L’impossible dilemme de la traduction
Il n’y a pas de langue sacrée
par Frédéric Boyer*
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Dès les origines, toute nouvelle traduction des textes bibliques éveille le scandale et la suspicion. Le destin même des textes sacrés, Bible ou Coran, est d’être confrontés à l’histoire des femmes et des hommes qui les lisent, de passer par l’épreuve de la chair et de la langue. Et souvent l’intelligence sensible des Saintes Ecritures dans l’expérience humaine a paru entrer en contradiction avec leur autorité religieuse, leur statut de textes inspirés. Mais l’accusation d’une lecture trop humaine est aussi vieille que les textes eux-mêmes. Elle accompagne chaque tentative de nouvelle traduction de la Bible depuis l’Antiquité. Souvenons-nous de la correspondance vigoureuse que saint Jérôme échangea au début du Ve siècle avec saint Augustin, l’évêque d’Hippone, qui lui reprochait son inconscience de toucher ainsi au texte sacré et de prétendre traduire les Ecritures. Saint Augustin, dans une lettre, mettra en doute l’autorité de la traduction latine de Jérôme. Jérôme lui-même nous prévient plus tard dans sa préface aux Evangiles: «Quel homme en effet, docte aussi bien qu’ignorant, prenant en main ce volume... ne se mettra pas à jeter des hauts cris, clamant que je suis un faussaire, un sacrilège, d’oser dans les livres anciens ajouter, changer, corriger?» Et de confesser avec tremblement: «J’ai mis la main dans le feu.» Au XVIIe à Port-Royal, il y aura ce mot de De Sacy, sur son lit de mort, qui s’avoue terrifié à l’idée d’avoir pu vouloir «rendre claire» la parole de Dieu.
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On sait pourtant ce qu’il advint de la traduction latine de saint Jérôme, reconnue à son tour vulgate, version commune, de tout l’Occident chrétien, et officialisée comme telle par les catholiques lors du concile de Trente. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que l’Eglise catholique reconnaisse la nécessité et l’utilité de traductions de la Bible en français.
Dans le Talmud, on évoque presque dans les mêmes termes l’impossible dilemme de la traduction des textes sacrés: «Celui qui traduit littéralement est un faussaire, celui qui ajoute quelque chose est un blasphémateur.» Le chemin est alors très étroit et risque de se transformer en impasse. L’erreur est toujours la même de croire que ce que nous lisons s’est déjà, et une fois pour toutes, fixé dans la langue. Et de croire, comme Cratyle dans le célèbre dialogue de Platon, que la relation entre les mots et les choses est une relation d’immédiateté. On ne pourrait alors «changer les mots» de la tradition ou de la foi puisque le mot est la chose elle-même. Les grands livres saints de notre culture ont longtemps interdit l’accès à leur propre histoire, à leur propre engendrement. La tradition qui attribuait à Moïse l’écriture de la Torah, les cinq premiers livres de la Bible, fut partagée par les juifs et les chrétiens. Pourtant, ce que nous appelons la Bible n’existe que d’avoir été traduite, que de cette longue traversée de langues et de cultures différentes. Dès les premiers siècles de notre ère, il existe de nombreuses traductions des textes bibliques, certaines concurrentes, en grec, en latin, en syriaque... On peut aujourd’hui prétendre «désembourber le poème biblique» (l’expression est du linguiste et poète Henri Meschonnic), tenter de restaurer en français le rythme original de l’hébreu des massorètes (ces savants juifs qui pendant près de dix siècles ont établi le canon des écritures hébraïques), mais la Bible de notre culture occidentale, c’est ce livre vortex issu de la culture de résistance du peuple juif, qui pénétra l’hellénisme, le monde latin et l’immense culture médiévale. Ce que nous appelons la Bible relève précisément de cette ampliation des Ecritures, à l’origine celles du minuscule royaume de Juda dans le Proche-Orient de l’Antiquité, il y a moins de trois mille ans. Elles s’incarnèrent en d’autres lieux, d’autres cultures. Cette traversée devint à la fois mémoire et processus d’écriture. La Bible n’existe que de l’événement de la transmission des Ecritures.
Il n’y a pas de langue unique et sacrée, hébreu, latin ou arabe coranique, mais la seule confiance humaine dans le langage vivant et dans son pouvoir de communication entre les êtres. Ce langage ne peut se définir autrement qu’en luttant contre «les maladies de la langue» sacrée. L’expression est d’Erasme, qui participa au renouveau de la traduction biblique au XVIe siècle, et stigmatisa toute utilisation des Ecritures pour tuer, violenter, imposer. Ouvrir les traductions, faire entendre la diversité des réceptions, c’est guérir l’humanité de cette maladie qui fixe les œuvres de nos Pères dans un usage mortifère.
