'islamité, a une certaine priorité sur l'arabité, et l'arabité sur l'amazighité, etc.
L'attachement aux précepts de l'islamisme ne s'est-il pas traduit, électoralement, par la montée du PJD, notamment en septembre 2002 ?
Je pense que la question reste posée. Personnellement je me la pose. D'abord la montée du PJD est importante, mais il ne faut pas l'exagérer. Il ne faut pas oublier que c'est un parti qui n'a même pas obtenu 10 %. Disons que c'est un phénomène nouveau qui, en 10 ans, a pris de l'ampleur. Est-ce que cette ampleur signifie un attachement aux valeurs religieuses ou est-ce qu'il s'agit d'autre chose ? Moi, je pense que c'est plus un phénomène de protestation politique et sociale qu'un phénomène d'adhésion ou d'attachement à la religion. Je crois que ce qui importe, c'est le PJD comme phénomène de contestation, comme critique du régime politique et de la société en vigueur. De ce point de vue-là, je pense qu'il y a des similitudes considérables entre le PJD et l'USFP. Ils ont des bases sociales similaires dans les deux cas, ils ont des bases concentrées dans les couches moyennes, implantées surtout en milieu urbain. Mais je crois qu'il faut interpréter la montée du PJD plus comme un mouvement politique que social. Et je suis frappé par le mouvement étudiant islamiste. C'est essentiellement dans les facultés de médecine, de sciences, dans les écoles d'ingénieurs que vous trouvez le PJD et Al Adl Wal Ihsane. Et pas dans les facultés de lettres ou de droit.
Pourquoi, à votre avis ?
C'est un phénomène qu'on trouve aussi au Moyen-Orient. Je pense qu'il est dû en grande partie à la manière dont on enseigne les sciences. On enseigne les sciences comme si elles étaient des technologies. L'enseignement des technologies est un enseignement qui présente des vérités toutes faites, dont on ne donne même pas la démonstration : une loi physique ou un raisonnement mathématique par exemple. Et l'objectif de l'ingénieur est d'exploiter ces vérités, ces lois, pour en tirer des conséquences. Je crois que cette manière d'enseigner la science, qui ne démontre pas, est en train d'habituer les gens à l'idée qu'à chaque question il y a une réponse, et qu'il doit y avoir une réponse quasi-absolue. Ce qui fait que ceux qui ont une formation scientifique, chez nous, sont plus dogmatiques, moins tolérants d'un monde polysémique, d'un monde dans lequel il n'y a pas que le blanc ou le noir ; il y a le gris aussi …
Cette présence du religieux dans l'aspiration démocratique, et vice-versa, ne nous permet-elle pas de conclure au fait qu'il n'y aura jamais d'Etat laïc au Maroc ?
Oui, il ne sera jamais un Etat laïc, mais il sera un Etat dans lequel les mécanismes de sécularisation ont déjà pris de l'ampleur. Si vous regardez le Maroc, il y a une sorte de sécularisation et de laïcisation qui ne dit pas son nom. L'essentiel de la législation au Maroc n'est pas d'ordre ou d'essence religieux. Le droit commercial, les textes sur le commerce extérieur, l'industrie, l'agriculture, etc. tout cela obéit à des lois modernes. Il en va de même pour le domaine des impôts, celui de l'urbanisme, etc. Il ne peut y avoir de modernisation sans sécularisation. Car sécularisation veut dire essentiellement une autonomisation progressive des différents grands secteurs de la vie. De telle sorte par exemple que les sciences s'autonomisent et obéissent de plus en plus à leurs lois internes, des méthodes de démonstration, des grandes écoles de pensée, des Académies, des associations scientifiques, bref l'opinion publique scientifique. La philosophie et les sciences humaines se libèrent de plus en plus et créent leur propre langage. Et vous trouvez les mêmes logiques au niveau des rapports économiques, au niveau de l'administration, au niveau des rapports sociaux. Il y a une sorte de sécularisation qui est en train de se faire au Maroc. Elle est inéluctable, parce qu'il ne peut pas y avoir de modernisation ou de modernité sans sécularisation. La sécularisation signifie qu'il y a différenciation, qu'il y a une certaine division du travail, que chaque domaine commence de plus en plus à obéir à sa logique interne d'abord, et à la logique externe. Par exemple, la médecine aujourd'hui est une médecine moderne. Les grands obstacles à la médecine aujourd'hui sont plutôt d'ordre économique. Je pense que la sécularisation est un processus énorme, qui se construit depuis longtemps. Il y a eu, à travers les siècles, une sorte d'islamisation profonde. Et j'entends par islamisation l'emprise de la grande tradition islamique sur les petites traditions locales. Ce sont de grands processus de transformations de la société marocaine, un grand processus d'islamisation, d'arabisation, à travers 10 siècles. Les langues, les dialectes, etc. sont devenus des phénomènes locaux limités à certains domaines. Le dialecte amazigh n'est pas aujourd'hui un outil ou une clé pour la connaissance scientifique ou technologique. Lorsque vous discutez mécanique par exemple, ou médecine, vous êtes obligés d'utiliser des termes qui ne sont pas arabes. Donc, je crois que jusqu'à présent, on n'a jamais eu de grands débats sur la laïcité. Pour les Marocains, ce sont des choses qui vont encore de soi : nous sommes encore l'un des pays où le rite islamique est le plus observé.
