Agraw_n_Bariz
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Rencontre avec Habermas. Par Jacques Poulain.
Paru dans Le monde des livres, le 10.1.1997.
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Né en 1929 près de Cologne, Jürgen Habermas a fait ses études de philosophie à partir de 1949 à Göttingen puis à Bonn. Assistant de Theodor Adorno à Francfort à partir de 1956, successeur en 1964 de Max Horkheimer à la chaire de philosophie, il incarne la deuxième génération de l'école de Francfort et se distingue d'emblée de ses maîtres par son refus du pessimisme et sa volonté d'inscrire dans les faits le renouveau de la démocratie. N'ayant cessé de mener conjointement son travail de recherche et une activité journalistique qui le conduisit à de multiples prises de position publiques, il a exprimé sa sympathie critique au mouvement étudiant à la fin des années 60, s'est opposé vigoureusement, en 1986 et 1987, aux historiens conservateurs allemands qui voulaient réduire le nazisme à une sorte de réponse défensive au communisme, est intervenu de manière critique à diverses occasions à propos de la réunification de l'Allemagne et du rôle de la Constitution. Sa carrière universitaire le conduit à enseigner à Marbourg, à Heidelberg et auprès de Hans-Georg Gadamer, dont il discutera par la suite la philosophie, ainsi qu'aux États-Unis.
Il dirige l'Institut Max-Planck de sciences sociales de 1971 à 1982. En 1982, il se voit refuser un poste de professeur à Munich, tandis que la presse conservatrice déclenche contre lui une campagne de diffamation. Il retrouve alors son poste à Francfort, qu'il ne quittera plus jusqu'à sa retraite en 1994, où il demeure aujourd'hui professeur émérite.
Auteur d'une oeuvre considérable, dont une vingtaine de volumes sont déjà traduits en français, Habermas fait principalement reposer sa tentative pour fonder la raison et le droit sur l'idée d'une communication sociale élémentaire, qui serait garante des principes. Ses recherches, au cours des dix dernières années, ont porté plus particulièrement sur les fondements de la démocratie contemporaine et sur les relations entre l'universalisme des droits de l'homme et le monde actuel, marqué à la fois par la globalisation et le multiculturalisme.
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Présentation de Jacques Poulain :
Rien n'est plus étranger à Jürgen Habermas qu'une conception ésotérique de la philosophie. Il refuse l'idée que le travail de la réflexion soit nécessairement une activité accessible à quelques uns. La pensée n'est donc pas, à ses yeux, réservée à une minuscule élite. Elle doit influencer son temps, se mêler à sa façon aux affaires du monde. Dès les années 50, alors qu'il était encore étudiant, le jeune philosophe publiait, à côté de ses travaux de recherche, de nombreux articles dans les journeaux. Son activité publique n'a jamais cessé de se conjuguer à ses méditations philosophiques, non pas simplement comme deux faces d'une même personnalité mais bien comme une cohérence évidente qui rend indissociables et complémentaires "connaître" et "agir".
Loin des tours d'ivoire et de la seule contemplation des vérités théoriques, Habermas s'est toujours attaché à faire partager ses convictions de la manière la plus large possible. Le souci de contribuer à une transformation de l'opinion publique internationale est au coeur de ses analyses. S'il ne saurait être question de rappeler en quelques phrases la matière d'une trentaine de volumes déjà publiés, on peut tenter de mettre en lumière quelques points essentiels de ses analyses présentes, avec l'aide du philosophe lui-même.
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Entretien :
Une première demande s'adresse à l'auteur de Droit et démocratie (Paris, Gallimard, 1997)
J.P. Pourquoi revenir aujourd'hui sur l'idée de démocratie? Ne sagit-il pas d'une notion suffisamment claire et bien établie?
J.H. -Au contraire, répond Jürgen Habermas, il importe au plus haut point de savoir comment on peut se représenter qu'une société, aujourd'hui encore, agisse sur elle-même de façon démocratique. Sans doute le noyau de l'idée démocratique est-il tout à fait clair. Rousseau l'avait déjà formulé nettement: la vie politique commune doit être organisée de telle sorte que les destinataires du droit en vigueur puissent se considérer en même temps comme ses auteurs. C'est bien sur cette notion que se fonde l'État constitutionnel moderne. Cet État se définit à ses propres yeux comme une association volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur vie en commun de façon légitime et recourent pour ce faire au droit positif.
