L¹écrivain marocain Abdelkebir Khatibi a accordé l¹entretien que nous publions dans cette édition et qui a été réalisé par Abdallah Belghiti Alaoui en marge du FIFM, et ce en prélude à un ensemble d¹entretiens avec des réalisateurs et comédiens marocains et étrangers. Cet entretien a traité du cinéma en particulier et de l¹image en général, selon la thématique suivante : l¹image de soi dans le regard de l¹autre
Monsieur Abdelkebir Khatibi, vous avez porté un regard pluriel sur le Maroc en tant que sociologue, vos écrits sociologiques sur le Maroc représentent une référence fondamentale, vous avez écrit des romans, vous vous êtes intéressé aux multiples expressions artistiques, écrit sur la peinture et vous êtes poète.
Pour cet entretien, vous nous avez proposé comme éclairage le thème de «l¹image de soi dans le regard de l¹autre». Vous vous êtes intéressé au cinéma, dans quelle perspective cette thématique de l¹image de soi dans le regard de l¹autre, vous interpelle à travers le cinéma en particulier et l¹art en général ?
Abdelkebir Khatibi : Pour que le lecteur puisse se repérer à partir de ce que vous avez dit, il faut signaler qu¹il y a trois tomes qui vont paraître dont l¹un contient tous les récits depuis la mémoire tatouée, jusqu¹au dernier récit qui est féerie d¹un mutant. Le second contient toute la poésie que j¹ai écrite et tout ce que j¹ai écrit sur d¹autres poètes. Le troisième englobe certains de mes essais.
D¹autre part, comme vous l¹avez signalé, il y a trois types d¹écrits que j¹exerce : la fiction, la poésie, le théâtre, mais aussi des essais qui sont en prise avec l¹actualité et qui se sont intéressés à des questions générales comme la culture populaire,la sexualité, la politique au Maroc, la question palestinienne, l¹homme-bombe. Le troisième type d¹écrits que j¹ai publié se rapporte à l¹art, l¹art arabe en particulier, ou bien à l¹art marocain et d¹autres expressions artistiques qui se révèlent à travers des métiers traditionnels, comme celui du tapis. Cela s¹ajoute à tout ce que j¹ai écrit sur l¹art contemporain en général. En tant qu¹écrivain d¹art, j¹écris par rapport à ce que je vois et j¹admire. Je ne fais jamais de commentaires. Je suis porté plutôt à écrire des textes parallèles qui sont censés être publiés d¹une manière autonome.
Ce ne sont pas des greffes par rapport à des ¦uvres, mais plutôt des dialogues.
Comme je suis cinéphile depuis ma petite enfance, et peu à peu j¹ai travaillé plus tard sur l¹image en tant que telle, je suis arrivé du signe écrit à l¹image. Au départ j¹ai travaillé sur la calligraphie puis sur d¹autres arts visuels comme la peinture, la photographie d¹autant plus que je travaille avec les photographes. J¹avais travaillé dans le passé avec le réalisateur Daoud Ould Syad, et j¹ai fait le premier livre sur lui, un livre qui l¹a fait connaître à l¹échelle internationale.
En fait, à travers l¹image on peut analyser, comme vous l¹avez dit, comment une société voile et dévoile les choses. Il suffit parfois d¹étudier une seule image, une photo de film, ou une peinture pour voir quel est l¹enjeu de ce voilement et ce dévoilement, comment une société est regardée et mise en scène par l¹image. Car l¹art peut aussi voiler les choses du fait qu¹il introduit une autre forme d¹interdits et de permissivité. D¹ailleurs il faut bien signaler cet aspect dont souffrent les artistes et les sociétés auxquelles nous appartenons, et c¹est ce qu¹on appelle le thème de la déformation de l¹image. On a parlé d¹ailleurs depuis un certain temps, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, de la déformation de l¹image de l¹islam dans le monde. En ce qui me concerne, je pense que la déformation de l¹image est révélatrice de quelque chose et de ce fait elle est intéressante du fait qu¹on peut la transformer en quelque chose de positif.