Cette semaine, le ministre des Affaires islamiques a restructuré son département, mettant en place une direction des mosquées. Est-ce que cela ne signifie pas une certaine résurrection de ce qu'on appelle "l'islam populaire", ou "marocain" ?
Je crois, globalement, que la réorganisation de ce ministère s'imposait depuis bien longtemps. C'est le ministère le moins moderne des 40 autres départements. Mais il faut souligner que le contrôle des mosquées remonte déjà à plusieurs années. Depuis un certain temps, les mosquées sont devenues des endroits où d'autres types d'activités pouvaient se développer. Du reste, les réformes semblent beaucoup trop obnubilées par les raisons sécuritaires.
Les Marocains se disent attachés à la démocratisation. Pourtant, l'abstentionnisme lors des élections est toujours très fort. Comment expliquez-vous cela ?
Les élections ont été tellement manipulées que nous n'avons même pas de chiffres qui nous permettraient de procéder à une sorte de comparatif. Mais il est vrai qu'il y a une baisse relative du taux de participation dans les dernières élections. Cela est dû au fait que le pays est en période de transition, que les discours, les projets, les structures politiques qui sont offertes ne semblent pas recueillir l'adhésion des jeunes, ne les satisfont pas suffisamment. Je crois qu'une bonne partie du problème de l'abstention devrait être interprétée comme une conséquence de ce qui est arrivé aux classes moyennes. Je crois aussi que le phénomène islamiste, tout comme le phénomène électoral, est avant tout un phénomène de classes moyennes. Celles-ci ont connu une période d'essor considérable, surtout durant les premières années de l'indépendance. Il y a eu un phénomène et un processus d'urbanisation qui ont encouragé les classes moyennes. Le déplacement des campagnes vers les villes s'accompagne nécessairement d'une forte demande de modernisation. En outre, la mise en place d'un Etat moderne suppose une administration hypertrophiée, des services publics comme l'éducation nationale, la santé, etc. qui emploient beaucoup de personnes. Mais depuis la fin des années 70, il y a eu régression considérable dans le développement de la classe moyenne. La mise en place des Programmes d'ajustement structurel s'est accompagnée forcément d'un recul de l'Etat. Les classes moyennes deviennent alors les porteurs de la revendication démocratique, de modernité, de l'opposition et de l'essentiel de l'action politique. Cela se traduit aujourd'hui par la crise des diplômés chômeurs, de tous ces jeunes qui terminent leurs études mais qui ne trouvent pas de mécanismes d'insertion dans la vie active, n'arrivent pas à trouver d'emploi du tout, ou bien pas d'emploi compatible avec leurs aptitudes, etc. A cela s'ajoute le désengagement de l'Etat dans certains domaines : urbanisme, habitat, santé publique, couverture médicale, etc. Dans ce cas, les classes moyennes deviennent beaucoup plus réceptives au discours extrémiste.
Dans les années 70 et 80, les partis dits progressistes ou de gauche arrivaient à encadrer les classes moyennes. Pourquoi ne sont-ils plus capables de le faire maintenant ?
