ENTREVUE AVEC UN EXPERT UNICODE:CAS DU TIFINAGH

agerzam

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Le tifinagh est une écriture plus que millénaire employée sur un vaste territoire, le dossier de cette écriture traînait à l’ISO depuis près de 6 ans. Il m’a semblé que l’adoption du tifinagh pour l’enseignement du berbère dans les écoles était le catalyseur idéal pour débloquer la situation et permettre d’inclure ainsi une des dernières grandes écritures.


Andries, pourriez-vous présenter rapidement votre parcours ?

Je suis diplômé en informatique de l’Université libre de Bruxelles. Après plusieurs emplois dans le monde bancaire et des télécommunications, j’ai eu la chance il y a près de 10 ans de diriger un projet qui consistait à permettre l’utilisation de toutes les langues sur l’Internet.

C’est à partir de ce moment que je me suis impliqué dans l’internationalisation des logiciels et, bien sûr, dans la codification des caractères grâce à l’ISO 10646 et son pendant industriel : Unicode.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à tifinagh ?

Bien que le tifinagh soit une écriture plus que millénaire employée sur un vaste territoire, le dossier de cette écriture traînait à l’ISO depuis près de 6 ans. Il m’a semblé que l’adoption du tifinagh par le Maroc pour l’enseignement du berbère dans ses écoles était le catalyseur idéal pour débloquer la situation et permettre d’inclure ainsi une des dernières grandes écritures, tant par sa longue histoire que par le nombre de scripteurs potentiels, qui manquait encore à Unicode. Le besoin créé par cette décision marocaine et le long travail effectué par l’IRCAM sur le tifinagh nous a grandement aidé auprès des instances internationales de normalisation.

L’entrée du tifinagh dans la norme ISO est un motif de fierté pour les berbères, pour eux cela équivaut à une reconnaissance internationale, mais d’une manière plus prosaïque qu’apportera le tifinagh normalisé ISO ?

En quelques mots : la possibilité de l’utiliser dans toute une gamme d’outils modernes allant de Microsoft Word à Google. L’inclusion du Tifinagh dans Unicode permettra d’échanger des documents tifinaghs entre n’importe quels logiciels et plateformes conformes à Unicode. Pour prendre un exemple concret, s’il était bien possible auparavant de créer son site en tifinagh, chaque site utilisait habituellement son propre codage et nécessitait l’emploi de polices particulières à ces sites. Ce foisonnement de codages privés empêchait Google d’indexer de manière cohérente toutes ces pages en tifinagh, Google n’aurait donc pas pu opérer une recherche sur l’ensemble de ces pages. Avec l’adoption et la diffusion du codage Unicode pour les tifinaghs, on pourra bientôt imaginer une recherche Google en tifinagh.

En outre, même si auparavant, il était possible de développer des polices tifinaghes, elles ne fonctionnaient que pour un codage privé du tifinagh ce qui en limitait singulièrement l’utilité. En standardisant les caractères tifinaghs et leur attribuant un numéro de code normalisé, Unicode permettra la création de polices compatibles et utilisables par tous. L’effort de développement de ces polices en devient d’autant plus rentable et on devrait voir de nouvelles polices tifinaghs de qualité apparaître, polices qui n’auraient peut-être jamais vu le jour car “ le marché ” avant la normalisation du codage était trop petit.

Il en va de même pour toute une gamme d’outils qui, profitant de la standardisation des tifinaghs, pourront être envisagés à moindre coût.

Au sujet des standards internationaux, on a un peu l’impression de se perdre dans un dédale de sigles : le vieux code ASCII, la norme ANSI, le W3C, l’ISO, l’UNICODE ...

En effet, ces sigles peuvent être déroutants. ASCII est désormais de peu d’intérêt pour les non anglophones qui ne s’intéressent pas à l’histoire des jeux de caractères. Pour ce qui est de l’ANSI, il s’agit de l’organisme de normalisation américain qui représente les États-Unis à l’ISO, l’équivalent de l’AFNOR française ou du SNIMA marocain. Pour faire bref, disons que l’ISO est l’Organisation de normalisation internationale à laquelle participe des pays, Unicode est un consortium industriel qui regroupe des sociétés et des organismes universitaires, nationaux ou internationaux. Un groupe de travail de l’ISO et le comité technique d’Unicode, où l’on retrouve souvent les mêmes personnes avec des casquettes différentes, élaborent de concert depuis plus de quinze ans un jeu de caractères universel commun. Ce jeu de caractères est connu sous le nom d’ISO 10646 ou d’Unicode. Quant au W3C, il se préoccupe de la définition des standards Internet. Ces standards sont souvent les protocoles de haut niveau auquel Unicode délègue certaines décisions de formatage ou de mise en forme.

Même chez les Touaregs il existe différentes variantes des tifinaghs, et il y a aussi le néo-tifinagh de l’Académie Berbère, le tifinagh de l’INALCO, le tifinagh de l’IRCAM, et j’en oublie sans doute. Comment avez vous fait pour concilier toutes ces différences ?

