Document de 1948

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LES OULÉMAS ALGÉRIENS
ET LA QUESTION BERBÈRE:
UN DOCUMENT DE 1948

Auteur: Mohamed Tilmatine
Sources: Awal, cahiers d’études berbères,
Volume 15, 1997. Pages 77-90.

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PRÉSENTATION GÉNÉRALE

L'évolution socioculturelle en Algérie, notamment depuis les années 80, a favorisé l'émergence de deux mouvements revendicatifs très importants. Bénéficiant d'un large ancrage populaire, la mouvance isla-miste et le mouvement culturel berbère, nés tous deux dans la clandesti-nité, sont considérés aujourd'hui comme des éléments incontournables du champ sociopolitique et culture! algérien. Notons que dans les deux cas, le facteur linguistique constitue - certes à des degrés divers - un puissant vecteur revendicatif : l'arabe comme langue dominante et sacrée (car choisie par Dieu pour révéler le Coran aux hommes) et l'amazigh, langue ancienne, dominée, autour de laquelle va se cristalliser la revendication linguistique et identitaire et l' appartenance à un monde culturel plus large ancré historiquement dans toute l' Afrique du Nord. Le statut des langues dans les anciennes colonies françaises ne va pas sans problèmes. Les jeunes Etats du Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc) ont jugé nécessaire de faire table rase de leur passé historique en éliminant purement et simple-ment la composante berbère que ce soit au niveau de I'histoire ou au niveau de la réalité puisque des groupes fort nombreux pratiquent encore cette langue dans leur quotidien (1). S' il existe une comparaison entre la revendication «islamiste» et «berbériste», elle n'est que dans les appa-rences (dans leur manière de contester le pouvoir) puisque les moyens entrepris sont diamétralement opposés. Le fossé qui oppose les islamistes et les berbéristes est très grand, surtout au plan idéologique. Les premiers se fondent sur la religion, perçue et vécue comme un tout, en revendiquant le mythe des origines de I'islam comme fondement d'un renouveau social et comme moyen de gouvernement; les autres prônent au contraire la séparation du religieux et du politique (la laïcité) et le pluralisme poli-tique (sous-entendu pluralisme linguistique). La revendication linguistique montre l' attachement à une histoire spécifiquement algérienne mais avec une franche ouverture sur le monde «moderne ».

Tout en centrant la revendication sur l'application de l'islam dans la vie publique et privée, il va de soi que «pour les islamistes» la langue participe d'une politique dont les origines remontent loin dans le passé. Comme pour les partisans du Baath, le choix de la langue est évident puisque le monolithisme culturel ne serait que la conséquence immédiate d'un monolithisme politique largement admis par cette mouvance. C'est la raison pour laquelle les partisans du mouvement culturel berbère – et d'une façon générale la population - ne peuvent pas se reconnaître dans une histoire qui se fait et se refait sans eux (sans les reconnaître dans leur spécificité culturelle) et pis encore qui les utilisent dans leurs stratégies politiques. Ce sont tous ces éléments qu'il faut rassembler pour comprendre la spécificité culturelle kabyle surtout lorsqu'elle s'exprime par une action politique, comme le scrutin. C' est pourquoi la Kabylie - qui compte parmi les régions rurales d' Algérie - ne se reconnaît pas dans un mouvement pourtant «populaire» comme le FIS.

Depuis 1989, en particulier, on a vu cette région s'affirmer dans sa spécifié, en votant pour les candidats du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et du Front des forces socialistes (FFS), qui sont certes issus du terroir, mais surtout qui se situent aux antipodes des idées islamistes en revendiquant l'amazighité et en défendant un projet de société démocratique. Malgré les tentatives de manipulations diverses que subit le mouvement culturel, la fracture qui maintient aujourd'hui la Kabylie en dehors du giron islamiste est bien réelle (2). L'analyse des conditions d'émergence du mouvement islamiste à lui seul ne suffit donc pas pour expliquer la détermination d'une population à faire tel choix plutôt que tel autre.

L'islamisme sous sa forme actuelle ne peut être pleinement saisi que si on remonte dans l'histoire de I' Algérie et de l' Afrique du Nord et dans leurs relations avec le monde « arabe ». Le mouvement islamiste d'aujour-d'hui a des affinités avec le mouvement ouléma et ses promoteurs orien-taux. Le document de 1948 de Bachir AI-Ibrahimi (3) à propos du statut de la langue mérite d'être connu ainsi que le contexte dans lequel il a été conçu.