Vous savez, les personnes qui faisaient de l'opposition, et qui continuent dans une certaine mesure à le faire, avaient un minimum d'autonomie. Autonomie matérielle d'abord. Autonomie intellectuelle et culturelle ensuite. Or, ce qui est arrivé récemment, c'est qu'il y a eu une sorte de fragilisation d'une bonne partie des circuits dont dépendaient les classes moyennes. Surtout le circuit scolaire : l'université, le diplôme, l'ouverture sur la culture moderne. Aujourd'hui, près de 50 % du PNB du Maroc proviennent de sources extralégales (drogue, contrebande, corruption, imitation illégale, etc.)
Revenons à ce désenchantement à l'égard de la politique exprimé lors des consultations électorales. Est-ce qu'il ne peut pas s'expliquer par un sentiment de désillusion chez le citoyen marocain à l'égard du Pouvoir, voire de la monarchie ?
Par rapport à la monarchie, je crois qu'il y a un mouvement de va-et-vient. Je pense qu'avec le renouvellement de la monarchie, avec le nouveau roi, on peut dire qu'il y a des hauts et des bas. Mais il y a des hauts très significatifs. La réforme du Code de la famille est une révolution sociétale considérable, tant il est vrai qu'il y a eu une véritable jonction avec le mouvement féministe.
A Quel niveau se situe donc la désillusion ?
Elle se situe dans tout ce qui caractérise les pays en transition. Gramsci disait : "Une société en crise est une société dans laquelle le vieux se meurt, et le nouveau ne naît pas encore". Il y a certainement un phénomène de vieillissement des partis politiques, un épuisement de la culture politique aussi. Un phénomène transversal qui touche les dirigeants politiques, les militants, les syndicalistes. Il y a un mouvement qui est beaucoup plus général : la crise des classes moyennes.
L'entourage royal est pourtant composé de personnes relativement jeunes, disposant de l'essentiel du pouvoir mais qui n'arrivent pas à propulser une véritable dynamique de changement, ou même à atténuer la crise dont vous parlez. Pensez-vous que c'est exclusivement un problème de génération ?
Je n'ai jamais dit que ce n'est qu'un problème de génération. Je ne sais pas si l'essentiel du pouvoir, comme vous dites, est entre les mains de l'entourage royal. Il y a le rôle de la monarchie, son rôle dans la société. Il y a certainement une modernisation des institutions, notamment par le moyen, par exemple, du contrôle parlementaire à travers les commissions d'enquête, etc.
Pensez-vous qu'une réforme constitutionnelle est nécessaire ?
Je ne suis pas contre une telle réforme. Une institution comme la deuxième Chambre est inutile, un gaspillage.
Je veux parler d'une réforme qui toucherait le principe de séparation des pouvoirs... Oui. Mais il n'y a pas que ça. Il y a le problème de la classe moyenne, le problème de la transition générale, les discours, les attitudes, les habitudes. Le meilleur exemple est celui de la femme. Les femmes marocaines arrivaient déjà à s'intégrer dans beaucoup de domaines, mais la culture dominante, surtout juridique et religieuse, ne voulait pas le reconnaître.
Guessous : "Le Maroc ne sera jamais un Etat laïc"
Sociologue de renom, membre du Bureau politique de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed Guessous analyse la dialectique "islam-démocratie", en estimant que la crise de la société marocaine présente de multiples facettes. Pour lui, si le Maroc est condamné à s'engager dans le processus de modernisation, beaucoup de choses restent à faire.
Regardons ce que nous dit ce monsieur sur les Imazighen!!
Guessous : "Le Maroc ne sera jamais un Etat laïc"
Sociologue de renom, membre du Bureau politique de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed Guessous analyse la dialectique "islam-démocratie", en estimant que la crise de la société marocaine présente de multiples facettes. Pour lui, si le Maroc est condamné à s'engager dans le processus de modernisation, beaucoup de choses restent à faire.
Propos recueillis par :
Omar Brouksy
"Les Marocains se sont toujours définis comme étant Arabes, ou Musulmans".
"Avec le nouveau roi, on peut dire qu'il y a des hauts et des bas".