La question qui s'impose à nous aujourd'hui est de savoir si une telle idée n'est pas nécessairement tenue en échec par la complexité des sociétés. Or l'idée démocratique doit évidemment rester en contact avec la réalité si elle veut continuer à inspirer la pratique des citoyens et des hommes politiques, de même que celle des juges et des fonctionnaires. Si cette idée n'avait plus de lien avec la réalité, comme beaucoup le pensent à présent, il existerait alors seulement des individus privés et des partenaires sociaux, mais il n'y aurait plus, à proprement parler, de citoyens. En ce cas, on n'aurait plus affaire, dans la vie commune, qu'à des options individuelles, et non aux libertés de citoyens soumis à une pratique commune. On verrait se reconstituer sous une nouvelle forme le fatalisme qui régnait jadis dans les anciens royaumes, avec cette différence que ce ne serait plus des dieux qui régleraient les destins. Les marchés indiqueraient les possibilités entre lesquelles on aurait à se décider, chacun pour soi, en se pliant à la logique de l'économie d'entreprise et à ses exigences d'adaptabilité.
J.P. Où trouver une autre façon de comprendre la démocratie, qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes? Pour Jürgen Habermas, la solution est à chercher dans une nouvelle élaboration de l'autodétermination politique. Elle devrait correspondre à la réalité de la communication dans le monde contemporain, tout en préservant l'existence effective des citoyens et leur rôle actif. C'est pourquoi il convient de repenser positivement le rôle des médias de l'ère électronique.
J.H. -Si les médias exercent un nouveau type de pouvoir, qui demande évidemment à être contrôlé, ils ont en même temps l'avantage de rendre possible la communication simultanée d'un nombre infini de personnes qui ne se connaissent pas et sont très éloignées les unes des autres.
Un espace public de ce genre est une arène aux frontières fluides, où quelques acteurs lancent des mots-clefs, se saisissent des thèmes et y apportent leur contribution, tandis qu'un public dispersé, traversé de voix multiples, peut prendre position, au même moment, par "oui" ou par "non". Aujourd'hui, l'espace public d'un pays voit se raccorder à lui de nombreux espaces publics différents en fonction des médias, des sujets, des personnes et des lieux. Pour former démocratiquement l'opinion publique, cet espace politique doit parvenir à intégrer les voix marginales. Il doit pouvoir se constituer comme une caisse de résonnance des problèmes sociaux globaux, en étant réceptif aux impulsions émanant des mondes vécus privés. Car nous, les citoyens moyens, nous tirons le bilan des problèmes sociaux dans la monnaie de nos expériences vécues, que ce soit comme membres d'une communauté, comme clients, comme usagers ou consommateurs.
J.P. En prolongeant cette réflexion, Habermas suggère que la régulation de l'espace politique public ne se limite pas au cadre classiquement délimité "des parlements, des tribunaux et des administrations". Il s'agit somme toute d'imaginer une ouverture de l'espace politique à de nouvelles formes d'expression des libertés civiques.
J.H. -L'influence d'opinions publiques qui se sont constituées de manière informelle doit pouvoir se transformer en pouvoir communicationnel, et de là en pouvoir administratif. Cette nouvelle version de l'autodétermination démocratique n'est pas dépendante, comme dans la tradition républicaine, de l'orientation vers le bien commun adoptée par des citoyens vertueux, mais elle ne s'aligne pas non plus sur le modèle du marché, comme une agrégation de décisions adoptées par des consommateurs.
J.P. De même que les marchés ne s'arrêtent plus aux frontières nationales, les nouvelles formes de citoyenneté doivent s'étendre et s'exercer bien au-delà du cadre des États-nations. Cette citoyenneté universelle concrètement mise en oeuvre, est pour le philosophe un élément déterminant, car sans elle les fractures entre les pays et au sein même des sociétés nationales se multiplieront irréparablement.
