La constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit

Souss

Webmaster
Staff member
Entretien exclusif avec M. Hamid Souifi

Propos recueillis par : M. Moukhlis

« La constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit et non pas une faveur. »

Hamid Souifi et linguiste, il travaille actuellement au Centre de l’Aménagement
Linguistique à l’IRCAM.



1- Pour commencer, je vous demande un bref bilan des études faites sur la région du
Rif, dans le domaine de la linguistique ?


Le Rif a toujours été le parent pauvre de toutes sortes de développements
socio-économiques et socioculturels par rapport à d’autres régions du Maroc. Ce
constat est avancé sur la base de faits et de données de terrain. Pour des raisons
extralinguistiques (zone géographique difficile, ancienne zone espagnole
déséquilibrée économiquement suite à une politique économique difficile suivie par
l’Espagne dans la région, embargo économique historique imposé sur la région par le
pouvoir central de Rabat…), le Rif a toujours été désigné du doigt pour vivre dans
la souffrance pendant plusieurs décennies. Il était, et il est toujours, victime
d’une politique de marginalisation dans tous les domaines y compris celui du
savoir…entre autres celui de la recherche linguistique qui nous intéresse le plus
ici.


Historiquement, il est bon de rappeler, tout de même, les premières réflexions d’une
poignée de missionnaires espagnols et français qui avaient le mérite d’inaugurer les
recherches linguistiques rifaines dès le début du vingtième siècle. L’implication,
et la participation des auteurs Rifains dans ce domaine n’ont commencé qu’à partir
des années quatre-vingt (80). C’est à partir de ses années que nous avons constaté
l’arrivée des premières études menées par es Rifains consacrées au tarifite. Il est
tout à fait justifié ici de rendre hommage aux premiers chercheurs qui ont pris le «
risque » d’étudier les parlers rifains sans être intimidés par tout genre de
provocations de la part de certains anti-amazighes. Ce genre de travaux
scientifiques était mal perçu par l’administration marocaine. Elle voyait en
amazighe un simple facteur de division…Je me rappelle encore lors de la préparation
de mon mémoire de licence à la faculté des lettres d’Oujda, l’objet de ma recherche
n’a pas été apprécié par les dirigeants de la Faculté pour la simple raison que mon sujet
portait sur la description de la phrase verbale en tarifie…Des exemples de ce type
de provocations, et d’intimidations, ne manquaient pas dans le Maroc de l’époque.


Dans le Maroc moderne, il faut reconnaître, tout de même, qu’il y a eu une légère
avancée dans la conception collective des Marocains quant à leur vision globale
sur la langue et la culture amazighes. Un nombre important de travaux dans ce
domaine ont vu le jour grâce à des chercheurs nationaux et internationaux.
Malheureusement, la majorité des chercheurs rifains abandonnent vite leurs
recherches sur le tarifite pour des raisons de différents ordres. C’est la raison
pour laquelle il est nécessaire d’assurer la continuité le pour décrire les
parlers rifains, et faciliter, par la suite, la tâche au processus de la
standardisation de la langue amazighe.


2- Ces recherches sont-elles accessibles aux spécialistes ?


Dans notre pays, les ouvrages et les documents portant sur la langue et la culture
amazighes dérangeaient. Je n’exagère pas si je vous dis que ce genre de documents,
qui n’étaient pas accessibles il y a encore quelques années, a pu bénéficier de la
liberté de diffusion grâce à la détermination des militants et aux efforts des
chercheurs universitaires ou extra-universitaires s’intéressant au domaine. Du point
de vue officiel, l’État n’intervient pas au niveau des circuits de distribution et
de diffusion d’ouvrages de la langue et de la culture amazighes afin d’encourager
leur vente et de les rapprocher du citoyen marocain pour la simple raison qu’il
s’agit de la langue et de la culture amazighes. Les maisons d’édition et les
libraires ont toujours qualifié ces ouvrages d’un bénéfice non satisfaisant. Pour se
faire, les chercheurs font toujours venir les documents par leurs propres moyens de
l’Étranger, là où la qualité scientifique de ces recherches est estimée à sa juste
valeur.

Aujourd’hui, il faut se donner les moyens pour réussir la promotion et l’intégration
de la langue et de la culture amazighes comme partie intégrante de cette identité,
notamment dans le cadre du grand projet visant la démocratisation de notre pays. De
ce fait, l’État marocain, représenté par ses différents organismes socioculturels,
est invité à assurer, au citoyen marocain, l’accès aux différents documents
(ouvrages académiques, documents et recherches…) sur la langue et la culture
amazighes. Rappelons que la grande partie de documents portant sur les différents
parlers du Rif, qui est, géographiquement un territoire marocain, se trouve
actuellement en Europe, notamment en Hollande, en Belgique et en Allemagne.