Il n’y a pas de langue sacrée
par Frédéric Boyer*
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Dès les origines, toute nouvelle traduction des textes bibliques éveille le scandale et la suspicion. Le destin même des textes sacrés, Bible ou Coran, est d’être confrontés à l’histoire des femmes et des hommes qui les lisent, de passer par l’épreuve de la chair et de la langue. Et souvent l’intelligence sensible des Saintes Ecritures dans l’expérience humaine a paru entrer en contradiction avec leur autorité religieuse, leur statut de textes inspirés. Mais l’accusation d’une lecture trop humaine est aussi vieille que les textes eux-mêmes. Elle accompagne chaque tentative de nouvelle traduction de la Bible depuis l’Antiquité. Souvenons-nous de la correspondance vigoureuse que saint Jérôme échangea au début du Ve siècle avec saint Augustin, l’évêque d’Hippone, qui lui reprochait son inconscience de toucher ainsi au texte sacré et de prétendre traduire les Ecritures. Saint Augustin, dans une lettre, mettra en doute l’autorité de la traduction latine de Jérôme. Jérôme lui-même nous prévient plus tard dans sa préface aux Evangiles: «Quel homme en effet, docte aussi bien qu’ignorant, prenant en main ce volume... ne se mettra pas à jeter des hauts cris, clamant que je suis un faussaire, un sacrilège, d’oser dans les livres anciens ajouter, changer, corriger?» Et de confesser avec tremblement: «J’ai mis la main dans le feu.» Au XVIIe à Port-Royal, il y aura ce mot de De Sacy, sur son lit de mort, qui s’avoue terrifié à l’idée d’avoir pu vouloir «rendre claire» la parole de Dieu.
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On sait pourtant ce qu’il advint de la traduction latine de saint Jérôme, reconnue à son tour vulgate, version commune, de tout l’Occident chrétien, et officialisée comme telle par les catholiques lors du concile de Trente. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que l’Eglise catholique reconnaisse la nécessité et l’utilité de traductions de la Bible en français.
Dans le Talmud, on évoque presque dans les mêmes termes l’impossible dilemme de la traduction des textes sacrés: «Celui qui traduit littéralement est un faussaire, celui qui ajoute quelque chose est un blasphémateur.» Le chemin est alors très étroit et risque de se transformer en impasse. L’erreur est toujours la même de croire que ce que nous lisons s’est déjà, et une fois pour toutes, fixé dans la langue. Et de croire, comme Cratyle dans le célèbre dialogue de Platon, que la relation entre les mots et les choses est une relation d’immédiateté. On ne pourrait alors «changer les mots» de la tradition ou de la foi puisque le mot est la chose elle-même. Les grands livres saints de notre culture ont longtemps interdit l’accès à leur propre histoire, à leur propre engendrement. La tradition qui attribuait à Moïse l’écriture de la Torah, les cinq premiers livres de la Bible, fut partagée par les juifs et les chrétiens. Pourtant, ce que nous appelons la Bible n’existe que d’avoir été traduite, que de cette longue traversée de langues et de cultures différentes. Dès les premiers siècles de notre ère, il existe de nombreuses traductions des textes bibliques, certaines concurrentes, en grec, en latin, en syriaque... On peut aujourd’hui prétendre «désembourber le poème biblique» (l’expression est du linguiste et poète Henri Meschonnic), tenter de restaurer en français le rythme original de l’hébreu des massorètes (ces savants juifs qui pendant près de dix siècles ont établi le canon des écritures hébraïques), mais la Bible de notre culture occidentale, c’est ce livre vortex issu de la culture de résistance du peuple juif, qui pénétra l’hellénisme, le monde latin et l’immense culture médiévale. Ce que nous appelons la Bible relève précisément de cette ampliation des Ecritures, à l’origine celles du minuscule royaume de Juda dans le Proche-Orient de l’Antiquité, il y a moins de trois mille ans. Elles s’incarnèrent en d’autres lieux, d’autres cultures. Cette traversée devint à la fois mémoire et processus d’écriture. La Bible n’existe que de l’événement de la transmission des Ecritures.
Il n’y a pas de langue unique et sacrée, hébreu, latin ou arabe coranique, mais la seule confiance humaine dans le langage vivant et dans son pouvoir de communication entre les êtres. Ce langage ne peut se définir autrement qu’en luttant contre «les maladies de la langue» sacrée. L’expression est d’Erasme, qui participa au renouveau de la traduction biblique au XVIe siècle, et stigmatisa toute utilisation des Ecritures pour tuer, violenter, imposer. Ouvrir les traductions, faire entendre la diversité des réceptions, c’est guérir l’humanité de cette maladie qui fixe les œuvres de nos Pères dans un usage mortifère.