Hemmu Unamir le bienheureux

aksel

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Hemmu Unamir, le bienheureux.

( Version originale et illustrée de Ayt Oulahyane Atanane,

Janvier 2006 )



C’est une légende belle et pourtant si triste, merveilleuse mais ô combien tragique comme toutes les histoires extraordinaires, la fabuleuse destinée de Hemmu Unamir, ce qu’un livre ancien, hélas ! Disparu en a gardé comme souvenir et que des troubadours racontent encore en chantant sa vie et en versant des larmes de compassion et de regrets.

Comme dans tous les récits extraordinaires et éternels c’est le témoignage d’un amour sublime qui avait uni les âmes généreuses de deux êtres tellement différents, un cœur terrestre innocent et un esprit céleste pur mais qu’une seule pensée d’amour incomparable unissait.

Pour accomplir sa destinée et vivre son bonheur auprès de celle qu’il s’était choisie Hemmu avait enduré bien des souffrances, des épreuves qu’aucun humain ne pourrait surmonter, sans renoncer à son choix il s’était exilé, laissant derrière lui sa vie tranquille, abandonnant sa patrie, sa tendre mère et ses amis.

Il avait passé les plus beaux jours de sa jeunesse à suivre sa chimère, à rechercher entre ciel et terre celle qu'il aimait plus que sa propre vie et qu’il avait perdue un jour…

I

Mais voici comment cette longue histoire débuta, sans signe précurseur, ni rien qui présagea de ce qui allait advenir : Hemmu était alors un jeune homme semblable à ses compagnons, sans rien qui le distinguât des autres, hormis sa robustesse et sa beauté, son inclination immodérée pour la contemplation et la poésie chantée, au grand désespoir de sa mère qui y voyait bien des dangers, surtout que Hemmu était un grand rêveur dont l'esprit est toujours ailleurs, contemplant les signes invisibles du ciel, disait- il, à tel point que parfois on le disait fou.


Le jeune homme n’était pas orphelin, son père était parti un jour alors qu’il n’avait que trois ans, et il avait grandi auprès de sa mère qui l’avait entouré de tant d’égards et d’affection, ne le privant jamais de rien bien qu’elle manquât de tout, étant son enfant unique elle l’avait choyé de tout son amour et espéré pour lui un heureux avenir, une brillante et honorable carrière de fin connaisseur de la théologie, la connaissance suprême, ou du moins celle d’ un serviteur du droit et de la justice, ou la charge respectable d’un enseignant.

Ainsi, pour concrétiser ce rêve elle l’avait inscrit dans la zawiya, l’une de ces nouvelles écoles coraniques qui commençaient à apparaître dans le pays, où il aurait la chance, lui avait- on assuré, de connaître et de servir Allah, d’être en somme comme les rares garçons privilégiés de sa région, étudiant des sciences saintes et clerc dans la mosquée de son village.

Il va sans dire que Hemmu avait appris rapidement dès son plus jeune âge les rudiments de la lecture et de l’écriture, et qu’avant ses douze ans il avait appris par cœur les soixante chapitres du Coran, qu’il pouvait réciter d’une traite sans hésitation, tellement il était doué de zèle et d’une mémoire hors du commun.

Mais contrairement à ses camarades qui l’admiraient pour de telles prouesses et des compliments de son maître qui reconnaissait qu’il n’avait plus grand-chose à lui apprendre, Hemmu restait insatisfait, il devinait que son apprentissage était incomplet, il pouvait prétendre fièrement devant tout le monde savoir la totalité du saint livre par cœur, mais il n’en comprenait pas un traître mot, il ne savait pas à quoi pouvait bien servir de retenir de mémoire une si longue récitation si elle ne signifiait rien, puisque sa langue fut incompréhensible, bien qu’ elle était, selon le maître, celle de Dieu et celle des anges, elle n’augmentait en rien son savoir ni sa connaissance des mystères de la religion. Et souvent il posait des questions sur le sens de tel mot, sur la signification de tel chapitre, mais le maître était bien incapable de lui répondre, et il cachait son insuffisance en lui répondant de diverses manières :

_ Hemmu, ne sois pas orgueilleux, personne ne peut comprendre la volonté du Tout puissant, contente- toi de savoir sa parole par cœur ! »
Ou bien : « Sois patient, quand tu auras plus de sagesse et de maturité tu comprendras le sens caché de la parole… »
Et parfois excédé ou acculé dans son ignorance il s’emportait : « la curiosité est un défaut qui mène à l’égarement ! Ne cherche pas à comprendre ce qui nous dépasse ! »