Pour détailler cette question, je vais évoquer un conte de jadis, qui raconte l¹histoire de la reine persane Nussabeh qui avait une pratique de l¹art. C¹était à l¹époque d¹Alexandre le Grand qui, à ce moment là, avait entamé la conquête d¹une partie de l¹Asie. L¹histoire se rapporte aussi à la tentative d¹Alexandre de se déguiser en son propre ambassadeur pour s¹introduire dans le palais de Nussabeh. Mais au moment où il s¹est présenté devant la reine dans le but de s¹informer personnellement avant d¹entamer la conquête de la Perse, elle l¹avait reconnu, et lui-même s¹était rendu compte qu¹elle l¹avait reconnu et n¹a pas pu cacher sa peur.
Pour l¹apaiser, la reine le rassure et elle lui dit qu¹elle aimerait lui montrer une ¦uvre d¹art - en fait c¹était un rouleau de soie - qu¹elle a demandé à un de ses aides de dérouler devant Alexandre. Sur ce rouleau, il y¹avait l¹image d¹Alexandre et celles d¹autres rois et empereurs qui lui étaient contemporains. Alexandre ne savait pas que Nussabeh avait envoyé des peintres dans toutes les cours pour faire les portraits des monarques auprès desquels, elle avait une représentation.
La reine, après avoir rassuré encore une fois Alexandre, lui dit : «Je t¹ai montré ton image pour que tu puisses changer l¹image que tu te fais de moi.»
Cette histoire est une belle leçon qui nous permet de voir la remise en scène du personnage et le déliement du problème de la déformation et l¹invention d¹une ¦uvre originale. En ce qui me concerne, je pense que la déformation de l¹image est intéressante et troublante, du fait qu¹elle est en mesure de provoquer des troubles d¹identité chez des personnes fragiles qui ne puisent pas leur force en elles-mêmes.
De ce fait la déformation de l¹image de l¹Occident par l¹Orient et vice versa débouchent sur une situation où les uns diabolisent les autres qui eux de leurs côtés les schématisent. C¹est une situation symptomatique dont on peut faire quelque chose d¹intéressant; d¹ailleurs beaucoup de gens travaillent sur le thème de déformation. En effet, pour moi aussi, l¹image ne relève pas de l¹ordre de l¹illustration ou bien de l¹écrit. Je travaille plutôt sur ce que montre l¹image de soi à soi, comme la peinture, l¹autoportrait, de soi à soi mais aussi de soi à l¹autre, le proche, l¹autre voisin ou l¹autre lointain, l¹étranger, ou bien sur ce que l¹image révèle entre civilisations et cultures. En fait il s¹agit de plusieurs degrés de visibilité et d¹invisibilité qui m¹intéressent.
À titre d¹illustration, je peux évoquer le dernier travail sur l¹image que j¹ai effectué. J¹étais à Tokyo le mois de mars dernier dans le cadre d¹un colloque sur la question de l¹intellectuel au début du 21e siècle, auquel j¹ai assisté. Comme j¹ai un ami japonais photographe que je rencontrais en dehors des assises de ce colloque, je lui ai demandé des portraits de moi pour un livre qui va paraître prochainement. Pendant trois jours on s¹était promené ensemble dans différents endroits avec une caméra vidéo qui lui permettait de travailler en même temps, et du coup j¹ai eu une idée. Comme j¹allais par la suite partir à Chicago, j¹ai pensé demander à un autre cinéaste marocain qui vit dans cette ville, de continuer le travail et de me faire d¹autres portraits à Chicago.
Du coup j¹ai élargi le projet pour qu¹il comporte aussi comme cadre d¹autres villes. De là il y aura un regard pluriel porté par des artistes cinéastes et peintres que je compte inviter pour montrer leur travail dans le cadre d¹une exposition collective et se découvrir mutuellement et, pourquoi pas, qui pourront éventuellement réaliser des projets communs.
Pour aborder mon rapport au cinéma je voudrais signaler de prime abord que j¹ai toujours refusé de donner suite à la demande des cinéastes pour écrire des scénarios, pour la simple raison que c¹est là une tâche qui devrait être effectuée par des professionnels. Ceci ne m¹empêche nullement de donner mon accord pour l¹adaptation d¹une de mes fictions, ou bien d¹écrire un récit qui pourra être traité en termes de scénario et de réalisation par les professionnels du cinéma.