3- Quel serait l’apport de la variante rifaine de l’amazighe en matière de
standardisation de la langue ?




Au même titre que les deux autres variantes marocaines, le tamazighte et le
tachelhite, le tarifite aura un apport considérable en matière de standardisation de
l’Amazighe, et ce dans tous les domaines de la linguistique (phonétique,
phonologique, lexique et morphosyntaxique). Ces propos ne doivent pas laisser
comprendre que le tarifite présente des divergences considérables dans tous les
domaines par rapport aux deux autres variantes. A part le domaine phonétique, qui
présente un nombre de traits distinctifs, les autres domaines présentent beaucoup de
similitudes phonologiques et morphosyntaxiques.
Pour ce qui concerne la phonétique, le tarifite, comme une bonne partie de
tamazighte parlé au Centre, connaît un nombre important de spirantes et
d’affriquées. Même si l’utilisation de ces dernières n’est pas condamnée dans les
emplois locaux (régionaux) y compris dans la lecture des manuels scolaires, les
textes sont notés selon les critères des normes orthographiques adoptés par l’IRCAM.
Autrement dit, l’utilisation des traits phonétiques locaux est tolérée à l’oral mais
pas au niveau de l’écrit qui est le même pour l’amazigh marocain.
Au niveau lexical, bien que le tarifite possède un nombre élevé d’emprunts arabes et
espagnols, il peut contribuer avec un nombre important d’unités lexicales (lexèmes)
amazighes qui vont enrichir le dictionnaire et le tronc commun amazighe. Donc
l’apport du tarifite, ne diffère guère des contributions des autres variantes
amazighe marocaines. Par conséquent, la standardisation de l’amazighe ne peut
s’effectuer sans l’une des trois variantes de l’amazighe marocain.


4- Quelles spécificités présente la variante rifaine ?


Ce sont essentiellement des spécificités phonétiques qui caractérisent les parlers
rifains, d’ailleurs ce sont elles qui entravent, le plus souvent la communication
entre les Imazighens des trois zones. La norme de l’IRCAM permettra certainement de
réduire les écarts entre ce nombre important de parlers amazighes en se donnant tous
les moyens de réussir cette standardisation souhaitée par tous les Marocains
attachés aux valeurs identitaires linguistiques et culturelles de notre pays dans
l’enseignement, les médias, la production littéraire et artistique…



5- Estimez-vous incontournable l’ouverture sur les autres variantes nord africaines
de l’amazighe (kabyle, chaoui, touareg…) dans le processus de standardisation ?
pourquoi ?



A mon sens, dans un premier temps, il vaut mieux se pencher sur une standardisation
locale, régionale ou nationale aussi bien au Maroc qu’ailleurs (autres pays de
Tamazgha). Les linguistes, et cela bien entendu rentre dans le cadre de la
politique et de la planification linguistique, doivent mettre en application leur
savoir en matière de planification linguistique. Ce processus, principal objectif de
l’IRCAM et de toutes les forces associatives et créatrices démocrates nationales,
est déjà en marche au Maroc depuis quelques années. Donc, il est tout à fait normal,
notamment pour des raisons techniques, de commencer tout d’abord avec une
standardisation locale ou régionale avant d’impliquer dans ce processus, d’autres
variantes amazighes du grand Tamazgha. Il s’agira, bien entendu, d’un travail de
longue haleine et d’une entreprise peu aisée comme on peut l’imaginer.
Cette vision est justifiée, me paraît-il, par le souci de neutraliser tout d’abord,
les multiples sous-systèmes en vue d’une standardisation régionale. Ce n’est qu‘à
une étape ultérieure que l’on peut parler d’une ouverture sur les autres variantes
nord africaines. C’est une ouverture qui doit être basée, avant tout, sur une
stratégie qui reste à définir avec les linguistes d’autres pays de l’Afrique du
nord, y compris le problème de la codification de la graphie, premier pas vers une
standardisation de la langue, et qui a pris de l’avance dans notre pays. Mais il
serait souhaitable, pour que ce processus ait la même réussite dans tous les pays de
Tamazgha, que les Imazighens d’autres pays se mettent au travail afin de réussir la
première étape, la plus importante à mes yeux, celle d’une standardisation régionale
et nationale.

Cela dit, dans le domaine de la néologie, et même de l’orthographe normalisé, je
tiens à rappeler qu’il y a déjà un fonds commun assez important qui fait converger
tous les parlers amazighes nord-africains.



6- Quelle serait la contribution de l’IRCAM à cette entreprise ?