Certaines idées anti-berbéristes actuelles s'inscrivent en droite ligne - et il faut le souligner - dans la continuité historique d'un conflit, né déjà dans les années 30, entre un groupe de jeunes nationalistes kabyles et la direction du PPA-MTLD (4). L'épreuve de force culminera avec la crise dite «berbériste» (5) de 1949, dont l'étincelle aura été le vote majo-ritaire de la Fédération de France du mouvement national contre le sens, jugé trop «arabe et islamique », donné à l'orientation générale du parti. A cela, les jeunes nationalistes kabyles opposeront l' égalité des langues et des cultures berbère et arabe et se prononceront en faveur d'une «Algérie algérienne». La direction du parti dénoncera alors" le «complot» fomenté par des «berbéro-matérialistes », dénomination qui se réfère à l'orientation laïque ou distante à l'égard de la religion de cette aile radicale du mouvement national, partisane d'une insurrection immé-diate. Cet épisode, conjugué au fait que le Parti communiste algérien bénéficiait d'une certaine audience chez les Kabyles contribuera à ren-forcer l' anathème et déclenchera une persécution violente contre tous les éléments berbéristes ou supposés tels. Les Oulémas qualifieront ces reven-dications berbères de «doctrine réactionnaire de division impérialiste» et soutiendront une campagne sans mesure contre «tout ce qui de près ou de loin, touche au domaine berbère». Leur organe d'information Al- Basair y jouera un rôle propagandiste de première importance (6). Bachir AI-Ibrahimi, auteur du texte que nous publions et que nous avons traduit de l'arabe, est un des membres importants du mouvement ouléma.

Il va de soi que l'action culturelle et politique des Oulémas s'inscrit dans un contexte politique international bien déterminé. Nous assistons depuis la fin du XIX" siècle à une renaissance d'un mouvement d'abord panislamiste, puis panarabiste sous la houlette de personnalités successives comme Djamal Ed-Din AI-Afghani (1839-1897), Mohammad Abduh (1849-1905), Rachid Rida (1865-1935) ou Chakib Arslan (1869-1946). Ce dernier est décrit comme «un champion de l'unité arabe, infatigable pro-pagandiste et artisan de la cohésion entre les différents courants nationa-listes (7)». Son intervention dans les affaires nord-africaines prendra de l' ampleur à partir des années 30 avec la création à Genève de la revue «La Nation arabe». Ainsi, c' est au nom de l'islam qu'il orchestre une viru-lente campagne dans le monde musulman pour protester contre la pro-mulgation du dahir berbère de 1930 (8). Son influence sur les militants maghrébins est d'une importance telle, qu'il aurait - selon Bessis qui cite les archives du Quai d' Orsay (9) - transmis directement ses directives à l' Association des étudiants musulmans nord-africains en France (A.E.M.N.A.F.).

L'utilisation de l' Afrique du Nord comme champ d'extension géopo-litique de la «nation arabe» se traduit dès lors par une imbrication de plus en plus importante des rapports entre les dirigeants du mouvement national nord-africain et les idéologues du panarabisme oriental. «L'union des Arabes de l' Orient avec ceux du nord de l' Afrique ne saurait être que linguistique, religieuse et culturelle» dira en substance le cheikh Abdul-hamid Ibn Badis, président fondateur de l' Association des oulémas en Algérie (10). Par ailleurs, c'est dans la capitale égyptienne, Le Caire, que se déroulera une première concertation des partis nord-africains réunis par le président de la Ligue arabe, Azzam Pacha, qui débouchera sur la création en janvier 1948 d'un Comité de libération du Maghreb arabe et sur la publication d'un manifeste qui proclamera que «le Maghreb arabe fait indissolublement partie des pays arabes». Cette proclamation sera juste-ment suivie de la campagne antikabyle susmentionnée.

De nos jours encore, des membres du mouvement des oulémas conti-nuent de revendiquer ouvertement le fait que « l' Association des oulémas enseigna au peuple algérien qu'il était un peuple arabe, musulman et algé-rien» et d'affirmer qu'lbn Badis a pu voir se réaliser «les objectifs de sa mission en faisant renaître le peuple algérien de ses véritables origines (11)». Afin de comprendre les raisons pour lesquelles Bachir Al-Ibrahimi déclare que la langue arabe ne doit pas accepter de « rivale» (ou de coépouse) au moment ou la question identitaire est posée en Algérie, il est peut-être utile d'éclairer le lecteur sur sa personnalité et sur son iti-néraire.

