Génération Amazigh
(HH / Telquel)
Ils sont jeunes. Ils sont Amazighs. Et ils osent enfin le dire haut et fort. En redécouvrant leur langue, ils content les légendes qui les ont bercés, évoquent les artistes qui les touchent et redynamisent leur héritage. Voyage au cœur d’une culture, constituante essentielle de l’identité marocaine, et pourtant mal connue.
Agadir, début juillet, le blitzkrieg estival a exacerbé le côté germanique de la capitale du Souss. Les Allemands circulent en short fluo et débardeur sans aucun complexe ni goût
vestimentaire. Dans le taxi en direction de la place Amal où se tient le concert d’ouverture du festival Timitar, deuxième du nom, le chauffeur écoute du raï. L'amazighité de la ville ne saute pas aux yeux (ni aux oreilles) de prime abord. Mais cette première impression est trompeuse. Le taxi dépasse un panneau Méditel sur lequel, au milieu de l’arabe et du français, une écriture faite de symboles accroche l’attention : c’est du tifinagh. Quand la pub affiche les signes extérieurs d’amazighité, c’est un fait saillant révélateur. La culture amazighe, confinée bien souvent dans le milieu familial où ont grandi les jeunes Gadiris citadins, est enfin visible, après avoir été ignorée, voire réprimée, par les autorités pendant des années. Au loin, brille sur la montagne d’Agadir, "Allah, Al watan, al malik", la place Amal est noire de monde, Ismaël Lô entonne "Africa" tandis que des drapeaux frappés du signe tifinagh- le Azed symbole de l’amazighité- ne tardent pas à apparaître dans le public, exhibés par de jeunes Amazighs fiers de leur racines et de plus en plus revendicatifs. Dans le parterre des officiels, Aziz Akhannouch, président de la région Souss-Massa-Draâ, président du groupe Akwa et fer de lance du festival Timitar. C’est lui l’homme fort de l’amazighité économique. à une centaine de mètres de la scène, le stand de l’Association Marocaine de Recherches et d’échanges Culturels (AMREC), la matrice dont sont sortis depuis 1967, date de sa création, la plupart des grands militants amazighs dont Mohamed Chafik, ancien recteur de l’Ircam. Ayoub, un jeune de 20 ans, assis dans le stand de l’AMREC, vend des livres d’histoire en amazigh, des contes et des manuels scolaires et quelques exemplaires "d’Agadir O’flla", revue gadirie consacrée à la culture amazighe. Ayoub représente la relève du militantisme amazigh. Il est engagé dans la cause amazighe et frôle même l’africanisme : "Le pays ne se limite pas à l’Afrique du Nord, il s’étend de la frontière égyptienne aux confins du Niger et du Tchad". élevé par ses parents, dans la fierté de sa culture, il s’en revendique depuis l’adolescence au travers de la langue, essence première de son identité culturelle. "Mes parents ne parlaient qu’amazigh à la maison. C’est ma première langue avant l’entrée à l’école. Je m’y accroche", explique ce dernier. Il écrit et met en scène des pièces de théâtre en amazigh à destination des jeunes au sein de la troupe Taminout. C’est un moyen pour lui de leur enseigner leur langue maternelle, souvent oubliée ou mal maîtrisée une fois sortie du cocon familial, quand ces jeunes sont confrontés à l’omniprésence de l’arabe à l’école, dans la rue et à la télé. Ahmed a vécu ce que le linguiste Abdellah Bounfour a appelé, dans son ouvrage, "le nœud de la langue". Ahmed est le cas typique du clash culturel scolaire vécu par les jeunes Amazighs. Ce dernier a grandi dans un village près d'Aït Melloul, élevé par des parents qui ne parlaient pas l’arabe. Son amazighité, il l’a découverte par défaut en entrant en primaire :"Je ne comprenais pas pourquoi l’instituteur appelait la vache bagra alors que j’ai toujours entendu mes parents dire tafounest pour la désigner". Sur les marches jouxtant la place Amal, Fayrouz, 16 ans, est assise avec un groupe d’amis. Elle représente le cas extrême de cette "acculturation" par l’arabe que regrettent beaucoup de jeunes rencontrés. Fayrouz est amazighe, porte un prénom on ne peut plus arabe, arbore des