L’IRCAM est à la fois une institution académique et une instance consultative. Sa
principale finalité depuis sa création est la standardisation de l’amazighe. Cette
langue de demain qui sera comprise par tous les Marocains, la même qui sera diffusée
par la télévision et la radio, la même qu’on trouvera dans les tribunaux, dans le
théâtre, dans l’administration…dans tous les domaines de la vie quotidienne. Il est
à rappeler qu’’en si peu de temps, l’IRCAM a réalisé ce qui n’a jamais été réalisé
au Maroc dans le domaine de l’amazighité, langue, culture et enseignement. Les
résultats obtenus sont considérables, notamment, la reconnaissance mondiale de la
graphie Tifinaghe, en tant que graphie officielle de l’amazighe au Maroc, et qui va
trouver, à partir de l’an prochain, sa place dans les programmes du géant de
l’informatique, Microsoft. La préparation des manuels de l’enseignement, la
formation des inspecteurs, sans oublier le nombre important de publications qui ont
enrichi la bibliothèque amazighe…

Les interventions de notre Institut sur ce point s’inscrivent bien sûr dans le temps
vu l’ampleur du projet. Il s’agit de tout faire pour réussir le passage d’une
situation jugée défectueuse par tous à une autre situation souhaitée par tous les
Imazighens. Les efforts scientifiques de l’IRCAM iront, bien sûr, dans le sens de
donner la place que mérite la composante amazighe non pas seulement au niveau
national marocain, mais aussi au niveau régional, celui de toute l’Afrique du nord.
Tout en se concentrant, dans un premier temps, sur une standardisation au niveau
national, notre Institut préparera, dans un second temps, une stratégie pour une
langue standard s’étendant sur tout l’Afrique du Nord. Dans ce dessein, une
ouverture à long terme sur les autres variantes me paraît, bien sûr, inévitable
puisqu’il s’agit d’une seule langue Amazighe parlée dans plusieurs pays de Tamazgha
avec des degrés de différences phonétiques notamment. C’est dans cette perspective
aussi que l’IRCAM fait l’objet de plusieurs visites de chercheurs et de
scientifiques nationaux et internationaux travaillant dans le même domaine de la
standardisation de l’amazighe. L’objectif de ces contacts et de ces concertations
est de travailler ensemble afin de définir une stratégie commune relative à une
standardisation de l’amazighe au niveau de tout Tamazgha. Des délégations étrangères
s’intéressant à ce processus se sont rendu à notre Institut pour évaluer la
stratégie en matière de la standardisation suivie par notre institut pour
réussir cette grande opération historique.

Il faut donc croire aux résultats positifs attendus derrière cette standardisation
qui espère donner la place que mérite la composante amazighe dans ce Maroc moderne
et son rôle aussi en matière de la standardisation de l’amazighe au niveau de toute
l’Afrique du Nord, loin des caractères « jacobins » qui, historiquement, n’ont fait
que foncer le pays dans le kao en lui imposant une langue et une culture autres que
les siennes. Rappelons pour mémoire que les instances législatives et exécutives
dans notre pays, n’ayant pas fait leur devoir en vue de traduire dans la réalité les
textes portant création de l’enseignement de la langue amazighe depuis
l’indépendance.


7- Comment appréciez-vous les manuels élaborés par l’IRCAM ?


Les manuels élaborés par l’IRCAM sont destinés à répondre au manque d’outils
pédagogiques qui a accompagné la mise en place de l’enseignement de l’amazighe dans
l’école marocaine. C’est un outil nécessaire pour un bon départ et pour la réussite
de ce grand défit. Mais malgré les multiples efforts de travailler en collaboration
avec l’IRCAM, on a l’impression, malheureusement, que le MEN (Ministère de
l’Éducation Nationale) traîne et ne respecte pas ses engagements pour traduire en
pratique les textes portant création de l’enseignement de la langue et de la culture
amazighes. Aujourd'hui, vu que l’enseignement de l’amazighe est devenue chose réelle
après tant d’années de résistance et de revendication de ce droit, la priorité de
l’IRCAM est d’accompagner la mise en place de cet enseignement dans le primaire, le
secondaire et le supérieur. C’est pour cette raison qu’en plus des manuels de
l’élève qui viennent pour accomplir cette tâche, ils existe plusieurs autres
publications

(comptes, petites histoires, poésies…) qui complètent les manuels et qui
renforcent, à mon sens, le processus de la standardisation (langue et graphie) chez
les apprenants puisqu’ils sont rédigés dans leur totalité en caractères tifinaghes,
selon les normes orthographiques préconisées par l’IRCAM.


Pour dire un petit mot sur la forme des manuels préparés jusqu’ici par notre
Institut, ils sont présentés, à mon avis, selon la forme la plus adéquate. Les trois
variantes sont présentées dans un seul volume, et ce dans le but de donner aux
apprenants de chacune de ses trois variantes toutes les chances pour découvrir, dans
le même volume, les deux autres variantes marocaines. La présence des trois
dialectes dans un seul volume, ça ne veut pas dire, bien sûr, que chacune d’eux est
resté enfermé sur lui-même !