L'AUTEUR DU DOCUMENT: BACHIR AL-LBRAHIMI

Écrivain et «réformiste musulman» algérien, Mohammed AI-Bachir Al-Ibrahimi (1889-1965) a commencé très jeune à s'intéresser à la culture et à la littérature musulmane et arabe. Il est considéré avec Ibn Badis et Tayyib AI-Oqbî comme 1'un des grands défenseurs de la culture arabe classique et surtout comme l'un des architectes du réformisme musulman en Algérie (12).

En 1912,. il entreprend un long voyage en Orient qui le mène au Hedjaz. En chemin, il séjourne trois mois dans la capitale égyptienne, Le Caire, ou il suit les cours du réformiste panarabiste Mohammed Rachid Rida (1865-1935). AI-Ibrahimi rencontre à Médine un autre nom illustre du réformisme algérien : Ibn Badis avec lequel il commence à forger des projets en vue de réformer et de faire «revivre l'islam» en Algérie. . Il complète, parallèlement à ses activités, ses études du tafsir et des hadith et se lance dans l'étude du «Ilm an-nasab» (généalogies).

Il passe deux ans en tant que professeur à la Madrasa Sultaniyya de Damas avant de retourner en Algérie. Il commence dès son retour à tra-vailler avec Ibn Badis. Ensemble ils définissent et jettent les bases d'une culture nationale arabe en Algérie. L' Association des oulémas algériens est créée en 1931 comme instrument et vecteur essentiels de leurs projets.

Parmi les objectifs principaux de l' Association figurent la construc-tion d'un système d'enseignement de l'arabe ainsi que le lancement d'une presse arabe indépendante. C' est dans ces circonstances que seront créés les organes des Oulémas, Ach-chihab et Al-Basair.

Après la mort d'Ibn Badis en 1940, le cheikh AI-Ibrahimi prend la relève au sein de l' Association et devient l'étoile montante des Oulémas algériens. Ibn Badis et les Oulémas algériens avaient, dans un premier temps et en association avec les communistes et certains «libéraux», soutenu et revendiqué le projet assimilationniste de Blum-Viollette de 1936 qui accordait la nationalité française aux seules élites algériennes (13). Ce n'est qu'après la fin de la Deuxième Guerre mondiale et surtout après les évé-nements sanglants de mai 1945 que l' Association s'engagera dans la voie nationaliste (14). Elle cherchera alors des soutiens financiers en Orient parmi les pays arabes qui invitent, dans ce cadre, son .président pour des entretiens en 1952.

Pendant son séjour en Orient, AI-Ibrahimi intervient en tant que défenseur d'une nation islamique et arabe et prend part à la vie intellec-tuelle et religieuse des pays dans lesquels il séjourne dont l'Égypte, la Syrie, l'Irak, l'actuelle Arabie Saoudite, le Koweït ou le Pakistan et se construit bientôt une renommée en tant que penseur islamique de premier plan. En 1961, cette réputation lui vaudra d'être admis comme membre actif de l' Académie de langue arabe du Caire.

L' oouvre du cheikh AI-Ibrahimi se compose surtout des textes édito-riaux publiés dans la revue des Oulémas Al-Basair, qui seront rassemblés plus tard sous le titre Uyûn al-Basair en 1963 au Caire. L' auteur a éga-lement publié des contributions diverses portant sur des questions reli-gieuses ou linguistiques.

AI-Ibrahimi aura passé sa vie à appliquer un principe essentiel ré-sumé par le fameux triptyque des Oulémas : «L'islam est notre religion, l'arabe est notre langue et l'Algérie notre patrie.» Tout ce qui pouvait toucher à ce principe était considéré comme une «déviation» (iniraj) d'une fidélité, censée être absolument indéfectible, envers l'islam.

Le cheikh Al-Ibrahimi séjournera plusieurs années en Orient et ne retournera dans son pays qu'après l'indépendance de l' Algérie en 1962. Son point de vue, basé sur le principe de la charia comme forme d'organisation politique ne fera toutefois pas l'unanimité parmi les barons du mouvement nationaliste algérien. Cette disgrâce l'aurait amené à faire sa fameuse déclaration du 16 avril 1964, dans laquelle il blâmait le pou-voir de l' époque de s' éloigner des principes islamiques (15).