Le Journal Hebdomdaire : L'étude dont il est question semble démontrer que la religion islamique n'est pas une entrave à une aspiration démocratique au Maroc. Partagez-vous ces conclusions ?
M. Guessous : Je crois qu'il faudrait d'abord relever un certain nombre de constats relatifs à cette étude. Le premier grand problème est celui de l'utilisation de ce que j'appelle les super-concepts. Il y a bien des concepts, comme le Bien et le Mal. Dans le contexte occidental, le Bien et le Mal c'est la démocratie. Mais en fait, le Bien est très relatif et très limité au sein de la société. Il en va de même pour ce que les gens pensent de la démocratie, ou ce que les gens pensent de l'islam. Je crois qu'il aurait été beaucoup plus intéressant d'analyser les comportements, d'analyser les rapports, les mouvements, etc, que de ne mettre l'accent que sur les valeurs et les croyances qui sont en fait des néologismes. Par conséquent, pour ce qui est de l'islam comme pour ce qui est de la démocratie, ce sont des concepts qui sont devenus tellement prédominants, maintenant, qu'il est difficile pour les gens de dire le contraire. Donc, si on veut analyser les raisons du niveau de développement inégal que connaissent ces domaines-là, il suffit d'analyser les variations qu'il y a à l'intérieur d'un pays, et d'un pays à l'autre. Je pense qu'au minimum, il aurait fallu associer des études de cas. C'est donc cela mon premier problème. Parce que, finalement et pour simplifier, c'est comme si je vous disais : "qu'est-ce que vous pensez de l'islam ?" Ce n'est pas une question à laquelle vous pouvez répondre facilement. En outre, ce sont des concepts polysémiques, c'est-à-dire qu'ils comptent une multiplicité de significations. L'islam en Arabie Saoudite n'est pas le même qu'au Pakistan. Il n'est pas non plus le même qu'ici, ou en Afrique subsaharienne. Donc, lorsqu'on est face à des concepts polysémiques, les questions générales, ou simples posent problème : s'il n'y a pas des questions standardisées, qui en tirent la même signification pour tout le monde, les réponses ne peuvent pas être agrégées, ne peuvent pas être comparées les unes aux autres.
Cette même étude confirme également que la question palestinienne figure en tête des questions qui préoccupent les Marocains.
Cela a toujours fait partie de la culture politique des Marocains. Depuis la lutte pour la libération, à l'école primaire déjà, je me souviens de l'occupation sioniste de la Palestine ; cela faisait partie de ce qu'on nous inculquait à l'époque. Plus : la question palestinienne a toujours fait partie de la question nationale. Dans l'étude, c'est là quelque chose de vrai. Et ce qui est important, c'est que la question palestinienne n'a jamais été nécessairement liée à l'impact des médias, même dans le milieu rural, dans les petites villes, dans les zones amazighes, etc.
Les Marocains se définissent essentiellement comme musulmans et arabes. Comment expliquez-vous le fait qu'ils se définissent moins en tant qu'amazighs ?
Les Marocains se sont toujours définis comme étant arabes, ou musulmans. Il y a donc la notion d'arabité qui est beaucoup plus extensible, à tel point que jusqu'à tout récemment, la plupart des Marocains ne savaient pas qu'il y avait des Arabes qui n'étaient pas musulmans, des Arabes chrétiens par exemple. Il y a pratiquement confusion entre arabité et islamité, alors que sur le plan démographique, ce n'est plus nécessairement le cas. Les plus grands pays musulmans sont l'Indonésie et le Pakistan. L'Inde, aussi, est un pays qui compte près de 200 millions de Musulmans. Je crois, par ailleurs, que le fait que moins de Marocains se définissent comme amazighs a été plus liée à la colonisation d'un côté, mais aussi à l'évolution des rapports entre le centre et la périphérie. Je crois que l'Amazighité est quelque chose de nouveau, un phénomène beaucoup plus élitiste, que cette élite soit intellectuelle ou politique.
Revenons à cette dialectique islam-démocratie. Les Marocains aspirent à un gouvernement démocratique, représentatif, disons populaire. En même temps, ils sont profondément attachés à l'islam. Quelle évaluation faites-vous de ce constat ?
