Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis " non " : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain.
Langue, dirais-je, de l’irréductibilité. Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire " non " à certaines étapes essentielles de son parcours, – et le dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d’un État, d’une religion, ou d’une évidente oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue –, dire " non " ainsi, qui peut paraître un " non " d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un " non ", quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce " non " de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du " non " intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire.
Assia Djebar
- 5ème femme élue à l'Académie Française et 2ème personnalité africaine après Léopold Sédar Senghor
Langue, dirais-je, de l’irréductibilité. Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire " non " à certaines étapes essentielles de son parcours, – et le dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d’un État, d’une religion, ou d’une évidente oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue –, dire " non " ainsi, qui peut paraître un " non " d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction, – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un " non ", quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce " non " de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du " non " intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire.
Assia Djebar
- 5ème femme élue à l'Académie Française et 2ème personnalité africaine après Léopold Sédar Senghor