bracelets de métalleuse et ne parle pas un mot d’amazigh : "Mes parents ne me parlaient qu’arabe à la maison. En outre, nous n’écoutions que de la musique orientale". Fayrouz reproche à demi mots à ses géniteurs de ne pas lui avoir transmis une partie de leur héritage linguistique. Youssef, un ami de Fayrouz, est dans le même cas. Ce dernier, désirant parler la langue de ses parents, s’est inscrit à Aït Melloul à des cours d'amazigh. Son désir d’apprendre a fait long feu devant une langue qu’il a jugée trop complexe à maîtriser. Face à ces extrêmes que sont Ayoub, Fayrouz et Youssef, il existe un ventre mou : des jeunes Amazighs qui ont appris à jongler avec deux langues depuis l’enfance à l’image de Mohamed, 20 ans, étudiant en anglais à la faculté d’Agadir. Accoudé à une grille de sécurité avec deux amis, à l’écart de la scène, indifférent à Ismaël Lô. Il est venu assister avec deux amis au concert d’Oudaden, groupe phare de la scène gadirie, spécialisé dans les chansons d’amours amazighes. Mohamed, élevé également dans un foyer ne parlant que l’amazigh, a vécu au quotidien ce décalage entre l’intérieur, son foyer, et l’extérieur, la rue arabophone : "La culture de nos parents, on ne la retrouvait nulle part, sortis de la maison" raconte t-il. Ce grand écart pratiqué au quotidien a été la source d’un complexe vis-à-vis de sa culture parentale : "Nous parlions amazigh avec mes amis de notre sortie du derb jusqu’à notre arrivé sur la côte. Une fois là-bas, nous nous mettions à parler arabe pour ne pas nous distinguer des autres". Aujourd’hui, son complexe linguistique est presque dépassé, il hésite de moins en moins à parler l’amazigh quel que soit l’endroit où il se trouve.
Parfum d’enfance Amazigh
Rachid, attend patiemment la prestation de Rouicha. Il se remémore un conte que lui racontait sa grand-mère : "Les deux héroïnes étaient deux sœurs, Timchouet ntefalt, à qui il arrivait toujours des mésaventures. Une était intelligente et s’en sortait toujours, la deuxième "stupida" finissait toujours mal comme la fois où les deux sœurs perdues sont recueillies par Taghznt (équivalent de la ghoula). Taghznt leur propose de boire le lait de ses mamelles pour les endormir et les dévorer. La plus intelligente a refusé et s’est sauvée, l’autre s’est faite avoir". Le thème des 2 jeunes filles ou du frère et de la sœur sont des thèmes récurrents qui ont aussi bercé l’enfance de Khadija, aujourd’hui âgée de 28 ans et bien dans sa peau: "Ma mère me racontait aussi ces contes où les protagonistes étaient toujours des jeunes filles. C’était une manière de nous apprendre à préserver notre virginité. Je me souviens bien de l’histoire de ces trois jeunes filles qui sont à la maison seules. Leurs parents leur ont interdit d’ouvrir la porte à qui que ce soit. La plus stupide des trois enfreint l’interdiction et ouvre la porte au ghoul. Elles se font toutes dépuceler par ce dernier, sauf la plus maligne qui arrive à se sauver". Selon Lhoucine Aït Bahsin, anthropologue chercheur à l’Ircam, "le conte amazigh est un moyen de socialiser l’enfant, lui apprendre à s’adapter à son milieu extérieur. L’ogresse, personnage récurrent, représente l’Autre, au sens philosophique du terme, plein de mauvaises intentions. Les enfants en âge de comprendre ces contes sont socialisés de cette manière. Aux plus jeunes, la mère ou la grand-mère racontent des légendes édifiantes où les héros sont des animaux. Le personnage que l’on retrouve le plus souvent dans ces légendes est celui de l’hérisson (Insi). Cet animal malin se sort de toutes les situations avec intelligence. On y croise également le personnage du chacal (ouchene), équivalent du loup dans les expressions populaires arabophones". Ce n’est que plus tard que Khadija a réellement pris conscience des messages "subliminaux" contenus dans les histoires que lui racontait sa mère : "C’est hors de mon contexte familial, après avoir beaucoup voyagé à l’étranger que j’ai compris le fond de toutes ces histoires qui m’ont