Les attaques et sermons contre «la décadence occidentale» se pour-suivront cependant, parfois de manière beaucoup plus virulente de la part d'autres oulémas - comme le cheikh Sahnouni ou le cheikh Soltani. Ce dernier, qui avait déjà, dans un de ses prônes du vendredi (le 1 novembre 1965), attaqué le défilé «des filles en petite tenue», se fera notamment connaître par une diatribe particulièrement violente contre le «socialisme» algérien (16).

Ce discours, on le retrouvera vingt ans plus tard dans un des premiers tracts islamistes qui, avec les mêmes mots d'ordre, les mêmes formules, revendiquera un «sincère retour à l'islam», fustigera la «dési-gnation de femmes [...] dans les corps de la magistrature et de la police» et exigera «d'instaurer la justice parmi les gens grâce à l'application de la charia ». Ce tract sera signé par deux anciens compagnons de route du cheikh Al-Ibrahimi - les deux oulémas Ahmed Sahnouni et Abdellatif Soltani - ainsi qu'un certain... Abassi Madani (17).

La frange la plus importante de la mouvance islamiste se réclamera donc comme l'héritière spirituelle des Oulémas et comptera le cheikh Al--Ibrahimi parmi les précurseurs du mouvement (18).

LA MISSION DES OULEMAS ALGERIENS

Pour le cheikh, la mission de l' Association des oulémas algériens consistait à insuffler chez les Algériens «l'esprit d'arabité» et il s'enor-gueillissait du fait que son association ait pu «mettre en évidence l'ori-gine clairement arabe de l' Algérien». La défense de la langue arabe était considérée comme l'objectif numéro un du cheikh Al-Ibrahimi:

«La langue arabe est la langue officielle de l'islam et elle a de ce point de vue deux droits indiscutables sur la nation algérienne [...]. Un droit du fait que l'arabe est la langue de la religion d'une nation et que cette nation est musulmane; et un droit qui résulte du fait que l'arabe est la langue d'une nation est que cette nation est de race arabe. La sauvegarde de la langue arabe est donc une question de conservation de la race et de la religion en même temps […] (19).»

De manière plus générale, l' objectif d' Al-Ibrahimi était, selon El- Hachemi, d'édifier la «nation» à travers «l'enseignement et la sauve-garde de l'arabité et de l'islamité de l' Algérie ainsi que sur la base des constituantes fondamentales de sa pensée arabo-musulmane» (20).
Quant au berbère, l' Association des oulémas aurait, selon le cheikh, prouvé au colonialisme que «le sang berbère, mélangé au sang arabe est devenu lui-même arabe». Partant, il n' est point étonnant que pour cette figure de 1'islam algérien «l'identité algérienne» soit définie comme «une sorte de mélange de l' arabité et de l'islamité» (ad-daittiya al- Jazairiya ibara an al- uruba wa al-islám mumtazijina (21).

Ali Merad, spécialiste du réformisme musulman en Algérie (cf. note 12) classe, quant à lui, l'action des Oulémas selon trois objectifs essentiels:

1. La séparation de la religion islamique et de l'État,
2. L'indépendance du système juridique islamique,
3. Et surtout la reconnaissance officielle de l' arabe et l' exigence de son enseignement sous la responsabilité de l' Association.

Ces revendications rappellent étrangement celles qu'exprime aujour-d'hui le mouvement amazigh en Algérie. C'est en effet cette même sépa-ration du religieux et de l'État que réclament le mouvement berbère en Kabylie et, dans son sillage, certains partis proches qui prônent ouverte-ment la laïcité.

Le deuxième objectif dans cette classification reflète bien entendu un rapport de forces, à l'époque en défaveur des réformistes musulmans qui se cantonnaient alors dans les bien modestes revendications assimilation-nistes. Il est patent que la contradiction est frappante lorsque l' on sait que l'islam est revendiqué partout ailleurs comme din wa-dawla, c'est-à-dire comme religion et comme forme d'État. C'est d'ailleurs ce qu'exige éga-lement Al-Ibrahimi lui-même dans le texte que nous présentons.

Enfin, ironie du sort, si les réformistes musulmans exigeaient à l'époque la reconnaissance officielle de l'arabe, c'est cette même recon-naissance que le mouvement berbère veut arracher pour la langue ama-zighe qu'il voudrait, lui aussi, voir introduite dans le système d'enseigne-ment algérien. Il est par ailleurs intéressant de voir aujourd'hui leurs héritiers spirituels, partisans de I'arabo-islamisme, exiger - dans les cas ou ils finissent par reconnaître le berbère - un droit de regard et de déci-sion sur cette langue sous prétexte que l'amazigh serait «le bien de tout le monde », quand leurs aînés exigeaient de prendre en charge eux-mêmes l'enseignement de ce qu'ils considéraient comme leur propre langue.