Nous avons interrogé des scripteurs des grandes variantes (IRCAM, INALCO, et Touareg) et nous leur avons demandé si, pour eux et pour chacune des nombreuses lettres que nous avions retenues, ils considéraient que deux lettres étaient simplement des variantes de formes ou des lettres différentes. C’est le cas par exemple des lettres touarègues à points qui furent considérées comme équivalentes aux formes ayant le même nombre de lignes. C’est pourquoi on ne rencontre pas dans le codage à la fois les formes à points et les formes à lignes correspondantes. Les unes sont des variantes de style des autres, on pourra en pratique changer de police pour passer d’une forme à l’autre. Par contre, il nous est arrivé de coder plusieurs signes d’une même valeur phonétique. Il faut toutefois bien se souvenir qu’Unicode ne code pas des sons (le “ h ” français ou les points de suspension ne se prononcent pas et le “ c ” a de nombreuses prononciations certaines identiques à “ k ”... ) mais des lettres qu’on considère au sien d’une tradition comme distinctes. Or, dans le cas du kabyle, il existe par exemple pour le YADJ un caractère ressemblant à un sablier.



Nous avons considéré qu’il fallait le coder, même si l’IRCAM l’ignorait et recommandait l’utilisation de deux signes à sa place (le YAD et le YAJ).





Nous avons aussi codé le YADJ, semblable à un I, retenu par Salem Chaker et utilisé par des Touaregs, car ces derniers n’utilisent pas la forme sablier et ne la considèrent donc généralement pas comme équivalente à leur YADJ (I).

Pour la graphie latine adopté en Kabylie, à votre avis, manque-t-il quelque chose ?

Rien au niveau du codage, je pense. Sauf erreur, on peut écrire le berbère en transcription latine avec Unicode dès aujourd’hui. Il se peut qu’il manque des outils de base (un pilote de clavier adapté), des polices de caractères appropriées et correctement codées.

C’est toutefois de moins en moins un problème alors que de nombreux systèmes comme Windows ou Linux viennent avec des polices qui comprennent les caractères nécessaires à ces transcriptions latines et la facilité avec laquelle on peut désormais développer un pilote de clavier.

Vous revenez d’un séminaire à Rabat sur le Tifinagh et Unicode ... pourriez vous nous raconter ...

Le professeur Zenkouar de l’IRCAM a réussi à réunir une belle brochette d’experts à la fois Marocains et internationaux (France, Grande-Bretagne et Québec). Il s’agissait d’une véritable première en Afrique. De très nombreux sujets ont été abordés : Unicode, le passage d’Unicode au monde des polices, le fonctionnement des polices OpenType, la proposition d’ajout des tifinaghs à l’ISO, le balisage de l’arabe en HTML et XHTML, les poinçons de caractères de l’Imprimerie nationale de Paris (qui comprennent incidemment une collection de caractères tifinaghs), l’histoire de la typographie au Maroc, la production de différentes polices tifinaghs marocaines, etc. Le séminaire s’est clôturé par deux tables rondes : l’une portant sur le développement d’une police tifinagh cursive et l’autre sur les futurs axes de développement informatiques pour prendre en charge correctement les tifinaghs et par là le berbère. Personnellement, je pense qu’il faudra considérer la normalisation d’un clavier tifinagh officiel marocain pour le voir mis en œuvre par les fabricants de système d’exploitation et d’une norme précisant le tri correct des tifinaghs, norme qui s’inspirerait de la norme de tri de l’ISO correspondante (l’ISO/CEI 14651). À la lumière des excellents travaux artistiques de typographes professionnels présentés, il m’est également apparu qu’il manquait cruellement une famille de polices tifinaghs de haute qualité qui couvrirait tous les caractères retenus par l’ISO ainsi que les signes de ponctuation et les chiffres habituels retenus par l’IRCAM, famille qui pourrait être déclinée sous différentes formes : calligraphique, signalétique, typographique, de titrage, monumentale ou éditoriale.

Paris est la plus grande ville berbère du monde, à quand un séminaire sur les tifinaghs et Unicode à Paris ?

Cela serait une excellente idée qui pourrait intéresser un public nombreux en France car un tel séminaire pourrait comprendre des exposés ou tutoriels sur l’utilisation d’Unicode pour écrire d’autres langues africaines ou même asiatiques. Enfin, Unicode servant de jeu de caractères de base à tous les systèmes d’exploitation modernes et aux normes de l’Internet (XML, XHTML, XSL, etc.) je pense que de nombreux francophones unilingues pourraient également tirer profit d’un tel séminaire ou de tels ateliers
 
je suis peut-être un débile ou une personne excessivement optimiste, mais ce genre d'article sonne comme un message d'espoir... l'air de rien : en fait, ce qui manque, et que le tifinagh apporte, dans le débat sur l'amazighité, c'est l'internationalisation.

et c'est ironique de voir que le tifinagh, que beaucoup critique, est justement le sujet qui nous permet d'avoir une visibilité dans des débats internationaux ! c'est marrant... on ne sait plus quelles sont nos forces et nos faibleses : nombreux ont dit que l'adoption du tifinagh étaient un grand pas... en arrière ! peut-être, je ne sais pas, je ne suis pas le meilleur juge pour définir ce qui est mieux pour provouvoir la culture amazighe, mais une chose est sûr aujourd'hui, c'est bien grâce au tifinagh qu'on parle un peu de nous.
 
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et que le tifinagh apporte, dans le débat sur l'amazighité, c'est l'internationalisation.

...manque plus que...la marocanisation...et ça c'est pas gagné ! :-az
 
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