Hemmu était étonné que personne ne s’interrogeât sur la signification de ces sourates coraniques pourtant considérées comme la parole divine destinée aux Hommes, il était perplexe devant l’incapacité des maîtres de répondre à ses interrogations.
Ayant tout appris de ce qu’il devait apprendre du maître, Hemmu s’ennuyait à l’école, il servait comme auxiliaire au maître, répétant toujours la même tâche de faire retenir par cœur les uns après les autres les soixante chapitres du Livre saint, préparant les planches sur lesquels les élèves devaient écrire les sourates du jour à retenir, taillant les roseaux ou préparant l’encre qui servait à l’écriture, les humbles tâches ménagères dans la mosquée… « L’obéissance et l’humilité sont les voies de la félicité ! » lui répétait- on souvent, quand il exprimait son impatience et son ennui.

Son avenir était tout tracé, sans surprises ni évolution, il était destiné à devenir un « talb » comme son maître, apprendre à des enfants idiots à réciter par cœur sans réfléchir les mêmes mots…
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II

Mais voilà que lorsqu’il atteignit l’âge de seize ans, certains faits étranges débutèrent; non seulement il n’était plus un enfant docile comme auparavant, mais il devenait un jeune homme d’une extrême beauté et souvent il remarquait les regards des jeunes filles se poser avec insistance et admiration sur lui ; il n’était guère insensible à ces attentions, puisque lui-même était travaillé par ces étranges transports intérieurs, comme les camarades de son âge et qui enviaient son succès auprès des jeunes filles.

Mais Hemmu ne désirait rien au monde que de compléter sa connaissance, ne se préoccupait que de parfaire son savoir des Ecritures et des mystères célestes ; il détournait son regard des beautés du village, fuyait les conversations vulgaires de ses amis, à tel point que certains le raillaient, le traitaient d’efféminé, d’autant plus que ses traits était fins et qu’il gardait ses cheveux longs et bouclés attachés comme une queue de cheval sur ses épaules. Il était devenu un objet de dérision pour certains de ses compagnons d’études qui ne manquaient pas de faire circuler des histoires grivoises sur son compte, mais il ne s’en préoccupait guère, préférant s’isoler comme à son habitude dans la contemplation et la solitude.

Mais voilà que des faits étranges allaient donner une tournure plus dramatique à cette situation et confirmer les méchantes accusations de ses camarades : un matin, en se levant très tôt pour aller à la mosquée Hemmu remarqua que ses belles et douces mains portaient des dessins au henné, cette peinture ocre- brune dont les jeunes filles se teignaient les mains et les cheveux pour s’embellir ! Il ne comprit rien à ce fait mystérieux, d’autant plus que la veille il n’avait pas vu sa mère préparer de henné, comme elle en avait parfois l’habitude.

Et si c’était effectivement sa mère qui aurait orné ses paumes à son insu pendant qu’il dormait ? Pourtant il n’avait vu ni entendu personne dans la nuit s’approcher de lui pour l’enduire. Il soupçonna bien- sûr sa mère car le henné possédait selon la tradition commune, outre des qualités esthétiques propres aux femmes, des vertus thérapeutiques et protectrices contre les sortilèges et le mauvais œil. Elle l’aurait orné, se dit- il, à son insu pendant qu’il dormait. Il essaya tant bien que mal de nettoyer ses mains, d’effacer ces signes étranges qui n’allaient pas manquer de lui attirer davantage de soupçons et de moqueries de la part de ses condisciples, à l’aide de l’eau chaude des ablutions matinales, du savon d’argile, mais en vain, les marques restaient indélébiles ! Sans plus insister le jeune homme s’en alla à la mosquée suivre son enseignement.

Mais dès son entrée dans la salle des cours ce dont il avait peur arriva : ses camarades avaient remarqué ses mains ornées et passé le moment d’ébahissement ils avaient commencé à se moquer de lui et à jaser secrètement, ce qui attira l’attention du vieux maître. Au moment où Hemmu devait lui présenter une énième fois sa planche calligraphiée et réciter comme à son habitude, le maître s'aperçut aussitôt des tatouages au henné, comprit les moqueries des élèves et il se mit en colère, car il était homme très attaché à l’ordre et à la sobriété, ennemi de toute extravagance et considérait les traditions comme des superstitions, contraires à son enseignement. Il réprimanda énergiquement Hemmu et le menaça de châtiment corporel si il persistait dans sa « folie ».