Que conclure, sinon que ce texte, publié en 1948 par I' hebdomadaire du réformisme musulman algérien, tout en illustrant la dérive intellectuelle des Oulémas dans leur anti-kabylisme outrancier ne perd en rien de son actualité. L'émergence d'un mouvement berbère forte ment. implanté en Kabylie et rayonnant dans d' autres régions a bien entendu fondamentale-ment modifié certaines données et est devenu un élément incontournable sur I'échiquier politique du pays. Cette force politique potentielle constitue désormais un enjeu politique de taille qui suscite toutes les convoitises.

Par ailleurs, face à la popularité des revendications berbères, les isla-mistes se sont certes alignés sur les autres partis, qui aujourd'hui deman-dent la réhabilitation de l'amazighité, mais ils s' empressent d' assortir cette «concession» d'une condition, en 1'0ccurrence que cette réhabilita-tion se fasse «dans le cadre du message mahométan [sic] et de la dimen-sion civilisationnelle islamique (22) ». En d' autres termes, les islamistes – et les tenants de l'arabo-islamisme - «admettent» aujourd'hui une réhabi-litation du berbère, mais à condition d'en définir eux-mêmes les termes. Ce «réflexe », quasiment instinctif, rappelle indubitablement l'attitude adoptée vis-à-vis de la question du choix graphique pour la notation du berbère : les Berbères «peuvent» désormais écrire leur langue, mais il faudrait le faire en arabe afin de ne pas couper «le cordon ombilical» avec le monde arabo-islamique (23).

Fidèle à ses convictions, le cheikh justifie dans ce texte - pour ne relever que quelques éléments épars - les rapports de domination entre l'arabe et le berbère par l'histoire et par une suprématie quasi «biolo-gique» de I' arabe sur le berbère, mais qui se serait imposée, de manière très pacifique, « voire démocratique ». La soumission du berbère à l'arabe ne serait qu'un juste rétablissement des faits dans leur «ordre naturel ».

L'auteur s'insurge contre toute tentative d'utilisation de la langue kabyle dans les milieux officiels ou à la radio qu'il dénonce comme «manœuvres coloniales en vue de diviser le peuple ». Son rejet de la langue kabyle est tel, que le seul fait d'entendre cette langue à la radio algérienne lui «écorche» les oreilles. D' ailleurs, conc1ut ce penseur musulman, à quoi bon demander l'utilisation du kabyle alors que les locuteurs de cette langue parlent tous le français. Pour l'auteur, la vérité dans toute cette affaire serait en fait très simple et il n'y aurait selon lui même pas matière à discussion puisque la nation algérienne serait arabe et les Kabyles des musulmans arabes qui lisent et écrivent en arabe et de ce fait «ne veulent d' alternative ni à leur religion, ni à leur langue ».

Al-Bachir Al-Ibrahimi n'est malheureusement ni le premier, ni le der-nier à avoir exprimé autant de mépris envers la langue berbère. Que l'islam et de surcroît des «oulémas » puissent produire de tels textes aux '" relents souvent xénophobes et racistes demeure aux yeux de la majorité des Algériens un fait dont un «bon musulman» ne peut être capable.
.
Pourtant, «si on remplace "langue arabe" par "langue française" et "islam" par "christianisme", suggère A. Yefsah qui cite un passage impor-tant de ce texte, on ne pourrait pas croire qu'un tel texte ait été rédigé par le successeur de Ben Badis à la tête des Oulémas mais par un théo-ricien du colonialisme (24)».

Mais - pour ne parler que des conséquences pédagogiques -, cela étonne-t-il lorsque l'on sait que de l'islam, les élèves algériens ne connaissent que le mythique «âge d' or», décrit dans tous les livres et manuels de l'historiographie musulmane de manière «fleurie, fort sugges-tive, abondante en images idylliques et en actes exemplaires (25)»?

Cette haine du berbère étonne-t-elle lorsque des travaux sur l'ensei-gnement de l'histoire en Algérie démontrent que ce pays ne représente que 8 % de l'ensemble du programme enseigné pendant les trois dernières années d'un lycée et que le référent arabo-islamique - cadre identitaire global en Algérie - est centré sur le Moyen-Orient qui s'adjuge à lui seul une part de 75 % des programmes (26)!