Partant du principe que la variation lexicale qui existe entre les trois dialectes
est, en effet, symbole d’une richesse pour le lexique amazighe et non pas un
handicap au processus de la standardisation, les chercheurs ayant élaboré les
manuels scolaires, ont veillé au transfert d’un nombre important de termes d’une
variante à une autre, soit avec leur valeur sémantique d’origine, soit en les
investissant d’une valeur particulière à partir de diverses procédures
linguistiques, telles la transformation, la redistribution, la composition, la
dérivation etc.… Cette approche permet d’initier les apprenants aux comparaisons
interdialectales tout en contribuant au processus de la standardisation.


8- Où se situe pour vous l’avenir de l’amazighité ?


Je ne peux qu’exprimer ma confiance et mon optimisme quant au sort de notre langue
maternelle. Malgré des contraintes de tout ordre, et malgré tout le mal qu’on lui a
fait subir, elle est toujours présente, vivante, en usage quotidien chez plusieurs
millions de Marocains. Elle est le mode d’expression de l’identité première de la
majorité des Marocains.

Je suis très optimiste quant à son avenir. Elle a toujours fait face à de grandes
menaces et elle est capable de surmonter d’autres difficultés politico-idéologiques,
y compris la menace de la mondialisation et ses effets sur les richesses
socioculturelles locales, régionales et nationales. La libération de toutes les
forces créatrices nationales (langues et cultures régionales) est inévitable pour
renforcer la présence d’un Maroc multilingue et multiculturel.

L’avenir de l’amazighe est clair, sa constitutionnalisation est inévitable. Son
statut juridique ne peut continuer à être ignoré par la classe politique marocaine
qui nous a toujours habitués aux injustices qui n’ont fait qu’égarer le Maroc
moderne et démocratique.


9- Quel est le statut institutionnel qui devrait lui être accordé ?


Il n y a pas mille réponses à cette question !! Comme je l’ai signalé auparavant, la
constitutionnalisation de la langue amazighe est un droit et non pas une faveur.

Les États-nations trouvent dans la reconnaissance de leurs diversités culturelle et
linguistique, une richesse de leur patrimoine socio-culturel de leur nation, ce qui
n’est pas le cas pour le Maroc. Pourquoi ne pas adopter cette vision sur notre
patrimoine linguistique et culturel puisque notre pays d’aujourd’hui se veut
démocratique, moderne et de droit…

La langue amazighe n’est pas un élément folklorique ou un simple patrimoine
régional, c’est une réalité nationale vécue au quotidien par des millions de
Marocains. Elle fait partie de ce multilinguisme national qui est avant tout, un
fait universel avant d’être un aspect régional. Et face au problème de la
mondialisation, le multilinguisme et le pluriculturalisme nationaux, serviront, sans
aucun doute, cheval de bataille pour défendre la neutralité et la souveraineté
identitaire d’un Maroc multidimensionnel.

Néanmoins, il me paraît clair que la continuité et la persistance de la même
politique qui a marqué l’histoire de notre pays, et qui n’a fait que marginaliser la
langue et la culture amazighes, ne peuvent que renforcer, consolider et légitimer
les revendications du mouvement amazighe. Le Maroc moderne doit faire preuve d’une
bonne volonté pour embrasser l’ère de la démocratie. La libération des forces
créatrices locales (nationale) ne peut que répondre aux aspirations et aux attentes
du peuple marocain afin qu’il vive sa citoyenneté complète sans rupture avec son
identité amazighe. Il est donc temps plus que jamais de débattre la reconnaissance
constitutionnelle et l’officialisation de la langue maternelle des Marocains.




10- Votre dernier mot


Pour ceux qui n’admettent pas la vérité socio-historique et culturelle de notre
pays, je dois leur rappeler que ce sont les hommes qui font l’histoire pas le
contraire, et que notre pays a une histoire très profonde faite par les Imazighens
eux-mêmes qui n’ont jamais constitué sur le sol marocain une minorité « en voie de
disparition ». Ils ont toujours été présents dans les grands événements qui ont
marqué l’histoire de notre pays sans que celle-ci leur accorde l’importance qu’ils
méritaient… Notre pays, moderne, symbole du pluralisme culturel et linguistique, va,
sans aucun doute, mettre fin aux injustices commises par les politiciens de notre
pays à l'encontre de l’histoire, de la langue et de la culture amazighes…
 
"la standardisation de l’amazighe. Cette
langue de demain qui sera comprise par tous les Marocains, la même qui sera diffusée
par la télévision et la radio, la même qu’on trouvera dans les tribunaux, dans le
théâtre, dans l’administration"

J'espère qu'il s'est réveillé à la fin de l'interview...
 
Back
Top