Mais hélas!Tous les matins les étranges tatouages réapparaissaient, au grand désespoir du jeune homme qui n’arrivait pas à les effacer et tous les jours il fut tourné en dérision par ses camarades, disputé et même châtié car le maître trouvait indigne qu'un étudiant se teignit les mains comme une fiancée le jour de ses noces.

Un jour, excédé par le désordre qu’un tel comportement suscitait dans son école et par ce qu’il pensait être une déviance et de la désobéissance caractérisée de la part de celui qu’il considérait comme son meilleur élève il lui demanda:

_ Hemmu, pour la dernière fois, avant que je ne sois obligé de t’exclure de mon école, d'où vient ce henné sur tes mains? »
Le jeune homme, convaincu de son innocence, répondit sereinement:


_ Vénérable maître, je ne sais ce qui m'arrive, je dors et au matin je trouve sur mes mains ces ornements faits par un être à l’image d’un ange, tel que je le vois dans ces rêves entre sommeil et éveil, que j’ai depuis que ces traces étranges sont apparues. Je ne pourrai rien vous révéler de plus, ni ma mère à qui j’ai posé la question ne sut me réconforter et personne ne sait expliquer ce mystère. Oh ! Mon maître ! Miséricorde ! Que dois-je faire pour libérer mon âme de cet être de l’au- delà qui me hante la nuit? »


Le maître le regarda d’un air interloqué et dubitatif et sachant le goût de son élève pour les affabulations il lui répondit:


« Mon pauvre Hemmu, tu dors trop, voilà ce qui t’arrive, ce sont les excès de sommeil et de rêves qui t'hallucinent et pervertissent ton esprit! Reste donc éveillé une nuit, pour nous prouver la vérité tiens- toi dans la prière pour voir si vraiment un être surnaturel comme tu le prétends te visite pendant que tu dors ! »




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III

Ainsi en avait décidé le maître et Hemmu lui obéit, sacrifiant sa santé et son repos nocturne; il veilla des nuits entières sans jamais renoncer ni à sa promesse ni à sa vigilance, mangeant des amandes aigres favorisant l’éveil, mais au petit matin il ne pouvait plus garder les yeux ouverts et il s’endormait. Une nuit finalement lui apparut réellement un être extraordinaire, qui emplit sa pauvre chambre d’une clarté surnaturelle.


« Ce ne peut être qu’un ange du ciel ou un djinn ! » Se dit Hemmu, pris entre la peur, l’incrédulité et l’émerveillement; et chose étrange, l’apparition lumineuse ne dégageait aucune hostilité, bien au contraire elle irradiait de paix et de bonté, elle était belle et sereine comme la Lune et radieuse, comme l’astre du jour !

Sans savoir pourquoi il se sentait tellement séduit comme il ne l’a jamais été par une jeune fille, rassuré comme un nouveau né au sein de sa mère, un bien- être immense l’enveloppait, un amour incommensurable comme il n’en avait jamais éprouvé l’envahissait et sans réfléchir il s’entendit dire à l'ange:

« Sois le bienvenu, Esprit de douceur à l’apparence angélique, toi dont émane la paix de Dieu, sa bonté et sa victoire, c'est Lui qui t'a amené jusqu'à moi ! Tu n’es pas de ce monde, ton âme radieuse et ta figure lumineuse n’ont point été conçues dans la boue humaine, pour connaître la souffrance et les tracas de ce monde ici- bas ! Pourtant, Etre gracieux, c'est toi la cause de mon triste état, je suis devenu malade et l’objet de mépris des miens ! Tous se moquent de moi, mon maître et mes camarades me traitent de fou et me rejettent, ma mère croit que je suis menteur, je ne dors plus et je faiblis de jour en jour ! Que me veux- tu ?»