J.H. -La citoyenneté démocratique est le seul ciment qui puisse maintenir une cohésion entre des sociétés qui s'éloignent les unes des autres. Et cela vaut autant entre ces sociétés qu'à l'intérieur d'elles-mêmes. En effet, comme chacun sait, nous faisons aujourd'hui l'expérience, au sein des sociétés européennes, d'une nouvelle scission économique. D'un côté, de solides élites s'appuient sur une majorité de plus en plus rétrécie et qui se sent menacée par son propre déclin. De l'autre côté ne cessent de croître les minorités composées de chômeurs, de pauvres, de sans-abri, d'immigrés, ainsi que de tous ceux qui n'ont plus socialement assez de forces pour changer quoi que ce soit à leur destinée. Dans ces conditions, les relations informelles, qui constituent habituellement une large part du lien social, en viennent inévitablement à s'effriter. Il ne subsiste plus, comme une sorte de caution ultime, que la solidarité des citoyens, cette solidarité entre étrangers qui avait réussi à se forger pour la première fois dans l'État-nation des XIXe et XXe siècle.
J.P. Habermas considère que la forme historique de l'État-nation se trouve aujourd'hui dépassée.
J.H. -Son espace d'action se voit restreint par les impératifs des marchés financiers mondiaux, par l'accélération des mouvements de capitaux, par l'internationalisation des marchés du travail, voire par la dramatisation de toutes ces tendances que suscite l'idéologie de la concurrence liée à l'implantation des entreprises. Les eurosceptiques de droite et de gauche réagissent à cette situation en voulant refermer les portes des États-nations que la construction de l'Europe a déjà ouvertes. Cette attitude défensive constitue à mes yeux une erreur. Nous devrions au contraire développer énergiquement des capacités d'action politique au niveau supranational. C'est seulement ainsi que la politique pourra croître en même temps que les marchés et apprivoiser une économie globalisée, de façon à sauver l'État social à l'échelle européenne, ainsi que le suggère à juste titre Pierre Bourquer d'un néolibéralisme qui a démissionné de la politique et d'un euroscepticisme que j'estime pour ma part tout à fait erroné.
J.P. En voulant légitimer ainsi une nouvelle politique démocratique supranationale par l'existence universelle des droits de l'homme, Jürgen Habermas se trouve nécessairement conduit à expliquer en quel sens il entend cette universalité et comment, à ses yeux, elle se justifie.
J.H. -L'écrit de Kant sur La paix perpétuelle et son idée d'une "condition cosmopolite" retiennent aujourd'hui à nouveau l'attention, car les États souverains ont perdu depuis longtemps cette sorte d'"innocence" que leur attribue le droit des peuples. Les crimes les plus monstrueux commis au XXe siècle l'ont été par des gouvernements et par leurs fonctionnaires. Chaque gouvernement qui porte atteinte aux droits de l'homme se trouve de ce fait même en état de guerre avec sa propre population. C'est pourquoi les États qui se sont réunis en une organisation mondiale doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être les droits de l'homme.
J.P. Chacun sait qu'un tel accord n'est pas simple; il se trouve aujourd'hui rendu à la fois indispensable et difficile par les discussions qui ont mis en cause le modèle universaliste occidental.
J.H. -Un débat interculturel animé s'est ouvert à propos des diverses versions de ces droits qui se trouvent être en concurrence. On en est venu à reprocher aux droits de l'homme de n'être qu'une expression idéologique de la domination occidentale et un instrument mis à son service. Nous autres européens, nous ne devrions pourtant pas accepter de voir ceux qui appartiennent à d'autres cultures nous figer dans la représentation d'un individualisme possessif. Il me semble qu'une version "intersubjective" des droits de l'homme, ce que j'aimerais pour ma part proposer, est mieux faite pour repousser le soupçon d'européocentrisme.
J.P. En construisant cet espace éthique du dialogue, Jürgen Habermas est fidèle à la loi fondatrice de l'échange critique et philosophique. En poursuivant l'élaboration concrète d'un espace international cosmopolite, il tient la promesse de sa génération: produire une philosophie qui empêche le retour du nazisme.