Pour donner un autre exemple concernant la photographie, j¹ai été à Paris il y a deux années en train de travailler avec un éditeur qui dirige «Le cercle d¹art» qui est une maison d¹édition d¹art créée en 1947 par Picasso dans l¹intention de faire travailler les écrivains et les artistes ensemble, comme il l¹avait lui-même fait avec des artistes comme Apollinaire, Eluard et d¹autres. Alors cet éditeur m¹a montré des photos en noir et blanc qu¹il avait prises à l¹âge de 18 ans durant une visite au Maroc. Il voulait les publier, mais aucun éditeur n¹avait accepté d¹éditer l¹album de ce jeune photographe qu¹il était à l¹époque.
Par la suite, ses parents lui ont demandé de s¹inscrire dans une école de gestion d¹entreprises plutôt que de continuer à faire de la photo, chose qu¹il avait faite, puis un jour on lui a proposé de diriger une maison d¹édition et du coup il a commencé à se reintéresser à la photo et à l¹art. Bref, j¹ai proposé à cet éditeur de revenir au Maroc pour reprendre des photos, trente ans après, tout en lui proposant d¹apporter un soutien à ce projet. À mon retour au Maroc, il me contacte pour donner suite à ma proposition. Il est venu au Maroc et a pris 500 photos. Il m¹en remettra 300 sur lesquelles j¹ai écrit un texte parallèle intitulé «Inter-image». Cette collaboration nous a permis tous les deux de travailler ensemble.
En ce qui le concerne, ce retour à la photo lui a permis de régler des choses en rapport avec son passé, et de mon côté cela m¹a permis de travailler sur l¹inter-cultures à travers l¹image.
En fait ce qui m¹intéresse dans ce genre de collaboration c¹est créer des objet plutôt que de faire des commentaires.
Donc cet intérêt pluriel qui traverse la lettre, le signe et l¹image, vu sous l¹angle du thème que nous avons retenu pour cet entretien «l¹image de soi dans le regard de l¹autre» que vous avez décliné dans cet entre-deux entre le voilement et le dévoilement, trait bien commun de toute culture humaine, nous renvoie aussi au cinéma.
Je ne vous demanderai pas de faire un commentaire sur le cinéma marocain ni de faire un état des lieux, mais plutôt de me dire dans quelle mesure le cinéma, comme style et mode d¹écriture spécifique, participe à ce voilement dévoilement, et dans cette quête de soi à travers le regard de l¹autre, tout en sachant comme le disait Schopenhauer que «l¹¦il qui enfin voit tout est incapable de se voir» ?
En fait il y¹a différentes manières de travailler sur le thème de l¹image au cinéma, et il y a plusieurs niveaux pour aborder la question. Le premier niveau réfère au fait que l¹image est partie prenante d¹une réalité du monde, et à partir de là, elle est greffée à la réalité, et cette greffe sur le corps de la société et le corps des cultures nous révèle comment les gens se regardent à travers cette image. Cela m¹intéresse, et c¹est un premier niveau.
Il y a certes d¹autres niveaux moins sociologiques, moins culturalistes comme le niveau évidemment esthétique, le cinéma étant un dialogue avec la mise en forme de ce qu¹on a dans la tête, ce qu¹on peut appeler l¹imaginal. D¹ailleurs Ibn Arabi avait parlé, à sa façon mystique, de l¹imaginal, qui est selon lui un monde d¹images qu¹on porte en soi et en fait nous fait voir le monde. Pas à la manière platonicienne, même si l¹influence platonicienne est perceptible dans cette conception.
Cette notion a été reprise par des critiques d¹art depuis les commentaires de Corbin sur la mystique d¹Ibn Arabi.
Il y a certes ce niveau esthétique, et moi qui écris, ce qui m¹intéresse c¹est que les arts entrent en dialogue entre eux. Donc, moi, l¹homme du signe écrit, je dialogue avec l¹image et la visualisation du monde et le cinéma m¹apprend quelque chose ainsi que tous les arts visuels et les arts artisanaux comme celui du tapis. D¹ailleurs j¹ai écrit des textes sur l¹artisanat et sur toutes les puissances décoratives que les peintres abstraits marocains ou arabes ont repris à leur compte.