L’ Etre de lumière se rapprocha de lui dans un doux bruissement d’ailes, le couvrit encore davantage de son aura d’amour et lui chuchota, comme une amie :


« Hemmu, toi dont les pensées sont pures et élevées, ne t’effraie pas ! Accorde- moi ton cœur et donne moi ta main afin que j'accomplisse ce pourquoi je suis venue! Te transmettre la Science sublime par ces signes dont tu es le seul digne héritier parmi les tiens. Voici que l’aube approche et il faudra que je te quitte ; mais ce que je désire, je le sais, est hors de la portée d'un humain et personne ne pourra satisfaire mes conditions. »


Comme si il était pris de fièvre Hemmu répondit aussitôt à l’Ange, sans hésiter, d’une voix exaltée:


« Si ce n’est que mon cœur je te l’accorde, Ange de lumière et de beauté et je désire que tu me tiennes la main, que tu me gardes dans ton monde de clarté ! Dis moi seulement quelles sont tes exigences et qu'elles soient satisfaites sur le champ ! Demandes- tu des sacrifices? Je te consacrerai les plus beaux béliers et les blanches tourterelles, je chasserai pour te satisfaire les plus belles gazelles du désert, si tu me l’ordonnais ! Désires- tu de l’argent ou les biens matériels de ce monde ? J’en amasserai pour toi et t'en comblerai jusqu'à ce que j'entre sous la terre ! Dis- moi seulement ce que tu veux que je fasse pour toi et je serai ton fidèle serviteur !»


L'ange sublime lui répondit d’un sourire et d’une voix aussi tendre et parfumée que la caresse du zéphyr elle chuchota:

« Que Dieu te garde de toutes ces passions terrestres, Hemmu ! Ni le sang innocent d’une créature vivante ni les richesses souillées de ce bas monde ne valent la pureté de ton âme ! Ce que je veux c'est ta confiance et que tout ce que je demande soit accompli.»


_ Ordonne ce que tu estimes juste et je l’accomplirai ! » Répondit fébrilement Hemmu et il se sentait à ce moment là capable de transporter des montagnes pour plaire à son visiteur céleste. L'ange dit alors:


« Voici ce que je réclame de toi, Hemmu bien- aimé : je désire que tu me construises sept pièces, les unes incluses dans les autres, dans une maison qui sera le sanctuaire de notre amour, que jamais je ne voie personne hormis toi, que personne ne connaisse mon existence en dehors de toi et Dieu; qu'au grand jamais je n'aperçoive ni tes voisins ni tes amis, ni même ta mère ! Qu’aucun humain ne devine ma présence auprès de toi. Ne te préoccupe pas de l’argent, je pourvoirai à tes dépenses et à tes besoins matériels autant que tu le désires, si tu pouvais réaliser mon vœu. Es- tu prêt à faire ce que je te demandes ? »


Hemmu était comblé de joie, il accepta sans hésiter la demande de l’Ange dont il était tombé éperdument amoureux. Il lui aurait donné sa vie si elle le lui avait demandé à ce moment, tellement il était pénétré par sa splendeur et sa grâce!

_ Tout ce que tu ordonnes, Lumière de mon cœur, je le ferai.

Et pour conclure leur pacte l’Ange et le jeune homme mêlèrent les doigts de leurs mains, en se regardant dans les yeux un long moment, comme pour sceller leur union...
 
IV

Hemmu construisit alors la maison selon les plans de sa bien aimée, dans un terrain vague inculte situé auprès de la demeure familiale ; il prétexta auprès de sa mère qu’il était désormais devenu homme, qu’il avait besoin d’intimité et de paix pour se consacrer aux études et à la méditation de la sagesse dans la solitude.

Ils vécurent là dans l’étrange demeure à sept pièces dans le bonheur le plus complet, l’amour le plus fusionnel, il lui donna toute sa tendresse et son attention, elle lui accorda toute sa douceur et son temps, lui dévoilant tant et tant de mystères du monde, lui apprit le sens caché des écritures et des symboles, lui ouvrit les yeux sur tant de perspectives insoupçonnées du savoir et de la sagesse, lui fit goûter l’ineffable saveur de l’amour, si bien qu’il ne désira plus la quitter, ni même sortir de la maison un moment pour vaquer à des occupations routinières, chercher de l’eau ou les repas que sa mère continuait à lui préparer, pensant qu’il était fort absorbé dans l’étude.

Un jour Hemmu remarqua que l’Ange était languissante, son humeur d’habitude sereine semblait mélancolique et il lui demanda quelle en était la cause.

_ Hemmu, comme tu es innocent ! N’as- tu donc rien remarqué ? Ce qui devait arriver entre nous de merveilleux a eu lieu et me voici enceinte de toi!».