Comment s' étonner que les disciples oulémas algériens reproduisent le discours de maîtres orientaux (27), lorsque ceux-ci, à l'instar du fameux Chekib Arslan - qui selon Ali Merad reflétait le mieux les craintes des oulémas - exigeaient une «réislamisation» des zones berbérophones, en particulier la Kabylie et les Aurès, «perdues» en raison de l' «igno-rance» de leur population (28)?

Ce document nous rappelle enfin que la gestion politique des évé-nements actuels correspond à une vision idéologique bien ancrée dans l'histoire du pays. Il s'agit donc là moins d'une résurgence du passé que de tentatives de maintenir une «tradition» bien établie.

Malgré une fragile cohésion interne, le mouvement berbère n'en a pas moins prouvé qu'il disposait d'une force de mobilisation impression-nante. C'est dans cette optique qu'il faudrait interpréter les diverses offensives de charme à son endroit : composer d' abord afin de pouvoir récupérer et puis canaliser une force potentielle qui pourrait s' avérer d'importance capitale dans l' actuel processus de recomposition politique en Algérie.

LE DOCUMENT

«La langue arabe en Algérie
Une femme libre, qui n' admet pas de rivale»

La langue arabe n'est ni étrangère, ni une nouvelle venue sur le ter-ritoire algérien ; elle y est chez elle, parmi ses protecteurs et ses partisans. Elle s' enracine profondément dans le passé, ses liens sont indéfectibles avec le présent et porteront loin dans l'avenir. Ses racines nous font re monter loin dans l'histoire, car elle a pénétré cette patrie avec l'islam à travers la langue des conquérants. Elle partira avec leur départ et y demeurera tant qu'ils y resteront.

La langue arabe est ancrée dans ce pays depuis que l'islam s'est définitivement installé dans cette Afrique du Nord et y a creusé ses fon-dations. Ilen est ainsi, elle ne bougera pas et ne disparaîtra pas. Tant que l'islam y sera, elle y demeurera, inébranlable. Depuis, elle a commencé à s' infiltrer dans les esprits, à s' articuler entre les langues et les glottes et à s'adapter aux lèvres et aux bouches. Sa beauté et sa douceur en seront d' autant plus grandes que le Coran se lit en arabe et que les prières commencent et se terminent avec cette langue. A peine une génération ou deux ont suffi pour élargir son aire d'influence. Elle est devenue la langue des sentiments et des sens; elle dépassa le champ religieux pour atteindre celui du profane et devenir en même temps langue de religion que religion elle-même. Ensuite est venu le temps de la plume et de l' écriture. C' est en elle que furent fixées les sciences de l' islam, sa lit-térature, sa philosophie et sa spiritualité et les Berbères ont appris à travers elle ce qu'ils ne savaient point. La sagesse grecque lui parvint avec sa clarté ; elle la transmettra à travers le temps. Elle a innové et pro-duit. De cela une lueur parvint aux Berbères, que la langue des Romains ne pouvaient éteindre (29). Elle rivalisa avec le berbère sur son propre ter-rain, eut le dessus et triompha. Elle imposa son charme à l' âme berbère et la transforma en une âme arabe. Tout ceci dans le libre choix sans aucune ombre de violence, avec conviction, sans répression. Avec démo-cratie, sans trace de colonialisme. Aura menti et exagéré, quiconque qua-lifiera la conquête musulmane de «;colonialisme ». Ce fut, bien au contraire, la libération d'un malheur imposé, une grâce d'une longue souf-france et une justice rendue aux Berbères vivant sous la détestable oppression romaine.

Qui dit que les Berbères ont adopté l'islam volontaire ment se doit d' ajouter qu'ils ont accepté l' arabe spontanément, car ce sont deux choses véritablement et réellement interdépendantes. On ne saurait distinguer les deux aspects et toute tentative dans ce sens équivaudrait à vouloir séparer l' inséparable.

Quiconque témoigne que la langue berbère est toujours vivante dans certaines régions, témoignera à l' arabe le bon voisinage. Il témoignera à l'islam l'équité et la bonté. Car si l'islam était une religion coercitive et s'était imposé par la force, il aurait effacé le berbère en l'espace d'un siècle tout au plus.