Je pense que ce n'est pas un hasard si je m'appelle Mohamed, ou si vous vous appelez Omar. L'islam est conçu comme un élément d'identité nationale. Il y a des valeurs de base auxquelles les Marocains s'identifient. La démocratie est un concept nouveau, un concept qui a été pendant longtemps utilisé contre les Marocains par la colonisation. Puis il y a eu des traditions profondes d'hostilité ou de méfiance à l'égard de l'Etat, à l'égard des structures politiques et des superstructures. Les Marocains se considèrent en même temps comme faisant partie, d'un côté, de plusieurs ensembles plus vastes (dont ce qu'on appelle "Dar Al Islam" par exemple) et, de l'autre, comme faisant partie d'entités plus limitées comme la tribu ou même le voisinage. Et Dar Al Islam, ou l'islamité, a une certaine priorité sur l'arabité, et l'arabité sur l'amazighité, etc.
L'attachement aux précepts de l'islamisme ne s'est-il pas traduit, électoralement, par la montée du PJD, notamment en septembre 2002 ?
Je pense que la question reste posée. Personnellement je me la pose. D'abord la montée du PJD est importante, mais il ne faut pas l'exagérer. Il ne faut pas oublier que c'est un parti qui n'a même pas obtenu 10 %. Disons que c'est un phénomène nouveau qui, en 10 ans, a pris de l'ampleur. Est-ce que cette ampleur signifie un attachement aux valeurs religieuses ou est-ce qu'il s'agit d'autre chose ? Moi, je pense que c'est plus un phénomène de protestation politique et sociale qu'un phénomène d'adhésion ou d'attachement à la religion. Je crois que ce qui importe, c'est le PJD comme phénomène de contestation, comme critique du régime politique et de la société en vigueur. De ce point de vue-là, je pense qu'il y a des similitudes considérables entre le PJD et l'USFP. Ils ont des bases sociales similaires dans les deux cas, ils ont des bases concentrées dans les couches moyennes, implantées surtout en milieu urbain. Mais je crois qu'il faut interpréter la montée du PJD plus comme un mouvement politique que social. Et je suis frappé par le mouvement étudiant islamiste. C'est essentiellement dans les facultés de médecine, de sciences, dans les écoles d'ingénieurs que vous trouvez le PJD et Al Adl Wal Ihsane. Et pas dans les facultés de lettres ou de droit.
Pourquoi, à votre avis ?
C'est un phénomène qu'on trouve aussi au Moyen-Orient. Je pense qu'il est dû en grande partie à la manière dont on enseigne les sciences. On enseigne les sciences comme si elles étaient des technologies. L'enseignement des technologies est un enseignement qui présente des vérités toutes faites, dont on ne donne même pas la démonstration : une loi physique ou un raisonnement mathématique par exemple. Et l'objectif de l'ingénieur est d'exploiter ces vérités, ces lois, pour en tirer des conséquences. Je crois que cette manière d'enseigner la science, qui ne démontre pas, est en train d'habituer les gens à l'idée qu'à chaque question il y a une réponse, et qu'il doit y avoir une réponse quasi-absolue. Ce qui fait que ceux qui ont une formation scientifique, chez nous, sont plus dogmatiques, moins tolérants d'un monde polysémique, d'un monde dans lequel il n'y a pas que le blanc ou le noir ; il y a le gris aussi …
Cette présence du religieux dans l'aspiration démocratique, et vice-versa, ne nous permet-elle pas de conclure au fait qu'il n'y aura jamais d'Etat laïc au Maroc ?
