"À bas le roi (Yasqout Al Malik)". Nous sommes à la fin des années 60. L’expression du désir populaire est peinte le long d’un mur à l’avenue Abdelmoumen à Casablanca. Les forces auxiliaires ont essayé de l’effacer, avec de la chaux, puis avec un grattoir, mais ont fini par la graver, malgré eux. "être de gauche, raconte un brin nostalgique Mohcine Ayouch, voulait dire pour nous prendre la parole, exister, contester". La gauche révolutionnaire est alors embryonnaire. Tous les jeunes n’y adhérent pas, mais la plupart rêvent de se libérer : de la famille patriarcale, du régime autoritaire. "Certains exprimaient leur désir de liberté à travers des relations épanouies avec les filles, d’autres en cherchant à renverser le régime. Mais tous avaient en commun une volonté de changement", raconte Jamal Khalil.
La date de naissance de cette génération : mars 1965. Casablanca est mise à feu et à sang par les premiers lycéens marxistes. La grève crée un effet boule de neige. Au quartier Batha à Fès, l’affrontement violent avec les forces de l’ordre est vécu par ce militant dans l’âme "comme la prise de la Bastille". Les jeunes alors se nourrissaient goulûment de lectures libératrices. Outre les bouquinistes, des enseignants pétris de culture occidentale et fraîchement diplômés de l’ENS "nous gavaient de Sartre, Camus, Marx et bien d’autres maîtres à penser de l’époque", raconte Samir L. Face à un État dont le pouvoir n’était pas encore assis, la société était livrée à elle-même. "On prenait ce qu’on lisait pour argent comptant. Cela devenait notre base de jugement de l’État, de la société, de la famille", se souvient avec lucidité Abdelhaï Diouri. Au-delà du politique, c’est une grande époque de fugues, de coupures avec les familles, mais aussi de grèves interminables. "On n’allait pas en classe 3 à 4 mois par an", raconte Mourad, qui "adhérait", sans même savoir à quoi.
Le premier choc date de juin 1967. L’agression de la Palestine est perçue comme un signal d’alarme. "C’était un choc. On a compris enfin que nous n’étions pas vraiment indépendants. Que nous étions en tout cas fragiles", se rappelle Mostapha Nissaboury. Entre le livre rouge qu’une promotion de Chinois ramène en vrac à Rabat et la littérature de Lénine disponible au centre culturel russe, les jeunes ont le choix entre deux modèles de révolution et d’Internationales. Certains se référaient au panarabisme, d’autres étaient plus universalistes, d’autres encore l’étaient par nécessité syndicale. Au-delà des querelles de chapelles, tous cherchaient "plus de dignité, moins de privilèges et plus de liberté". Les discussions battaient leur plein dans les campus, aux abords de la faculté de droit de Casa (près de la CTM), dans les ciné-clubs et autres conférences. Dans ces cercles, on était de gauche ou on n’était pas. Mais ceux qui ne l’étaient pas souffraient du mépris des militants. Dans les familles, la crainte du Makhzen existait, mais le rêve était toléré. "L’indépendance n’était pas loin derrière, et l’espoir était permis de rééditer l’exploit d’une révolution", rapporte Touria, benjamine d’une famille de militants. Seul hic, "nous-mêmes qui étions dans le bain, ne réalisions pas que la réaction de l’État pouvait être terrible", affirme Diouri.
En juillet 1972, finie la rigolade. Le roi Hassan II, rescapé du putsch aérien, déclare "être prêt à sacrifier les deux tiers des Marocains". Les jeunes révolutionnaires sont alors à la croisée des chemins. Les plus politisés plongent dans la clandestinité. "Nous voulions en finir avec ce régime. Nous devions assumer notre choix jusqu’au bout", se rappelle Abdellatif Laâbi. D’autres, artistes, poètes, préfèrent s’en tenir à une révolution formelle, contre les modes d’expression traditionnels, dans la littérature et l’art. D’autres encore, percevant le mur dressé par le Makhzen, les disparitions qui se suivaient, choisissent de "ne pas sacrifier (leur) vie". Dans la série des procès qui ont sacrifié cette élite bourgeonnante, le juge a été sans appel : "Vous êtes, en plus, des mécréants. De quel droit contestez-vous la légitimité du régime ?". Puis l’État se ressaisit, rappelle tout le monde à l’ordre (Marche verte) et s’islamise (députés en jellabas en 1977).
Mais l’autre révolution, celle des mœurs, ne s’est pas éteinte. Avec l’arrivée des hippies, le bol d’air apporté par El Ghiwane (lire en page 22), les voyages en interrail vers l’Europe, les jeunes se libèrent au moins comme individus, faute de pouvoir libérer leur société. "En 1978, ce qui était autrefois un phénomène de masse (la lecture, la critique, le cinéma, les discussions publiques) n’était plus qu’un passe-temps pour une élite d’accros", se rappelle Mohamed El Ayadi. Quant aux jeunes rebelles, ils étaient en exil, en prison ou tapis dans l’ombre. Un élan a été brisé. On en vit encore les séquelles.
"À bas le roi (Yasqout Al Malik)". Nous sommes à la fin des années 60. L’expression du désir populaire est peinte le long d’un mur à l’avenue Abdelmoumen à Casablanca. Les forces auxiliaires ont essayé de l’effacer, avec de la chaux, puis avec un grattoir, mais ont fini par la graver, malgré eux. "être de
[ Edité par agerzam le 9/11/2004 11:45 ]