transmis les valeurs de mes parents. Ce bagage intellectuel m’est très utile aujourd’hui". à côté de la langue, des contes et légendes, le fond culturel des jeunes Amazighs est composé pour une très grande partie de musique. "La musique traditionnelle amazighe comme les Ahouache est un fond sonore d’origine rural qui a bercé tous les jeunes Amazighs, même s’ils l’écoutent aujourd’hui d’une oreille distraite à l’image des jeunes Casablancais pour la Aïta". explique Brahim El Mazned, directeur artistique du festival Timitar. Le répertoire des Ahouaches est ancestral. "Ahouache est basé sur des improvisations poétiques qui durent 4 à 5 heures. Ces joutes poétiques entre deux protagonistes sont les plus anciennes formes d’expression poétiques de l’histoire. Elles ont disparu partout dans le monde, sauf chez les Amazighs Cette forme de théâtre populaire aborde tous les problèmes de la société, qu’ils soient politiques, sociaux ou économiques" explique Ahmed Assid, chercheur à l’Ircam. "Les Phéniciens, premiers envahisseurs du pays amazigh parlaient déjà de chants de femmes dans la montagne 1000 ans avant J.C. On retrouve également dans les écrits romains, des références à ces chants montagnards. Pour les Romains, ils revêtaient un aspect mystérieux, car la montagne était un espace qu’ils n’ont jamais réussi à conquérir" rajoute Lhoucine Aït Bahsin. Or, cet héritage a été perverti et des joutes verbales d’Ahouache, n’a survécu que la forme folklorique condensée, servie par les médias officiels et les autorités locales, hors contexte culturel et social. Cette forme-là, les jeunes comme Ahmed, étudiant en biologie à la faculté d’Agadir, la rejettent. "C’est ce qu’on appelle les "ahouaches de service" en référence à l’époque du protectorat où des troupes étaient invitées à animer des inaugurations officielles" explique Lhoucine Aït Bahsin. C’est encore valable dans le Maroc indépendant de 2005. Ahmed est membre du mouvement culturel amazigh, une mouvance étudiante née à la fin des années 80 avec l’arrivée en masse d’une génération d’Amazighs dans les universités marocaines. Au sein de la fac, Ahmed organise des semaines culturelles amazighes avec des activités théâtrales et musicales. Pas question de programmer du folklore, sa préférence va aux rwaiss, troubadours amazighs, comme Ahouzar qu’il écoutait lors de veillées avec ses parents : "Leurs textes sont poétiques et traitent de problèmes sociaux au travers de symboles et d’images". Cette culture musicale transmise à travers les générations, beaucoup comme Younes, vendeur de fringues à l’étal, ne la retrouvaient pas à la télé marocaine : "J’étais obligé de veiller tard le soir avec mon frère pour écouter de la musique amazighe. Notre seule crainte était que la batterie se décharge avant le moment tant attendu" raconte-il en souriant. Aujourd’hui, faute de représentativité amazighe à la télé, Younes ne regarde que berbere.tv sur la parabole. Amawass, jeune auteur compositeur, a décidé, quant à lui, de faire fructifier et moderniser l’héritage amazigh de ses parents. Dans les coulisses de Timitar, il attend de saluer Rouicha. Il admire le raïs rifain, mais se soucie aussi beaucoup de transmettre l’héritage amazigh grâce à de nouveaux rythmes jazzy ou blues fusionnés au dersst traditionnel. "J’ai commencé au collège Fayçal Ibn Abdelaziz de ma ville natale (on appréciera le symbole) en diffusant de la musique amazighe à la radio de l’école. Devant l’engouement des jeunes, heureux d’entendre la musique de leurs parents, j’ai décidé de passer au stade supérieur en faisant moi-même de la musique tout en la rendant accessible au jeune public davantage intéressé par les rythmes occidentaux" Amouwass affirme que cette ouverture d’esprit lui vient de ses parents qui lui ont enseigné l’esprit critique, à être producteur là où l’école ne lui a appris qu’à être consommateur. Aujourd’hui, il prépare son premier album, où il met en musique les poèmes de Ali Sedqi Azaykou, grand poète et historien amazigh.
