INTERVIEW : Abdellah Baïda, professeur à l'Ecole normale supérieure de Rabat
Longtemps marginalisé, l'homme de lettres est désormais enseigné au programme de français
Le Matin : Vous venez de publier un livre intitulé «Les Voix de Khaïr-Eddine». Pourquoi avoir choisi précisément cet écrivain ?
Abdellah Baïda : Khaïr-Eddine n'a pas été suffisamment étudié et son œuvre le mérite bien. C'est le premier livre qui lui est entièrement consacré (à l'exception d'un ouvrage collectif et des actes d'un colloque)… c'est trop peu pour une telle sommité de la littérature. Mon livre se veut donc, comme le suggère son sous-titre «Pour une lecture des récits de l'enfant terrible », une sorte d'introduction à l'étude de son œuvre que je n'ai pas pu d'ailleurs aborder dans sa globalité puisque je me suis contenté de travailler sur quelques récits que j'ai estimés représentatifs.
Il est donc essentiellement question de ses romans "Agadir" (son premier roman publié en 1967, nous fêtons cette année son 40e anniversaire !), "Le Déterreur" (1973), "Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants" (1978), "Légende et vie d'Agoun'chich" (1984). Je n'ai pas traité de sa poésie, à part quelques fragments, car elle mérite une étude à part.
En plongeant longuement dans l'œuvre de Khair-Eddine, quel enseignement tirez-vous de cette
expérience ?
C'est une expérience d'une grande richesse. L'œuvre de Khaïr-Eddine pourrait apprendre au lecteur beaucoup de choses. Un panorama de sa production littéraire et de son parcours donnerait un aperçu aussi bien sur l'évolution de la littérature marocaine que sur l'histoire même du Maroc. Khaïr-Eddine a vécu intensément la phase douloureuse du lendemain de l'indépendance.
Il était obligé en 1966 de quitter le Maroc pour pouvoir écrire et toutes les crises de cette période, fin des années 60 et les années 70, se retrouvent dans son œuvre. En fait, « les années de plomb» étaient là dans ses textes avant le terme ! La dimension esthétique n'en est pas pour autant sacrifiée, Khaïr-Eddine était très exigeant en ce qui concerne la forme de ses textes, c'était une bataille permanente avec le verbe et les structure de la langue française… c'est ici un autre combat qu'il a nommé dans son récit "Moi l'aigre" (1970): « la guérilla linguistique ».L'œuvre de Khaïr-Eddine demeure représentative de toutes les problématiques qui ont préoccupé l'après-indépendance : l'identité, le rapport à la langue française, la violence de l'Histoire, la démocratisation du pays, le rapport au passé et à l'Occident.
Khaïr-Eddine puise dans l'utilisation du «je». Egocentrisme ou rébellion contre notre culture qui privilégie le groupe, la communauté au détriment de l'individu ?
C'est vrai que j'ai soulevé la présence du « je » dans un chapitre que j'ai intitulé « Voix du je et jeu des voix » mais c'est justement pour démontrer que nous ne sommes pas dans une littérature où l'auteur verse dans un certain nombrilisme.
Khaïr-Eddine est un virtuose qui a savamment composé une belle symphonie en arrangeant la voix de l'individu et celle du collectif. Il a tout simplement trouvé le ton juste !
Malgré son œuvre considérable, Khaïr-Eddine n'a pas eu la reconnaissance méritée. Est-ce un boycott ou une méconnaissance de l'œuvre de cet écrivain ?
Khaïr-Eddine n'a pas été reconnu à sa juste valeur. L'une des raisons en est la censure car pendant longtemps son œuvre ne pouvait pas franchir les frontières marocaines sauf sous le manteau.
C'est une période de notre histoire et son œuvre en a beaucoup souffert, elle en garde les stigmates. Mais il y a d'autres raisons dont celles inhérentes à l'œuvre, d'autres à l'auteur et celles imputables aux lecteurs.
L'œuvre n'est pas une reproduction d'un modèle classique, c'est une recherche permanente d'une nouvelle forme, une quête d'un langage neuf et des thématiques dérangeantes. L'auteur quant à lui ne cherchait pas à être sous les projecteurs… c'est dans les marges de la société qu'il trouvait son élément fortifiant.
Le lecteur est appelé à faire un effort pour aborder cette œuvre car Khaïr-Eddine ne lui fait pas de concessions; il respecte son intelligence ! Cela dit, cette œuvre retrouve maintenant un certain regain d'intérêt : elle commence à être rééditée au Maroc, certains ouvrages ont été traduits en arabe et la dernière bonne nouvelle est que le programme du français du baccalauréat comptera à partir de septembre parmi les œuvres étudiées "Il était une fois un vieux couple heureux", un récit posthume de Khaïr-Eddine publié en 2002.
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Rencontres littéraires
Agrégé de lettres françaises, docteur en littérature et culture maghrébines, francophones et comparées, Abdellah Baïda enseigne à l'Ecole normale supérieure de Rabat et vient de publier «Les Voix de Khaïr-Eddine» (Pour une lecture des récits de l'enfant terrible), aux éditions Bouregreg.
Prochaines signatures du livre: mercredi 4 juillet au CPR de Rabat à 9h dans le cadre de l'Université d'été de l'Institut français de Rabat (IFR) et vendredi 13 juillet à 18h30, à la bibliothèque « La Source », 24 av. du Chellah, toujours dans la capitale.
Enfin, soulignons que M. Baida est l'initiateur des rencontres littéraires organisés entre collégiens et écrivains en partenariat avec l'IFR.