Donc, en tant que cinéphile le cinéma, c¹est un plaisir pour moi que je reçois d¹abord, mais en même temps ce plaisir est toujours studieux. Je suis un être inquiet sur le devenir des choses, et ce devenir qui m¹inquiète toujours me fait travailler. Cette image du monde qui est souvent anamorphique, qui est aussi pour les gens une image déstructurée et atomisée, il faut lui donner une certaine cohérence, mais une cohérence qui ne se fige pas, qui ne soit pas anthropique, une cohérence qui a un point, simplement comme un arrêt sur une image, mais il ne faut pas y rester.
Evidemment il y a des artistes ou des écrivains qui se figent et qui ne bougent plus durant tout leur itinéraire intellectuel.
Je voudrais poser une question en rapport avec les fictions que vous avez écrites. Quelle est, selon votre choix, la fiction qui se prête à une adaptation cinématographique ?
À mon avis toutes ces fictions se prêtent à ce genre de traitement. J¹avais d¹ailleurs un projet avec le réalisateur Mohamed Abderahmane Tazi qui malheureusement n¹a pas abouti. je dis cela tout en sachant aussi bien moi que les critiques, et tous ceux qui connaissent mon travail - que je travaille sur l¹image ou la métaphore, celle-ci passe par la visualisation - je lance toujours une image comme les poètes parce que ma formation de base est poétique.
Donc il s¹agit plutôt de la façon par laquelle on opte pour adapter une ¦uvre et qui détermine le traitement du texte par le scénariste et exprime sa sensibilité par rapport aux nuances du texte et aux principes de l¹écriture.
À titre d¹exemple, l¹usage des mots devrait être guidé par cet impératif qui vise à utiliser un minimum de mots pour exprimer un sens dense.
En fait il faut que le sens reste ouvert.
D¹ailleurs, parfois, quelques lecteurs qui n¹ont pas une bonne connaissance de la langue se retrouvent devant la difficulté de suivre le cheminement d¹un texte parce qu¹ils n¹ont pas l¹outillage linguistique. Voilà donc pour moi, tout est transposable.
Vous avez évoqué tout à l¹heure vos différents modes d¹écritures sans mentionner celui en rapport avec vos textes philosophiques. Vous avez publié dernièrement un livre sur Jacques Derrida auquel vous avez rendu souvent hommage et qui était de son vivant l¹un de vos grands amis, est-ce que vous pourriez nous dire un mot sur ce livre ?
C¹est un ensemble de textes que j¹ai réunis et qui concernent mon entretien avec Derrida qui a duré 30 ans, et ça c¹est une manière de lui rendre un hommage actif, mais pas un hommage laudatif chose qu¹il n¹appréciait pas lui-même et moi aussi je n¹aime pas ce genre d¹hommage, parce que sa pensée est vivante. Donc il y a plusieurs textes sur le fond d¹un dialogue sur quelques questions qui nous ont intéressées comme la déconstruction, la décolonisation, le bilinguisme et la question actualisée de la langue, ou bien celles que nous avons travaillées en commun ou séparément.
Vous savez nous avons travaillé ensemble à Rabat, à Paris, aux Etats-Unis. J¹ai ajouté à ces textes un autre que j¹avais écrit quand il était malade, intitulé «Variation sur l¹amitié» et qu¹il avait lu entièrement avant son départ. C¹était en fait ma façon d¹honorer mon adieu.
Autre chose à signaler, c¹est que ce livre comporte aussi la contribution d¹un grand ami peintre que je connaissais depuis longtemps. Derrida le connaissait aussi, et c¹est Valerio Adammé, qui contribua avec des dessins qui vont enrichir le livre, d¹autant plus que Valerio est considéré parmi les plus grands dessinateurs intellectuels au monde.
Mon rapport à la philosophie, je l¹ai détaillé dans un autre livre qui paraîtra en 2008, et j¹hésite encore à lui donner un titre. Peut-être ce sera «La mémoire tatouée».
Je lui ai donné un titre provisoire «Itinéraire d¹un intellectuel», ce livre comportera un chapitre qui relate mon rapport à la philosophie où j¹interpelle d¹ailleurs Abdeslam ben Abdel Ali qui était intervenu dans le cadre d¹un colloque à Grenoble il y a longtemps et qui m¹était consacré et je trouve qu¹à partir de ce qu¹il a dit j¹explicite mon rapport à la philosophie , je vous renvoie à ce texte.