Et en effet Hemmu sembla un moment interloqué par cette annonce inattendue, silencieux il ne savait comment réagir à cette fulgurante nouvelle. Mais une joie indescriptible le submergeait, faisant remplir ses yeux de larmes de contentement.

_ Je devine ce que tu ressens, Hemmu, ne t’inquiète de rien ; vois- tu, comme les femmes de ton monde je suis traversé d’étranges désirs et de caprices inattendus ; je voudrais que tu m’apportes des cerises, c’est ce que mon humeur réclame. »

_ Je te les apporterai le plus vite possible, ma bien aimée, bien que dans notre village ne pousse aucun cerisier, je vais partir dès aujourd’hui vers les contrées du Nord où l’on trouve de ce fruit en profusion ! Patiente, je serai de retour dans quelques jours ! Pendant mon absence prends- soin de toi et de notre enfant. »

Et il la salua chaleureusement, la serrant dans ses bras et la couvrant de tendres baisers.

Hemmu salua sa mère et lui donna comme raison de son absence momentanée son désir d’acheter des livres dont il avait besoin pour ses études. Malgré tout elle fut intriguée car depuis longtemps son fils ne s’était jamais éloigné d’elle, mais elle ne montra rien de son inquiétude, le bénissant comme si de rien n’était.

Mais voilà qu’au moment où Hemmu finissait de harnacher son cheval, tout ému par la joie qui l’habitait et la tristesse de quitter sa bien aimée, il ne prit pas garde en cachant la clef de la maison à sept pièces sous une meule de foin, pour ne pas la perdre durant son voyage. Un vieux coq aveugle qui picorait devant l’étable l’aperçut et, intrigué un moment, il continua de rechercher péniblement ses graines, sans plus prêter attention au jeune homme qui partait.

Mais aussitôt que son fils disparut à l’horizon elle commença à s’agiter, à tourner autour de la mystérieuse retraite de son fils, se demandant à quelles genres d’études il pouvait bien se consacrer en cachette depuis si longtemps.

Elle s’était jurée de ne jamais le perturber, du moment qu’il se consacrait au savoir et à la connaissance et qu’il demeurait auprès d’elle, elle disait à qui voulait l’entendre que rien ne pouvait autant combler son bonheur que le fait de voir son fils devenir un grand savant, un juge ou un professeur, et c’était pour cette raison qu’elle l’avait laissé tranquille, le protégeant de la curiosité et de la médisance des voisins, qu’elle avait cédé sans rien dire à tous ses désirs, son étrange habitude de s’isoler des journées entières.

D’autant plus que son fils ne fréquentait plus ni l’école de son village, ni la mosquée, ni ses anciens camarades et les savants réputés de la contrée. Elle avait rencontré d’ailleurs un jour le vieux maître de la zawiya qui n’avait pas manqué de lui faire part de son inquiétude et sa désapprobation, car il soupçonnait fortement que son disciple le plus doué se consacrait dans le secret à des recherches occultes, et que les fameux tatouages qu’il avait aperçus sur ses mains étaient en fait des symboles magiques, de l’écriture tifinagh, cette graphie obscure et maléfique que les sorciers traçaient sur le sable pour contrarier la volonté de Dieu et propager le Mal.

La vieille dame était angoissée par tant de soupçons et elle résolut de profiter de l’absence de son fils pour découvrir la vérité : il fallait qu’elle pénétrât la mystérieuse maison et elle se mit aussitôt à la recherche de la clef car elle savait que son fils la cachait. Elle fouilla partout, dans les moindres recoins, mais en vain. Le vieux coq la suivait en chantant :
« Moi le gardien de la maison je sais tous les secrets! Moi l’aveugle je vois tout ce qui est caché ! »

La mère de Hemmu lui prêta alors attention et lui demanda d’une voix doucereuse :
_ Mon vieux coq, mon fidèle ami, gardien de mes biens, dis- moi ce que je recherche et je te donnerai une poignée de grains d’orge ! »

Le vieux coq se pavanait sans rien avouer, répétant devant les oiseaux de basse- cour émerveillés sa chanson :
« Moi le gardien de la maison je sais tous les secrets ! Moi le coq aveugle je vois tout ce qui est caché ! »

Et la femme de persévérer : « Coq, mon bon ami, mon vieux et fidèle compagnon, dis- moi ce que tu sais et je te donnerai autant d’épis de maïs que tu voudrais ! »