Propos recueillis par Rachid Tarik | LE MATIN
Longtemps marginalisé, l'homme de lettres est désormais enseigné au programme de français
Le Matin : Vous venez de publier un livre intitulé «Les Voix de Khaïr-Eddine». Pourquoi avoir choisi précisément cet écrivain ?
Abdellah Baïda : Khaïr-Eddine n'a pas été suffisamment étudié et son œuvre le mérite bien. C'est le premier livre qui lui est entièrement consacré (à l'exception d'un ouvrage collectif et des actes d'un colloque)… c'est trop peu pour une telle sommité de la littérature. Mon livre se veut donc, comme le suggère son sous-titre «Pour une lecture des récits de l'enfant terrible », une sorte d'introduction à l'étude de son œuvre que je n'ai pas pu d'ailleurs aborder dans sa globalité puisque je me suis contenté de travailler sur quelques récits que j'ai estimés représentatifs.
Il est donc essentiellement question de ses romans "Agadir" (son premier roman publié en 1967, nous fêtons cette année son 40e anniversaire !), "Le Déterreur" (1973), "Une Vie, un rêve, un peuple toujours errants" (1978), "Légende et vie d'Agoun'chich" (1984). Je n'ai pas traité de sa poésie, à part quelques fragments, car elle mérite une étude à part.
En plongeant longuement dans l'œuvre de Khair-Eddine, quel enseignement tirez-vous de cette
expérience ?
C'est une expérience d'une grande richesse. L'œuvre de Khaïr-Eddine pourrait apprendre au lecteur beaucoup de choses. Un panorama de sa production littéraire et de son parcours donnerait un aperçu aussi bien sur l'évolution de la littérature marocaine que sur l'histoire même du Maroc. Khaïr-Eddine a vécu intensément la phase douloureuse du lendemain de l'indépendance.
Il était obligé en 1966 de quitter le Maroc pour pouvoir écrire et toutes les crises de cette période, fin des années 60 et les années 70, se retrouvent dans son œuvre. En fait, « les années de plomb» étaient là dans ses textes avant le terme ! La dimension esthétique n'en est pas pour autant sacrifiée, Khaïr-Eddine était très exigeant en ce qui concerne la forme de ses textes, c'était une bataille permanente avec le verbe et les structure de la langue française… c'est ici un autre combat qu'il a nommé dans son récit "Moi l'aigre" (1970): « la guérilla linguistique ».L'œuvre de Khaïr-Eddine demeure représentative de toutes les problématiques qui ont préoccupé l'après-indépendance : l'identité, le rapport à la langue française, la violence de l'Histoire, la démocratisation du pays, le rapport au passé et à l'Occident.
Khaïr-Eddine puise dans l'utilisation du «je». Egocentrisme ou rébellion contre notre culture qui privilégie le groupe, la communauté au détriment de l'individu ?
C'est vrai que j'ai soulevé la présence du « je » dans un chapitre que j'ai intitulé « Voix du je et jeu des voix » mais c'est justement pour démontrer que nous ne sommes pas dans une littérature où l'auteur verse dans un certain nombrilisme.
Khaïr-Eddine est un virtuose qui a savamment composé une belle symphonie en arrangeant la voix de l'individu et celle du collectif. Il a tout simplement trouvé le ton juste !
Malgré son œuvre considérable, Khaïr-Eddine n'a pas eu la reconnaissance méritée. Est-ce un boycott ou une méconnaissance de l'œuvre de cet écrivain ?
Khaïr-Eddine n'a pas été reconnu à sa juste valeur. L'une des raisons en est la censure car pendant longtemps son œuvre ne pouvait pas franchir les frontières marocaines sauf sous le manteau.
C'est une période de notre histoire et son œuvre en a beaucoup souffert, elle en garde les stigmates. Mais il y a d'autres raisons dont celles inhérentes à l'œuvre, d'autres à l'auteur et celles imputables aux lecteurs.
L'œuvre n'est pas une reproduction d'un modèle classique, c'est une recherche permanente d'une nouvelle forme, une quête d'un langage neuf et des thématiques dérangeantes. L'auteur quant à lui ne cherchait pas à être sous les projecteurs… c'est dans les marges de la société qu'il trouvait son élément fortifiant.
Le lecteur est appelé à faire un effort pour aborder cette œuvre car Khaïr-Eddine ne lui fait pas de concessions; il respecte son intelligence ! Cela dit, cette œuvre retrouve maintenant un certain regain d'intérêt : elle commence à être rééditée au Maroc, certains ouvrages ont été traduits en arabe et la dernière bonne nouvelle est que le programme du français du baccalauréat comptera à partir de septembre parmi les œuvres étudiées "Il était une fois un vieux couple heureux", un récit posthume de Khaïr-Eddine publié en 2002.
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Rencontres littéraires
Agrégé de lettres françaises, docteur en littérature et culture maghrébines, francophones et comparées, Abdellah Baïda enseigne à l'Ecole normale supérieure de Rabat et vient de publier «Les Voix de Khaïr-Eddine» (Pour une lecture des récits de l'enfant terrible), aux éditions Bouregreg.
Prochaines signatures du livre: mercredi 4 juillet au CPR de Rabat à 9h dans le cadre de l'Université d'été de l'Institut français de Rabat (IFR) et vendredi 13 juillet à 18h30, à la bibliothèque « La Source », 24 av. du Chellah, toujours dans la capitale.
Enfin, soulignons que M. Baida est l'initiateur des rencontres littéraires organisés entre collégiens et écrivains en partenariat avec l'IFR.
Propos recueillis par Rachid Tarik | LE MATIN