Ce livre sera intitulé «Derrida en effet» te paraîtra aux Éditions Al Manar Paris.
Al-bayane par Abdallah Belghiti Alaoui
Monsieur Abdelkebir Khatibi, vous avez porté un regard pluriel sur le Maroc en tant que sociologue, vos écrits sociologiques sur le Maroc représentent une référence fondamentale, vous avez écrit des romans, vous vous êtes intéressé aux multiples expressions artistiques, écrit sur la peinture et vous êtes poète.
Pour cet entretien, vous nous avez proposé comme éclairage le thème de «l¹image de soi dans le regard de l¹autre». Vous vous êtes intéressé au cinéma, dans quelle perspective cette thématique de l¹image de soi dans le regard de l¹autre, vous interpelle à travers le cinéma en particulier et l¹art en général ?
Abdelkebir Khatibi : Pour que le lecteur puisse se repérer à partir de ce que vous avez dit, il faut signaler qu¹il y a trois tomes qui vont paraître dont l¹un contient tous les récits depuis la mémoire tatouée, jusqu¹au dernier récit qui est féerie d¹un mutant. Le second contient toute la poésie que j¹ai écrite et tout ce que j¹ai écrit sur d¹autres poètes. Le troisième englobe certains de mes essais.
D¹autre part, comme vous l¹avez signalé, il y a trois types d¹écrits que j¹exerce : la fiction, la poésie, le théâtre, mais aussi des essais qui sont en prise avec l¹actualité et qui se sont intéressés à des questions générales comme la culture populaire,la sexualité, la politique au Maroc, la question palestinienne, l¹homme-bombe. Le troisième type d¹écrits que j¹ai publié se rapporte à l¹art, l¹art arabe en particulier, ou bien à l¹art marocain et d¹autres expressions artistiques qui se révèlent à travers des métiers traditionnels, comme celui du tapis. Cela s¹ajoute à tout ce que j¹ai écrit sur l¹art contemporain en général. En tant qu¹écrivain d¹art, j¹écris par rapport à ce que je vois et j¹admire. Je ne fais jamais de commentaires. Je suis porté plutôt à écrire des textes parallèles qui sont censés être publiés d¹une manière autonome.
Ce ne sont pas des greffes par rapport à des ¦uvres, mais plutôt des dialogues.
Comme je suis cinéphile depuis ma petite enfance, et peu à peu j¹ai travaillé plus tard sur l¹image en tant que telle, je suis arrivé du signe écrit à l¹image. Au départ j¹ai travaillé sur la calligraphie puis sur d¹autres arts visuels comme la peinture, la photographie d¹autant plus que je travaille avec les photographes. J¹avais travaillé dans le passé avec le réalisateur Daoud Ould Syad, et j¹ai fait le premier livre sur lui, un livre qui l¹a fait connaître à l¹échelle internationale.
En fait, à travers l¹image on peut analyser, comme vous l¹avez dit, comment une société voile et dévoile les choses. Il suffit parfois d¹étudier une seule image, une photo de film, ou une peinture pour voir quel est l¹enjeu de ce voilement et ce dévoilement, comment une société est regardée et mise en scène par l¹image. Car l¹art peut aussi voiler les choses du fait qu¹il introduit une autre forme d¹interdits et de permissivité. D¹ailleurs il faut bien signaler cet aspect dont souffrent les artistes et les sociétés auxquelles nous appartenons, et c¹est ce qu¹on appelle le thème de la déformation de l¹image. On a parlé d¹ailleurs depuis un certain temps, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, de la déformation de l¹image de l¹islam dans le monde. En ce qui me concerne, je pense que la déformation de l¹image est révélatrice de quelque chose et de ce fait elle est intéressante du fait qu¹on peut la transformer en quelque chose de positif.
Pour détailler cette question, je vais évoquer un conte de jadis, qui raconte l¹histoire de la reine persane Nussabeh qui avait une pratique de l¹art. C¹était à l¹époque d¹Alexandre le Grand qui, à ce moment là, avait entamé la conquête d¹une partie de l¹Asie. L¹histoire se rapporte aussi à la tentative d¹Alexandre de se déguiser en son propre ambassadeur pour s¹introduire dans le palais de Nussabeh. Mais au moment où il s¹est présenté devant la reine dans le but de s¹informer personnellement avant d¹entamer la conquête de la Perse, elle l¹avait reconnu, et lui-même s¹était rendu compte qu¹elle l¹avait reconnu et n¹a pas pu cacher sa peur.