Le Berbère a donc adopté l'islam volontairement et sans violence, de même, il a adopté sa langue d'expression, l'arabe, de manière spontanée, sans obligation. Quoi de plus vil que de ne pas le reconnaître, et si la langue berbère a délaissé sa position parmi ceux qui la parlent, au profit de l' arabe, c' est bien parce que celle-ci constitue la langue de la science et un instrument d'utilité. Tout ce que prétendra l'histoire, au-delà de ces faits, sera vain. L' Arabe, libérateur de cette patrie a apporté l'islam et avec lui, la justice, il a introduit la langue arabe et avec elle, la science'. C' est la jus-tice qui a soumis les Berbères aux Arabes, mais c' est la soumission fra-ternelle et non celle de la force, c' est une soumission de respect et non de violence criminelle. C' est la science qui a fait dépendre le berbère de l' arabe, mais c' est une dépendance du factice de l' authentique et non celle de l' obéissance de l' esclave à son maître.

Grâces à la spiritualité de l'islam et à la beauté de la langue arabe, l'islam est devenu en très peu de temps une caractéristique de la nation, irréversible et ineffaçable et la langue arabe une femme libre, sans concu-bine, dans cette nation (30).

Quelle est cette voix discordante qui nous écorche les oreilles de temps à autre et qui ne se manifeste que lors des accès de folie colo-niale?

Quelle est cette voix hideuse qui s'est élevée il y a quelques années à la Radio algérienne en diffusant des chansons et des informations en langue kabyle, qui s'est ensuite fait entendre il y a quelques semaines de la salIe de I' Assemblée algérienne en exigeant un interprète pour le kabyle comme il y en a pour l' arabe?

Est-ce pour demander justice à la langue kabyle, par respect de ses locuteurs, par la reconnaissance de son droit à la vie et de son authen-ticité au sein de la nation ?

Que non. Il s'agit d'un mensonge politique sur une frange de cette nation, d'une tromperie coloniale sur le dos d'une autre frange, d'une abominable manœuvre de division et d'une profonde moquerie sur le dos des deux parties.

Ces deux voix et tout ce qui s' est passé dans le même sens sont le chant du colonialisme qui tente de faire sortir les caravanes du droit chemin pour les conduire vers des déserts toujours plus sombres. Que l' on prenne garde de ne point se laisser charmer.

Ces deux airs proviennent du même instrument, mal réglé, et au son discordant. lIs ont un seul sens, celui de réduire au silence une autre voix qui parle et dit la vérité : que ce pays es! arabe et qu'il faut que sa langue arabe soit officielle. Ces deux airs détestables sont une tentative de réaction à cette voix mélodieuse, ils sont dirigés contre elle et veulent lui nuire. Que l' on sache que cette nation est un conglomérat de groupes ethniques et d'idiomes, dont aucun ne prédomine. De ce fait, aucune de ces langues ne mérite d' être officielle.

Il n'existe pas de Kabyle habitant les villes qui ne connaisse le français. Il n'existe parmi les Kabyles ruraux - largement majoritaires -que très peu qui ne parlent que le kabyle. Mais cette grande majorité ne possède pas un seul appareil radiophonique, car elle est privée de lumière électrique, tout comme elle est privée de la lumière de la science. Et tout cela par la grâce du colonialisme. Que signifie donc cette supercherie à propos des Kabyles et de leur langue ?

II n'existe aucun membre de l' Assemblée algérienne qui ne maîtrise le français, pourquoi dès lors proposer des interprètes pour le kabyle?

Mais nous, nous en avons saisi le sens. La vérité est que la nation est arabe et que les Kabyles sont des musulmans arabes, leur Livre, le Coran, c'est en arabe qu'ils le lisent et ils écrivent en arabe et ne veu-lent d'alternative ni à leur religion, ni à leur langue. Mais les tyrans ne savent pas.



1. Depuis les années 80, on assiste à une prolifération de textes (poésie, romans, discours politiques, écrits scientifiques) produits dans cette langue.

2. Une analyse très fine de I' évolution du mouvement culturel berbère et des partis poli-tiques qui s'associent à ce dernier pour revendiquer la langue (RCD, FFS) mériterait des déve-loppements qu'il n'est pas possible d'aborder ici.

3. Al-Ibrahimi n'a été ni le premier ni le seul au sein de l'association à s'exprimer sur la question. Ibn Badis s' était déjà exprimé sur le sujet dix ans auparavant (1938- 1939), dans, la revue des Qulémas As-Sihäb. Le texte de AI-Ibrahimi reprend donc les idées de son illustre prédéces-seur mais en adoptant une attitude plus radicale.