Amazighité versus arabité
Abdullah arbore un maillot de l’équipe de Football de Tizi Ouzou. Supporter number one de l’emblématique Hassania d’Agadir, il se fait appeller Azenzar, singulier de Izenzaren, groupe amazigh auquel il voue un culte. Alors qu’Oudaden monte sur scène, il sort son drapeau amazigh et s’en couvre. Un Gus lui demande de le ranger. Azenzar refuse d’obtempérer. Le Gus cède. Azenzar s’est habitué à ce genre d’interventions intempestives depuis le temps qu’il soutient l’équipe nationale : "J’ai sorti le drapeau pendant le match Maroc-Malawi, on me l’a confisqué. J’ai expliqué au flic que le roi avait fait un discours sur l’amazighité. Il m’a tout de même pris mon étendard le temps d’aller vérifier le slogan en amazigh" rigole t-il. Quelques jeunes du premier rang agitent de petits drapeaux marocains. L’organisation les a distribués pour faire pendant aux drapeaux amazighs. Le geste semble inutile, les Amazighs ne remettent pas en cause leur marocanité, bien au contraire puisqu’ils sont les premiers habitants du Maroc. C’est plutôt l’arabité officielle du pays qui les gêne aux entournures. "Le mouvement culturel amazigh a été créé dans les facultés à la fin des années 80 par opposition au panarabisme des autres organisations étudiantes qui niaient l’amazighité du Maroc" explique Ahmed. Le nassérisme et toutes les grandes théories unificatrices des années 60 et 70 ne sont pas non plus la tasse de thé des jeunes rencontrés. Les contrevérités historiques vont se nicher même dans le football selon Azenzar: "Sur ART, pendant les matchs du Maroc, le commentateur parle sans cesse de l’équipe marocaine et arabe quand il ne retire pas tout simplement la référence au Maroc. Dans sa bouche, même El Guerrouj est présenté comme un athlète arabe". Amouwass va plus loin en vilipendant la cause palestinienne qu’il accepte de soutenir par "humanisme", mais pas au nom de la oumma arabiya dans laquelle il ne se reconnaît pas. "Avant de s’investir dans des causes lointaines qui ne concernent en rien le Maroc, nous devrions d’abord lutter contre la misère qui sévit dans le pays". Agadir se développe à tout va, grâce au tourisme entre autres, mais l’arrière pays soussi est à la traîne. Et ce n’est pas pour rien que des associations de développement locales pullulent dans l’arrière pays, comblant plus ou moins le déficit étatique. Pour Ayoub, "l’amazighité n’est qu’une clé, il reste la maison à construire en luttant contre la pauvreté et le chômage qui frappe de plein fouet les populations amazighes". Le discours politique de ces quelques jeunes dénote clairement avec les positions officielles du Maroc. Ils rejettent clairement cette culture arabe politique qu’ils jugent prédatrice, artificielle, car sans base historique véritable quand elle s’applique aux pays du Maghreb. Mais la grande préoccupation politique des jeunes Amazighs, sensibles à la cause berbère, reste l’inscription de l’amazighité du pays dans la Constitution. à ce propos, Abdullah alias Azenzar conclut d’une formule lapidaire : "Nous ne sommes pas encore inscrits sur la carte grise du Maroc"...
Telquel