Pour l¹apaiser, la reine le rassure et elle lui dit qu¹elle aimerait lui montrer une ¦uvre d¹art - en fait c¹était un rouleau de soie - qu¹elle a demandé à un de ses aides de dérouler devant Alexandre. Sur ce rouleau, il y¹avait l¹image d¹Alexandre et celles d¹autres rois et empereurs qui lui étaient contemporains. Alexandre ne savait pas que Nussabeh avait envoyé des peintres dans toutes les cours pour faire les portraits des monarques auprès desquels, elle avait une représentation.
La reine, après avoir rassuré encore une fois Alexandre, lui dit : «Je t¹ai montré ton image pour que tu puisses changer l¹image que tu te fais de moi.»
Cette histoire est une belle leçon qui nous permet de voir la remise en scène du personnage et le déliement du problème de la déformation et l¹invention d¹une ¦uvre originale. En ce qui me concerne, je pense que la déformation de l¹image est intéressante et troublante, du fait qu¹elle est en mesure de provoquer des troubles d¹identité chez des personnes fragiles qui ne puisent pas leur force en elles-mêmes.
De ce fait la déformation de l¹image de l¹Occident par l¹Orient et vice versa débouchent sur une situation où les uns diabolisent les autres qui eux de leurs côtés les schématisent. C¹est une situation symptomatique dont on peut faire quelque chose d¹intéressant; d¹ailleurs beaucoup de gens travaillent sur le thème de déformation. En effet, pour moi aussi, l¹image ne relève pas de l¹ordre de l¹illustration ou bien de l¹écrit. Je travaille plutôt sur ce que montre l¹image de soi à soi, comme la peinture, l¹autoportrait, de soi à soi mais aussi de soi à l¹autre, le proche, l¹autre voisin ou l¹autre lointain, l¹étranger, ou bien sur ce que l¹image révèle entre civilisations et cultures. En fait il s¹agit de plusieurs degrés de visibilité et d¹invisibilité qui m¹intéressent.
À titre d¹illustration, je peux évoquer le dernier travail sur l¹image que j¹ai effectué. J¹étais à Tokyo le mois de mars dernier dans le cadre d¹un colloque sur la question de l¹intellectuel au début du 21e siècle, auquel j¹ai assisté. Comme j¹ai un ami japonais photographe que je rencontrais en dehors des assises de ce colloque, je lui ai demandé des portraits de moi pour un livre qui va paraître prochainement. Pendant trois jours on s¹était promené ensemble dans différents endroits avec une caméra vidéo qui lui permettait de travailler en même temps, et du coup j¹ai eu une idée. Comme j¹allais par la suite partir à Chicago, j¹ai pensé demander à un autre cinéaste marocain qui vit dans cette ville, de continuer le travail et de me faire d¹autres portraits à Chicago.
Du coup j¹ai élargi le projet pour qu¹il comporte aussi comme cadre d¹autres villes. De là il y aura un regard pluriel porté par des artistes cinéastes et peintres que je compte inviter pour montrer leur travail dans le cadre d¹une exposition collective et se découvrir mutuellement et, pourquoi pas, qui pourront éventuellement réaliser des projets communs.
Pour aborder mon rapport au cinéma je voudrais signaler de prime abord que j¹ai toujours refusé de donner suite à la demande des cinéastes pour écrire des scénarios, pour la simple raison que c¹est là une tâche qui devrait être effectuée par des professionnels. Ceci ne m¹empêche nullement de donner mon accord pour l¹adaptation d¹une de mes fictions, ou bien d¹écrire un récit qui pourra être traité en termes de scénario et de réalisation par les professionnels du cinéma.