Oui, il ne sera jamais un Etat laïc, mais il sera un Etat dans lequel les mécanismes de sécularisation ont déjà pris de l'ampleur. Si vous regardez le Maroc, il y a une sorte de sécularisation et de laïcisation qui ne dit pas son nom. L'essentiel de la législation au Maroc n'est pas d'ordre ou d'essence religieux. Le droit commercial, les textes sur le commerce extérieur, l'industrie, l'agriculture, etc. tout cela obéit à des lois modernes. Il en va de même pour le domaine des impôts, celui de l'urbanisme, etc. Il ne peut y avoir de modernisation sans sécularisation. Car sécularisation veut dire essentiellement une autonomisation progressive des différents grands secteurs de la vie. De telle sorte par exemple que les sciences s'autonomisent et obéissent de plus en plus à leurs lois internes, des méthodes de démonstration, des grandes écoles de pensée, des Académies, des associations scientifiques, bref l'opinion publique scientifique. La philosophie et les sciences humaines se libèrent de plus en plus et créent leur propre langage. Et vous trouvez les mêmes logiques au niveau des rapports économiques, au niveau de l'administration, au niveau des rapports sociaux. Il y a une sorte de sécularisation qui est en train de se faire au Maroc. Elle est inéluctable, parce qu'il ne peut pas y avoir de modernisation ou de modernité sans sécularisation. La sécularisation signifie qu'il y a différenciation, qu'il y a une certaine division du travail, que chaque domaine commence de plus en plus à obéir à sa logique interne d'abord, et à la logique externe. Par exemple, la médecine aujourd'hui est une médecine moderne. Les grands obstacles à la médecine aujourd'hui sont plutôt d'ordre économique. Je pense que la sécularisation est un processus énorme, qui se construit depuis longtemps. Il y a eu, à travers les siècles, une sorte d'islamisation profonde. Et j'entends par islamisation l'emprise de la grande tradition islamique sur les petites traditions locales. Ce sont de grands processus de transformations de la société marocaine, un grand processus d'islamisation, d'arabisation, à travers 10 siècles. Les langues, les dialectes, etc. sont devenus des phénomènes locaux limités à certains domaines. Le dialecte amazigh n'est pas aujourd'hui un outil ou une clé pour la connaissance scientifique ou technologique. Lorsque vous discutez mécanique par exemple, ou médecine, vous êtes obligés d'utiliser des termes qui ne sont pas arabes. Donc, je crois que jusqu'à présent, on n'a jamais eu de grands débats sur la laïcité. Pour les Marocains, ce sont des choses qui vont encore de soi : nous sommes encore l'un des pays où le rite islamique est le plus observé.
Cette semaine, le ministre des Affaires islamiques a restructuré son département, mettant en place une direction des mosquées. Est-ce que cela ne signifie pas une certaine résurrection de ce qu'on appelle "l'islam populaire", ou "marocain" ?
Je crois, globalement, que la réorganisation de ce ministère s'imposait depuis bien longtemps. C'est le ministère le moins moderne des 40 autres départements. Mais il faut souligner que le contrôle des mosquées remonte déjà à plusieurs années. Depuis un certain temps, les mosquées sont devenues des endroits où d'autres types d'activités pouvaient se développer. Du reste, les réformes semblent beaucoup trop obnubilées par les raisons sécuritaires.
Les Marocains se disent attachés à la démocratisation. Pourtant, l'abstentionnisme lors des élections est toujours très fort. Comment expliquez-vous cela ?
Les élections ont été tellement manipulées que nous n'avons même pas de chiffres qui nous permettraient de procéder à une sorte de comparatif. Mais il est vrai qu'il y a une baisse relative du taux de participation dans les dernières élections. Cela est dû au fait que le pays est en période de transition, que les discours, les projets, les structures politiques qui sont offertes ne semblent pas recueillir l'adhésion des jeunes, ne les satisfont pas suffisamment. Je crois qu'une bonne partie du problème de l'abstention devrait être interprétée comme une conséquence de ce qui est arrivé aux classes moyennes. Je crois aussi que le phénomène islamiste, tout comme le phénomène électoral, est avant tout un phénomène de classes moyennes. Celles-ci ont connu une période d'essor considérable, surtout durant les premières années de l'indépendance. Il y a eu un phénomène et un processus d'urbanisation qui ont encouragé les classes moyennes. Le déplacement des campagnes vers les villes s'accompagne nécessairement d'une forte demande de modernisation. En outre, la mise en place d'un Etat moderne suppose une administration hypertrophiée, des services publics comme l'éducation nationale, la santé, etc. qui emploient beaucoup de personnes. Mais depuis la fin des années 70, il y a eu régression considérable dans le développement de la classe moyenne. La mise en place des Programmes d'ajustement structurel s'est accompagnée forcément d'un recul de l'Etat. Les classes moyennes deviennent alors les porteurs de la revendication démocratique, de modernité, de l'opposition et de l'essentiel de l'action politique. Cela se traduit aujourd'hui par la crise des diplômés chômeurs, de tous ces jeunes qui terminent leurs études mais qui ne trouvent pas de mécanismes d'insertion dans la vie active, n'arrivent pas à trouver d'emploi du tout, ou bien pas d'emploi compatible avec leurs aptitudes, etc. A cela s'ajoute le désengagement de l'Etat dans certains domaines : urbanisme, habitat, santé publique, couverture médicale, etc. Dans ce cas, les classes moyennes deviennent beaucoup plus réceptives au discours extrémiste.