Et le vieux coq faisant semblant de ne pas entendre continuait fièrement sa stupide chanson. Excédée la vieille femme le menaça alors:

« Stupide coq, si tu ne me dis ce que tu prétends savoir, je te trancherai la gorge à l’instant et ce soir je te mangerai à mon dîner ! »

Alors le chef de la volaille rabaissa son caquet et déclara :
« D’accord pour trois épis de maïs. Ce que tu recherches est tout simplement sous cette botte de foin. »

( ... )
 
v

Aussitôt la femme remua la paille et trouva la précieuse clef. Sans tarder elle ouvrit la porte interdite et fut stupéfaite de trouver une pièce à la configuration inhabituelle, circulaire et complètement vide, excepté la présence d’une natte en fibres d’ajonc, une taguertilt et posé à côté d’elle une vieille paire de sandales usées, comme celles d’un pauvre.

« Voilà donc ce que me cache mon fils ! Quelle misère ! »

Se dit- elle en se pressant vers la porte suivante, sur le fronton de laquelle étaient inscrites des lettres de la même apparence que les tatouages qui ornaient les mains de son fils ; ces lettres signifiaient, elle ne le savait pas, « timzzayt », c’est à dire l’humilité.
Quand elle pénétra la deuxième pièce elle ne trouva rien non plus, à part un rouet posé contre un mur, autour duquel étaient enroulés des fils de laine d’un blanc immaculé.

« Tiens ! Tiens ! Hemmu s’adonne au tissage et au raccommodage, maintenant ! On aura tout vu ! » Se dit- elle, surprise, en se dirigeant vers la troisième porte au dessus d laquelle était inscrit, toujours en lettres tifinagh, le mot « assurfi », c’est à dire le pardon, mais elle ne put ni le lire ni le comprendre. D’ailleurs elle ne remarquait même plus ces mots ornés de pourpre et d’or, tant elle avait hâte d’aller plus vite, plus loin.

« Et maintenant, que vais- je trouver encore ? » Se demanda t- elle en entrant dans la troisième pièce et elle ne trouva en effet rien d’extraordinaire, hormis un « ahlass », un bât de mulet.
« Drôle de lieu pour ranger ce matériel ! » S’exclama t- elle en allant vite vers la quatrième porte sur laquelle était écrit le mot « tazddart », c'est-à-dire la patience.
« Quel gâchis de place ! C’est à devenir fou ! Hemmu manquera toujours de sens pratique ! »

Quand elle pénétra la quatrième pièce elle ne vit une fois de plus rien d’intéressant, à part une cruche d’eau posée là contre le mur, ainsi qu’un gobelet en terre.
« Ah ! Bonne trouvaille ! Tout cela m’a donné bien soif ! » Et elle se désaltéra avec plaisir. « Mon Dieu ! Qu’elle est délicieuse, cette eau ! Si bonne ! Si fraîche ! Mais de quelle source peut- il bien la tirer ? Il faudra qu’il me le dise ! »
Ayant bu à satiété elle s’en alla ouvrir la cinquième porte, ornée de l’inscription « tayright », c'est-à-dire le désir.

Elle pénétra alors dans une pièce emplie à ras bords de livres entassés partout, par terre, sur des étagères et dans des jarres il y avait là des rouleaux de parchemins, des papyrus, toutes sortes de manuscrits calligraphiés des écritures les plus étranges et les plus diverses. Et au centre de la pièce – bibliothèque se dressait un lutrin- écritoire sur lequel étaient disposés des feuillets, des roseaux taillés et des encriers.
« Mon fils est vraiment un savant ! Il s’adonne à l’étude avec passion ! Je comprends maintenant pourquoi il s’isole tant ! Mais voilà encore une autre porte ! Décidément, quand ça s’arrêtera t- il ? »

Sur le fronton de cette sixième entrée était ciselé le mot « lehkemt », ou sagesse, et contrairement aux autres chambres qu’elle avait traversées et qui étaient sombres, celle – ci était éclairée par une magnifique lampe à huile, quoique d’apparence ordinaire sa lumière rayonnait de mille feux.
« Quelle splendide clarté ! Mais d’où Hemmu tient- il une telle merveille ? Et pourquoi éclaire t-il cette grande pièce vide, alors qu’il est absent ? »