Pour donner un autre exemple concernant la photographie, j¹ai été à Paris il y a deux années en train de travailler avec un éditeur qui dirige «Le cercle d¹art» qui est une maison d¹édition d¹art créée en 1947 par Picasso dans l¹intention de faire travailler les écrivains et les artistes ensemble, comme il l¹avait lui-même fait avec des artistes comme Apollinaire, Eluard et d¹autres. Alors cet éditeur m¹a montré des photos en noir et blanc qu¹il avait prises à l¹âge de 18 ans durant une visite au Maroc. Il voulait les publier, mais aucun éditeur n¹avait accepté d¹éditer l¹album de ce jeune photographe qu¹il était à l¹époque.
Par la suite, ses parents lui ont demandé de s¹inscrire dans une école de gestion d¹entreprises plutôt que de continuer à faire de la photo, chose qu¹il avait faite, puis un jour on lui a proposé de diriger une maison d¹édition et du coup il a commencé à se reintéresser à la photo et à l¹art. Bref, j¹ai proposé à cet éditeur de revenir au Maroc pour reprendre des photos, trente ans après, tout en lui proposant d¹apporter un soutien à ce projet. À mon retour au Maroc, il me contacte pour donner suite à ma proposition. Il est venu au Maroc et a pris 500 photos. Il m¹en remettra 300 sur lesquelles j¹ai écrit un texte parallèle intitulé «Inter-image». Cette collaboration nous a permis tous les deux de travailler ensemble.
En ce qui le concerne, ce retour à la photo lui a permis de régler des choses en rapport avec son passé, et de mon côté cela m¹a permis de travailler sur l¹inter-cultures à travers l¹image.
En fait ce qui m¹intéresse dans ce genre de collaboration c¹est créer des objet plutôt que de faire des commentaires.
Donc cet intérêt pluriel qui traverse la lettre, le signe et l¹image, vu sous l¹angle du thème que nous avons retenu pour cet entretien «l¹image de soi dans le regard de l¹autre» que vous avez décliné dans cet entre-deux entre le voilement et le dévoilement, trait bien commun de toute culture humaine, nous renvoie aussi au cinéma.
Je ne vous demanderai pas de faire un commentaire sur le cinéma marocain ni de faire un état des lieux, mais plutôt de me dire dans quelle mesure le cinéma, comme style et mode d¹écriture spécifique, participe à ce voilement dévoilement, et dans cette quête de soi à travers le regard de l¹autre, tout en sachant comme le disait Schopenhauer que «l¹¦il qui enfin voit tout est incapable de se voir» ?
En fait il y¹a différentes manières de travailler sur le thème de l¹image au cinéma, et il y a plusieurs niveaux pour aborder la question. Le premier niveau réfère au fait que l¹image est partie prenante d¹une réalité du monde, et à partir de là, elle est greffée à la réalité, et cette greffe sur le corps de la société et le corps des cultures nous révèle comment les gens se regardent à travers cette image. Cela m¹intéresse, et c¹est un premier niveau.
Il y a certes d¹autres niveaux moins sociologiques, moins culturalistes comme le niveau évidemment esthétique, le cinéma étant un dialogue avec la mise en forme de ce qu¹on a dans la tête, ce qu¹on peut appeler l¹imaginal. D¹ailleurs Ibn Arabi avait parlé, à sa façon mystique, de l¹imaginal, qui est selon lui un monde d¹images qu¹on porte en soi et en fait nous fait voir le monde. Pas à la manière platonicienne, même si l¹influence platonicienne est perceptible dans cette conception.
Cette notion a été reprise par des critiques d¹art depuis les commentaires de Corbin sur la mystique d¹Ibn Arabi.
Il y a certes ce niveau esthétique, et moi qui écris, ce qui m¹intéresse c¹est que les arts entrent en dialogue entre eux. Donc, moi, l¹homme du signe écrit, je dialogue avec l¹image et la visualisation du monde et le cinéma m¹apprend quelque chose ainsi que tous les arts visuels et les arts artisanaux comme celui du tapis. D¹ailleurs j¹ai écrit des textes sur l¹artisanat et sur toutes les puissances décoratives que les peintres abstraits marocains ou arabes ont repris à leur compte.
Donc, en tant que cinéphile le cinéma, c¹est un plaisir pour moi que je reçois d¹abord, mais en même temps ce plaisir est toujours studieux. Je suis un être inquiet sur le devenir des choses, et ce devenir qui m¹inquiète toujours me fait travailler. Cette image du monde qui est souvent anamorphique, qui est aussi pour les gens une image déstructurée et atomisée, il faut lui donner une certaine cohérence, mais une cohérence qui ne se fige pas, qui ne soit pas anthropique, une cohérence qui a un point, simplement comme un arrêt sur une image, mais il ne faut pas y rester.