Propos traduits de l'allemand par Elfie et Jacques Poulain
[ Edité par Agraw_n_Bariz le 17/7/2005 12:10 ]
Paru dans Le monde des livres, le 10.1.1997.
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Né en 1929 près de Cologne, Jürgen Habermas a fait ses études de philosophie à partir de 1949 à Göttingen puis à Bonn. Assistant de Theodor Adorno à Francfort à partir de 1956, successeur en 1964 de Max Horkheimer à la chaire de philosophie, il incarne la deuxième génération de l'école de Francfort et se distingue d'emblée de ses maîtres par son refus du pessimisme et sa volonté d'inscrire dans les faits le renouveau de la démocratie. N'ayant cessé de mener conjointement son travail de recherche et une activité journalistique qui le conduisit à de multiples prises de position publiques, il a exprimé sa sympathie critique au mouvement étudiant à la fin des années 60, s'est opposé vigoureusement, en 1986 et 1987, aux historiens conservateurs allemands qui voulaient réduire le nazisme à une sorte de réponse défensive au communisme, est intervenu de manière critique à diverses occasions à propos de la réunification de l'Allemagne et du rôle de la Constitution. Sa carrière universitaire le conduit à enseigner à Marbourg, à Heidelberg et auprès de Hans-Georg Gadamer, dont il discutera par la suite la philosophie, ainsi qu'aux États-Unis.
Il dirige l'Institut Max-Planck de sciences sociales de 1971 à 1982. En 1982, il se voit refuser un poste de professeur à Munich, tandis que la presse conservatrice déclenche contre lui une campagne de diffamation. Il retrouve alors son poste à Francfort, qu'il ne quittera plus jusqu'à sa retraite en 1994, où il demeure aujourd'hui professeur émérite.
Auteur d'une oeuvre considérable, dont une vingtaine de volumes sont déjà traduits en français, Habermas fait principalement reposer sa tentative pour fonder la raison et le droit sur l'idée d'une communication sociale élémentaire, qui serait garante des principes. Ses recherches, au cours des dix dernières années, ont porté plus particulièrement sur les fondements de la démocratie contemporaine et sur les relations entre l'universalisme des droits de l'homme et le monde actuel, marqué à la fois par la globalisation et le multiculturalisme.
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Présentation de Jacques Poulain :
Rien n'est plus étranger à Jürgen Habermas qu'une conception ésotérique de la philosophie. Il refuse l'idée que le travail de la réflexion soit nécessairement une activité accessible à quelques uns. La pensée n'est donc pas, à ses yeux, réservée à une minuscule élite. Elle doit influencer son temps, se mêler à sa façon aux affaires du monde. Dès les années 50, alors qu'il était encore étudiant, le jeune philosophe publiait, à côté de ses travaux de recherche, de nombreux articles dans les journeaux. Son activité publique n'a jamais cessé de se conjuguer à ses méditations philosophiques, non pas simplement comme deux faces d'une même personnalité mais bien comme une cohérence évidente qui rend indissociables et complémentaires "connaître" et "agir".
Loin des tours d'ivoire et de la seule contemplation des vérités théoriques, Habermas s'est toujours attaché à faire partager ses convictions de la manière la plus large possible. Le souci de contribuer à une transformation de l'opinion publique internationale est au coeur de ses analyses. S'il ne saurait être question de rappeler en quelques phrases la matière d'une trentaine de volumes déjà publiés, on peut tenter de mettre en lumière quelques points essentiels de ses analyses présentes, avec l'aide du philosophe lui-même.
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Entretien :
Une première demande s'adresse à l'auteur de Droit et démocratie (Paris, Gallimard, 1997)
J.P. Pourquoi revenir aujourd'hui sur l'idée de démocratie? Ne sagit-il pas d'une notion suffisamment claire et bien établie?
J.H. -Au contraire, répond Jürgen Habermas, il importe au plus haut point de savoir comment on peut se représenter qu'une société, aujourd'hui encore, agisse sur elle-même de façon démocratique. Sans doute le noyau de l'idée démocratique est-il tout à fait clair. Rousseau l'avait déjà formulé nettement: la vie politique commune doit être organisée de telle sorte que les destinataires du droit en vigueur puissent se considérer en même temps comme ses auteurs. C'est bien sur cette notion que se fonde l'État constitutionnel moderne. Cet État se définit à ses propres yeux comme une association volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur vie en commun de façon légitime et recourent pour ce faire au droit positif.