Elle resta un bon moment à contempler la splendide lampe aussi subjuguée qu’un papillon de nuit par l’éclat d’une bougie ; elle se ressaisit presque à regret de son absence et vit encore une porte portant l’inscription « Tayri », c'est-à-dire l’Amour ; cette fois- ci elle s’attarda à observer les lettres qui étincelaient à la lumière, regrettant amèrement de ne pas savoir lire.
« Il faudra que je demande à mon fils de m’inculquer quelques rudiments de lecture ! Que peut bien signifier ceci ? »

Elle ouvrit la porte résolument et entre dans une large pièce meublée richement, de beaux tapis à haute laine, de coussins moelleux, de sofas recouverts de tissus délicats comme de la soie disposés autour d’une large table ouvragée, en somme un véritable nid douillet d’où émanait le faste et le confort. Et au fond de la pièce il y avait un lit à baldaquins entouré de voiles d’un bleu profond comme la nuit. La femme indiscrète était à la fois ravie par la beauté du lieu et remplie malgré tout d’une honte secrète car elle ressentait que son intrusion dans ce lieu intime était comme une profanation. Mais c’était trop tard, elle ne pouvait plus reculer et voulait tout savoir de ce que lui cachait son fils mystérieux, fusse au creux de sa couche ! (... )

 
VI



Elle écarta donc les voiles suspendus et là, ô stupeur ! Il y avait une belle jeune femme endormie!

Elle ne put retenir un cri strident de surprise et d’indignation, éveillant en sursaut l’Ange aux cheveux flamboyants défaits et la poitrine à moitié dénudée. La colère l’aveuglait tellement qu’elle ne vit pas la somptueuse paire d’ailes blanches cachées sous les draps ni se rendre compte un seul instant qu’elle avait là, devant elle, l’être le plus pur et le plus sublime qui soit, tant elle était subitement envahie de jalousie et de dépit ! C’était clair, ce qu’elle avait soupçonné durant de longs mois sur la vie cachée de son fils unique sans oser se l’avouer se matérialisait là, brusquement devant ses yeux ! C’était donc cette créature de petite vertu apeurée, au teint pâle et à l’allure maigrichonne, la maîtresse de Hemmu ! Certainement quelque vagabonde, une traînée, puisqu’elle acceptait de vivre secrètement auprès d’un homme célibataire, de partager même son lit, elle la sorcière, la seule responsable évidemment de la folie et de l’isolement de son pauvre enfant !

La mère fulmina de fureur, invectivant de toutes ses forces la pauvre Ange terrorisée et surprise dans son intimité :
_ Qui es- tu, fille des rues ? Quelle est ta tribu et quels sont ton père et ta mère, toi qui te caches dans ma demeure ? Serais- tu une jeteuse de mauvais sorts, toi qui a envoûté Hemmu et l’as détourné de sa mère et de sa carrière ? Serais- tu une devergondée, une prostituée pour accepter de vivre ainsi avec un homme, sans mariage ? »

Sans s’interrompre un seul instant elle laissa libre cours à son ire, harcelant Tanirt des mos les plus durs et de paroles les plus odieuses qui lui venaient à la bouche, embrasée telle une fournaise elle faillit se jeter sur la jeune créature figée de terreur, la lacérer de ses ongles, ses mains tremblantes se tendaient vers ce visage blême, mais elle se retint préférant sans doute attendre le retour de son fils pour éclaircir cette trouble affaire et faisant mine de s’en aller elle la menaça une dernière fois de lui faire subir les pires tourments si jamais elle la retrouvait encore là. Après avoir craché bruyamment par terre en signe de mépris et de dégoût la mégère quitta le lieu d’un air triomphant, laissant Tanirt prostrée sur son lit, versant des flots de larmes d’affliction, tant elle avait été choquée par une telle scène de brutalité, blessée dans sa dignité, sa pureté et l’innocence de son amour salies par des accusations et des propos si infâmes !

Ce qui la meurtrissait davantage c’était l’impression d’avoir été trahie par son bien aimé, le fait qu’il n’ait honoré ni sa promesse ni le pacte sacré qui les unissait, condition unique qui les liait, le serment que personne d’autre que lui et Dieu ne pénétrât le temple de leur amour ! Elle était résolue de partir au plus vite, quitter ce lieu profané, s’enfuir du monde odieux des humains à tout jamais, si ce n’était le désir de voir une dernière fois celui avec qui elle avait partagé un amour parfait, tant de doux moments, Hemmu en qui elle avait entièrement confiance !
(... )
 
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