Evidemment il y a des artistes ou des écrivains qui se figent et qui ne bougent plus durant tout leur itinéraire intellectuel.
Je voudrais poser une question en rapport avec les fictions que vous avez écrites. Quelle est, selon votre choix, la fiction qui se prête à une adaptation cinématographique ?
À mon avis toutes ces fictions se prêtent à ce genre de traitement. J¹avais d¹ailleurs un projet avec le réalisateur Mohamed Abderahmane Tazi qui malheureusement n¹a pas abouti. je dis cela tout en sachant aussi bien moi que les critiques, et tous ceux qui connaissent mon travail - que je travaille sur l¹image ou la métaphore, celle-ci passe par la visualisation - je lance toujours une image comme les poètes parce que ma formation de base est poétique.
Donc il s¹agit plutôt de la façon par laquelle on opte pour adapter une ¦uvre et qui détermine le traitement du texte par le scénariste et exprime sa sensibilité par rapport aux nuances du texte et aux principes de l¹écriture.
À titre d¹exemple, l¹usage des mots devrait être guidé par cet impératif qui vise à utiliser un minimum de mots pour exprimer un sens dense.
En fait il faut que le sens reste ouvert.
D¹ailleurs, parfois, quelques lecteurs qui n¹ont pas une bonne connaissance de la langue se retrouvent devant la difficulté de suivre le cheminement d¹un texte parce qu¹ils n¹ont pas l¹outillage linguistique. Voilà donc pour moi, tout est transposable.
Vous avez évoqué tout à l¹heure vos différents modes d¹écritures sans mentionner celui en rapport avec vos textes philosophiques. Vous avez publié dernièrement un livre sur Jacques Derrida auquel vous avez rendu souvent hommage et qui était de son vivant l¹un de vos grands amis, est-ce que vous pourriez nous dire un mot sur ce livre ?
C¹est un ensemble de textes que j¹ai réunis et qui concernent mon entretien avec Derrida qui a duré 30 ans, et ça c¹est une manière de lui rendre un hommage actif, mais pas un hommage laudatif chose qu¹il n¹appréciait pas lui-même et moi aussi je n¹aime pas ce genre d¹hommage, parce que sa pensée est vivante. Donc il y a plusieurs textes sur le fond d¹un dialogue sur quelques questions qui nous ont intéressées comme la déconstruction, la décolonisation, le bilinguisme et la question actualisée de la langue, ou bien celles que nous avons travaillées en commun ou séparément.
Vous savez nous avons travaillé ensemble à Rabat, à Paris, aux Etats-Unis. J¹ai ajouté à ces textes un autre que j¹avais écrit quand il était malade, intitulé «Variation sur l¹amitié» et qu¹il avait lu entièrement avant son départ. C¹était en fait ma façon d¹honorer mon adieu.
Autre chose à signaler, c¹est que ce livre comporte aussi la contribution d¹un grand ami peintre que je connaissais depuis longtemps. Derrida le connaissait aussi, et c¹est Valerio Adammé, qui contribua avec des dessins qui vont enrichir le livre, d¹autant plus que Valerio est considéré parmi les plus grands dessinateurs intellectuels au monde.
Mon rapport à la philosophie, je l¹ai détaillé dans un autre livre qui paraîtra en 2008, et j¹hésite encore à lui donner un titre. Peut-être ce sera «La mémoire tatouée».
Je lui ai donné un titre provisoire «Itinéraire d¹un intellectuel», ce livre comportera un chapitre qui relate mon rapport à la philosophie où j¹interpelle d¹ailleurs Abdeslam ben Abdel Ali qui était intervenu dans le cadre d¹un colloque à Grenoble il y a longtemps et qui m¹était consacré et je trouve qu¹à partir de ce qu¹il a dit j¹explicite mon rapport à la philosophie , je vous renvoie à ce texte.
Ce livre sera intitulé «Derrida en effet» te paraîtra aux Éditions Al Manar Paris.
Al-bayane par Abdallah Belghiti Alaoui