Dans les années 70 et 80, les partis dits progressistes ou de gauche arrivaient à encadrer les classes moyennes. Pourquoi ne sont-ils plus capables de le faire maintenant ?
Vous savez, les personnes qui faisaient de l'opposition, et qui continuent dans une certaine mesure à le faire, avaient un minimum d'autonomie. Autonomie matérielle d'abord. Autonomie intellectuelle et culturelle ensuite. Or, ce qui est arrivé récemment, c'est qu'il y a eu une sorte de fragilisation d'une bonne partie des circuits dont dépendaient les classes moyennes. Surtout le circuit scolaire : l'université, le diplôme, l'ouverture sur la culture moderne. Aujourd'hui, près de 50 % du PNB du Maroc proviennent de sources extralégales (drogue, contrebande, corruption, imitation illégale, etc.)
Revenons à ce désenchantement à l'égard de la politique exprimé lors des consultations électorales. Est-ce qu'il ne peut pas s'expliquer par un sentiment de désillusion chez le citoyen marocain à l'égard du Pouvoir, voire de la monarchie ?
Par rapport à la monarchie, je crois qu'il y a un mouvement de va-et-vient. Je pense qu'avec le renouvellement de la monarchie, avec le nouveau roi, on peut dire qu'il y a des hauts et des bas. Mais il y a des hauts très significatifs. La réforme du Code de la famille est une révolution sociétale considérable, tant il est vrai qu'il y a eu une véritable jonction avec le mouvement féministe.
A Quel niveau se situe donc la désillusion ?
Elle se situe dans tout ce qui caractérise les pays en transition. Gramsci disait : "Une société en crise est une société dans laquelle le vieux se meurt, et le nouveau ne naît pas encore". Il y a certainement un phénomène de vieillissement des partis politiques, un épuisement de la culture politique aussi. Un phénomène transversal qui touche les dirigeants politiques, les militants, les syndicalistes. Il y a un mouvement qui est beaucoup plus général : la crise des classes moyennes.
L'entourage royal est pourtant composé de personnes relativement jeunes, disposant de l'essentiel du pouvoir mais qui n'arrivent pas à propulser une véritable dynamique de changement, ou même à atténuer la crise dont vous parlez. Pensez-vous que c'est exclusivement un problème de génération ?
Je n'ai jamais dit que ce n'est qu'un problème de génération. Je ne sais pas si l'essentiel du pouvoir, comme vous dites, est entre les mains de l'entourage royal. Il y a le rôle de la monarchie, son rôle dans la société. Il y a certainement une modernisation des institutions, notamment par le moyen, par exemple, du contrôle parlementaire à travers les commissions d'enquête, etc.
Pensez-vous qu'une réforme constitutionnelle est nécessaire ?
Je ne suis pas contre une telle réforme. Une institution comme la deuxième Chambre est inutile, un gaspillage.
Je veux parler d'une réforme qui toucherait le principe de séparation des pouvoirs... Oui. Mais il n'y a pas que ça. Il y a le problème de la classe moyenne, le problème de la transition générale, les discours, les attitudes, les habitudes. Le meilleur exemple est celui de la femme. Les femmes marocaines arrivaient déjà à s'intégrer dans beaucoup de domaines, mais la culture dominante, surtout juridique et religieuse, ne voulait pas le reconnaître.
Guessous : "Le Maroc ne sera jamais un Etat laïc"
Sociologue de renom, membre du Bureau politique de l'Union socialiste des forces populaires (USFP), Mohamed Guessous analyse la dialectique "islam-démocratie", en estimant que la crise de la société marocaine présente de multiples facettes. Pour lui, si le Maroc est condamné à s'engager dans le processus de modernisation, beaucoup de choses restent à faire.