La question qui s'impose à nous aujourd'hui est de savoir si une telle idée n'est pas nécessairement tenue en échec par la complexité des sociétés. Or l'idée démocratique doit évidemment rester en contact avec la réalité si elle veut continuer à inspirer la pratique des citoyens et des hommes politiques, de même que celle des juges et des fonctionnaires. Si cette idée n'avait plus de lien avec la réalité, comme beaucoup le pensent à présent, il existerait alors seulement des individus privés et des partenaires sociaux, mais il n'y aurait plus, à proprement parler, de citoyens. En ce cas, on n'aurait plus affaire, dans la vie commune, qu'à des options individuelles, et non aux libertés de citoyens soumis à une pratique commune. On verrait se reconstituer sous une nouvelle forme le fatalisme qui régnait jadis dans les anciens royaumes, avec cette différence que ce ne serait plus des dieux qui régleraient les destins. Les marchés indiqueraient les possibilités entre lesquelles on aurait à se décider, chacun pour soi, en se pliant à la logique de l'économie d'entreprise et à ses exigences d'adaptabilité.
J.P. Où trouver une autre façon de comprendre la démocratie, qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes? Pour Jürgen Habermas, la solution est à chercher dans une nouvelle élaboration de l'autodétermination politique. Elle devrait correspondre à la réalité de la communication dans le monde contemporain, tout en préservant l'existence effective des citoyens et leur rôle actif. C'est pourquoi il convient de repenser positivement le rôle des médias de l'ère électronique.
J.H. -Si les médias exercent un nouveau type de pouvoir, qui demande évidemment à être contrôlé, ils ont en même temps l'avantage de rendre possible la communication simultanée d'un nombre infini de personnes qui ne se connaissent pas et sont très éloignées les unes des autres.
Un espace public de ce genre est une arène aux frontières fluides, où quelques acteurs lancent des mots-clefs, se saisissent des thèmes et y apportent leur contribution, tandis qu'un public dispersé, traversé de voix multiples, peut prendre position, au même moment, par "oui" ou par "non". Aujourd'hui, l'espace public d'un pays voit se raccorder à lui de nombreux espaces publics différents en fonction des médias, des sujets, des personnes et des lieux. Pour former démocratiquement l'opinion publique, cet espace politique doit parvenir à intégrer les voix marginales. Il doit pouvoir se constituer comme une caisse de résonnance des problèmes sociaux globaux, en étant réceptif aux impulsions émanant des mondes vécus privés. Car nous, les citoyens moyens, nous tirons le bilan des problèmes sociaux dans la monnaie de nos expériences vécues, que ce soit comme membres d'une communauté, comme clients, comme usagers ou consommateurs.
J.P. En prolongeant cette réflexion, Habermas suggère que la régulation de l'espace politique public ne se limite pas au cadre classiquement délimité "des parlements, des tribunaux et des administrations". Il s'agit somme toute d'imaginer une ouverture de l'espace politique à de nouvelles formes d'expression des libertés civiques.
J.H. -L'influence d'opinions publiques qui se sont constituées de manière informelle doit pouvoir se transformer en pouvoir communicationnel, et de là en pouvoir administratif. Cette nouvelle version de l'autodétermination démocratique n'est pas dépendante, comme dans la tradition républicaine, de l'orientation vers le bien commun adoptée par des citoyens vertueux, mais elle ne s'aligne pas non plus sur le modèle du marché, comme une agrégation de décisions adoptées par des consommateurs.
J.P. De même que les marchés ne s'arrêtent plus aux frontières nationales, les nouvelles formes de citoyenneté doivent s'étendre et s'exercer bien au-delà du cadre des États-nations. Cette citoyenneté universelle concrètement mise en oeuvre, est pour le philosophe un élément déterminant, car sans elle les fractures entre les pays et au sein même des sociétés nationales se multiplieront irréparablement.