4. Parti du peuple algérien - Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques.

5. Cf. à ce sujet par exemple M. Harbi, «Nationalisme algérien et identité berbère»,
Peuples méditerranéens, Il, 1980, pp. 31-37; Amar Ouerdane, «"La crise berbériste" de 1949, un conflit à plusieurs faces», Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 44, Berbères, une identité en construction, 1987 : pp. 35-47.

6. Harbi, op. cit., 1980, pp. 32-33.

7. J. Bessis, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes au Maghreb », Revue histo-rique, 259 (2), 1978, pp. 467-489. Voir pour plus de détails la notice nécrologique que lui consacre Evariste Lévi-Provençal dans les Cahiers de ['Orient contemporain, 9-10, 1947-1948.

8. Cf. G. Lafuente, « Dossier marocain sur le Dahir Berbère de 1930» Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 38 (2), 1984, pp. 83-116.

9. Archives du Quai d'Orsay, Afrique, Affaires générales, dossier panislamisme, cité par
Bessis, op. cit., p. 480.

10. «Les nationalismes nord-africains et le panarabisme », La Nation arabe, mai-août 1938,
cité par Bessis, op. cit., p. 488.

11. EI-Watan du 16 avril 1992, p. 5, dans un article intitulé: «Ibn Badis, le pédagogue»
[sic I].

12. Les données bio-bibliographiques suivantes ont pour principales sources la notice de Ali Merad publiée dans l'Encyclopédie de l'islam : «(Al-)Ibrahimi, Muhammad al-Bashir », ainsi que la présentation qui est faite de ce penseur musulman dans un ouvrage sur l'histoire de l'islmisme algérien de Oussedik Fawzi ben EI-Hachemi, Mahatat fi rih al haraka al islamiya bil Jazair (1962-1988), Alger, Dar al-intifada li n-nashr wa-t-tawzi, 1992. Voir également l'ouvrage de Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d'histoire religieuse et sociale, Paris / La Haye, Mouton, 1967.

13. M. Harbi, L'Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 93.

14. B. Stora, Histoire de I'Algérie coloniale 1830-1954, Paris, La Découverte, 1991, p. 75.

15. Al-bayan at-tarihi, publié dans I'ouvrage d'EI-Hachemi, op. cit., p. 33.

16. Le Mazdakisme est à i'origine du socialisme publié en 1974 au Maroc. Voir extraits et présentation par Mohammed Harbi, «L'islamisme aujourd'hui », Sou'al, 5, 1985, pp. 135-139.

17. Cf. le texte complet dans Harbi, op. cit., 1985.

18. Cf. par exemple Oussedik Fawzi ben EI-Hachemi, op. cit., surtout pp. 9-21.

19. Ibid., pp. 15-16.

20. Ibid., p. 14.

21. Ibid., p. 18.

22. Lettre de Abassi à Zeroual, publiée dans le quotidien algérien Le Matin du 12 juillet
1995.

23. «Mes questions écrites sur le tamazight. Réponse à des frères imazighen », par S. Himmich dans le Journal marocain Al-Bayane du 29 avril 1995.

24. A. Yefsah, La question du pouvoir en Algérie, Alger, ENAP, 1990, pp. 403-404 et note 145.

25. A. Rouadjia, «Le mythe de l'age d'or islamique», Peuples méditerranéens, 56-57,
Mythes et récits d'origine, 1992, pp. 267-282.

26. H. Remaoun, «Sur l'enseignement de l'histoire en Algérie ou de la crise identitaire à
travers (et par) I'école », Naqd, 5, avril-août 1993, pp. 57-64.

27. Ibn Badis, AI-lbrahimi ou Tayyib AI-Oqbi ont tous étudié et reçu leurs titres d'ensei-gnement (gaza) en Orient, cf. c.-H. Ageron, «Le mouvement des oulémas réformistes», in His-toire de I'Algérie contemporaine, vol. 2, De l'insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, Paris, Presses universitaires de France [1954], 1979, p. 323.

28. A. Merad, op. cit., p. 355.

29. L'auteur ne s'embarrasse pas de considérations historiques puisqu'il fait là preuve d'un bel anachronisme: les Romains étant arrivés bien avant les Arabes, il leur est difficile d' «effacer l'arabe », langue qui ne fut introduite en Afrique du Nord que trois siècles plus tard!


[ Edité par Tafart le 16/8/2005 6:21 ]
 
L'arabisme est vraiment le digne héritier du nazisme :-x , ce qui est encore plus puant c'est qu'ils passent par la religion pour faire passer leur message de haine :-o :-x
 
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