J.H. -La citoyenneté démocratique est le seul ciment qui puisse maintenir une cohésion entre des sociétés qui s'éloignent les unes des autres. Et cela vaut autant entre ces sociétés qu'à l'intérieur d'elles-mêmes. En effet, comme chacun sait, nous faisons aujourd'hui l'expérience, au sein des sociétés européennes, d'une nouvelle scission économique. D'un côté, de solides élites s'appuient sur une majorité de plus en plus rétrécie et qui se sent menacée par son propre déclin. De l'autre côté ne cessent de croître les minorités composées de chômeurs, de pauvres, de sans-abri, d'immigrés, ainsi que de tous ceux qui n'ont plus socialement assez de forces pour changer quoi que ce soit à leur destinée. Dans ces conditions, les relations informelles, qui constituent habituellement une large part du lien social, en viennent inévitablement à s'effriter. Il ne subsiste plus, comme une sorte de caution ultime, que la solidarité des citoyens, cette solidarité entre étrangers qui avait réussi à se forger pour la première fois dans l'État-nation des XIXe et XXe siècle.
J.P. Habermas considère que la forme historique de l'État-nation se trouve aujourd'hui dépassée.
J.H. -Son espace d'action se voit restreint par les impératifs des marchés financiers mondiaux, par l'accélération des mouvements de capitaux, par l'internationalisation des marchés du travail, voire par la dramatisation de toutes ces tendances que suscite l'idéologie de la concurrence liée à l'implantation des entreprises. Les eurosceptiques de droite et de gauche réagissent à cette situation en voulant refermer les portes des États-nations que la construction de l'Europe a déjà ouvertes. Cette attitude défensive constitue à mes yeux une erreur. Nous devrions au contraire développer énergiquement des capacités d'action politique au niveau supranational. C'est seulement ainsi que la politique pourra croître en même temps que les marchés et apprivoiser une économie globalisée, de façon à sauver l'État social à l'échelle européenne, ainsi que le suggère à juste titre Pierre Bourquer d'un néolibéralisme qui a démissionné de la politique et d'un euroscepticisme que j'estime pour ma part tout à fait erroné.
J.P. En voulant légitimer ainsi une nouvelle politique démocratique supranationale par l'existence universelle des droits de l'homme, Jürgen Habermas se trouve nécessairement conduit à expliquer en quel sens il entend cette universalité et comment, à ses yeux, elle se justifie.
J.H. -L'écrit de Kant sur La paix perpétuelle et son idée d'une "condition cosmopolite" retiennent aujourd'hui à nouveau l'attention, car les États souverains ont perdu depuis longtemps cette sorte d'"innocence" que leur attribue le droit des peuples. Les crimes les plus monstrueux commis au XXe siècle l'ont été par des gouvernements et par leurs fonctionnaires. Chaque gouvernement qui porte atteinte aux droits de l'homme se trouve de ce fait même en état de guerre avec sa propre population. C'est pourquoi les États qui se sont réunis en une organisation mondiale doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être les droits de l'homme.
J.P. Chacun sait qu'un tel accord n'est pas simple; il se trouve aujourd'hui rendu à la fois indispensable et difficile par les discussions qui ont mis en cause le modèle universaliste occidental.
J.H. -Un débat interculturel animé s'est ouvert à propos des diverses versions de ces droits qui se trouvent être en concurrence. On en est venu à reprocher aux droits de l'homme de n'être qu'une expression idéologique de la domination occidentale et un instrument mis à son service. Nous autres européens, nous ne devrions pourtant pas accepter de voir ceux qui appartiennent à d'autres cultures nous figer dans la représentation d'un individualisme possessif. Il me semble qu'une version "intersubjective" des droits de l'homme, ce que j'aimerais pour ma part proposer, est mieux faite pour repousser le soupçon d'européocentrisme.
J.P. En construisant cet espace éthique du dialogue, Jürgen Habermas est fidèle à la loi fondatrice de l'échange critique et philosophique. En poursuivant l'élaboration concrète d'un espace international cosmopolite, il tient la promesse de sa génération: produire une philosophie qui empêche le retour du nazisme.
Propos traduits de l'allemand par Elfie et Jacques Poulain
[ Edité par Agraw_n_Bariz le 17/7/2005 12:10 ]