Le travail de recherche que s’est assigné l’Institut Européen de la Méditerranée est, par les temps qui courent, d’une utilité incontestable : il ouvre la voie au rapprochement et à la compréhension entre des peuples voisins, à une époque où des familles ou des individus habitant sur le même palier s’ignorent superbement les uns les autres. Que les riverains d’une même mer, qu’on pourrait qualifier d’intérieure,mais désormais ouverte à tous les courants, se donnent l’occasion de se voir, de s’écouter, et, espérons-le, de s’entendre et de se comprendre, nous console du fait désastreux que l’esprit humain se gave au quotidien d’horribles visions, juste bonnes à le rendre incurablement insensible à la douleur d’autrui et de le condamner à un autisme progressif. Nous savons tous, vaguement, autour de la Nostra Mare, comme disaient nos anciens amis les Romains, qu’il existe une communauté de culture entre nous, mais c’est dans le regard des non-méditerranéens, des Nordiques principalement, que nous le percevons.
L’Institut Européen de la Méditerranée nous convie donc à un exercice particulier et salutaire, celui d’une introspection socioculturelle collective. De nos subjectivités respectives entrecroisées, il devrait normalement se dégager, pour le moins, une approche raisonnée de nos problèmes communs, faute d’une totale objectivité scientifique. Aussi me dois-je d’adresser à l’administration de l’IEMED, à ses chercheurs, et à Mme M.A. Roque, l’organisatrice de ce symposium, les plus vifs remerciements du monde berbère, qui se voit honoré d’être invité à s’interroger et à se laisser questionner, trois jours durant, sur son passé, son présent, et son devenir.
Les Berbères, Mesdames et Messieurs, ne se sont jamais désignés eux-mêmes par ce nom. Jusqu’au début du XIXème siècle les Européens en général utilisaient pour parler de l’Afrique du Nord le vocable Barbaria, hérité de l’Eglise catholique dont on connaît le conservatisme langagier. En français, la forme Berbère avait déjà commencé à se substituer à la forme Barbare vers la fin du XVIIème siècle, sous l’influence de l’arabe nord-africain. En cette dernière langue on prononçait en effet Bräber.
C’est de là aussi que semble venir la forme Berbero commune à l’espagnol et à l’italien. Mais que s’est-il passé pour que, de tous les peuples anciens, du nord et du sud du bassin méditerranéen, seuls les Nord-Africains ont continué à être, en quelque sorte, considérés comme barbares ?... Il s’est passé qu’au VIIème siècle de l’ère chrétienne les envahisseurs arabes de ce qu’on nomme actuellement le Maghreb ont emprunté le terme Barbarus aux Byzantins, lesquels Byzantins nous regardaient comme étant leurs ennemis du double point de vue politique et religieux. Aucun Berbère pourtant n’a jamais senti vivre en lui la moindre once de barbarie, puisque chacun de nous s’est toujours vu comme étant un Amazighe, c’est-à-dire, étymologiquement, un homme libre et noble à la fois. Ensemble, nous autres vos invités, nous sommes des Imazighen. Notre langue est tamazight. Ce sont les anciens Grecs, qui ont créé dans leur langue le mot barbaros, pour désigner tous les autres peuples, y compris les Romains, où ils ne voyaient que des êtres frustes et mal dégrossis. Mais les Grecs n’auraient pas imaginé que ce qualificatif pût échoir en héritage non revendiqué aux descendants d’un peuple à l’égard duquel les animait, comme nous le verrons, une sorte de piété presque filiale. Et, ainsi, ce sera de manière indifférente, que j’utiliserai dans mon exposé, comme nom ou comme adjectif, tantôt le mot Amazighe, ou son pluriel Imazighen, tantôt le mot Berbère, dont le pluriel ne diffère du singulier que par l’orthographe.
Mais, avant de parler des Berbères des temps anciens, peut-être conviendrait-il de situer d’abord dans l’espace ceux des temps présents, ceux qui sont en principe représentés ici, aujourd’hui. Et là, disons-le tout de suite, on ne peut que reconnaître la douloureuse réalité du fractionnement géographique du monde amazighe. La principale cause de ce fractionnement est d’ordre historique : agissant sur les âmes au plus profond, l’islam a entraîné l’arabisation de pans entiers de la société berbère, et amené des générations successives d’Amazighes à se sentir, à se dire, et souvent à se vouloir arabes contre vents et marées. Ce fractionnement est dû ensuite au fait que le colonialisme français a tracé au cordeau la plupart des frontières des Etats africains riverains du Sahara, sans le moindre égard pour les différences ethniques. De cela, il a résulté que les berbérophones, sont de plusieurs nationalités. Ils sont principalement marocains et algériens, mais aussi libyens, tunisiens, mauritaniens, maliens, nigériens, bourkinabés, ou même tchadiens. (Abrous et Claudot-Hawad). Et, comme l’émigration vers d’autres continents a joué son rôle, il existe actuellement une importante diaspora amazighe numériquement bien implantée, en Espagne, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, et en Belgique, et de plus en plus attirée par le Canada et les Etats-Unis d’Amérique. A l’intérieur même de chacun des pays d’origine, la berbérité, en tant que fait linguistique, ne fait pas forcément bloc du point de vue de l’étendue géographique, sauf au Maroc où elle barre la quasi-totalité du territoire nationale, du Nord-Est au Sud-Ouest, en une diagonale plus ou moins large selon les régions, puis en Algérie, au Mali, et au Niger, où elle occupe des zones, séparées certes les unes des autres, naturellement ou artificiellement, mais suffisamment vastes pour se sentir aptes à pleinement s’affirmer en tant qu’identité ethnique. Il s’ajoute à cela qu’en Algérie et au Maroc, de nombreuses villes se berbérisent insensiblement d’année en année au plan démographique, sous l’effet de l’exode rural. Déjà ville kabyle à l’époque des Français, Alger l’est devenue davantage depuis 1962. A cette dernière date précisément, la population berbérophone de Casablanca a été estimée par un chercheur à près de 23% (Adam, I, p.273). Ce pourcentage n’a pu que croître. Mais, pour des raisons politiques faciles à deviner, au Maroc tout au moins, les nombreux recensements qui se sont succédé depuis 1960 passent systématiquement sous silence les chiffres concernant les langues pratiquées par les recensés. Ce qui n’empêche pas un phénomène, intéressant par sa nouveauté, de se produire de manière spectaculaire en zones rurales arabophones, où les éléments les mieux instruits de la population commencent à se réclamer d’origines amazighes, en s’appuyant sur des constatations d’ordre historique, linguistique, anthropologique, et toponymique. C’est le cas des Ghiata de Taza et des Jebala de Taounate, à titre d’exemples. Un poète a même fait de cette question l’objet d’un recueil de vers où il exprime la joie d’avoir retrouvé ses racines (El-Méliani). Il est à noter que, si, cette prise de conscience a d’abord concerné des groupements berbères d’arabisation plus ou moins récente, elle n’a pas manqué de s’imposer assez rapidement à de petits échantillons de populations habituées, depuis longtemps, à s’enorgueillir et à toujours se prévaloir d’une ascendance censée être hors du commun. C’est peut-être là un effet du militantisme culturel amazighe.
L’Institut Européen de la Méditerranée nous convie donc à un exercice particulier et salutaire, celui d’une introspection socioculturelle collective. De nos subjectivités respectives entrecroisées, il devrait normalement se dégager, pour le moins, une approche raisonnée de nos problèmes communs, faute d’une totale objectivité scientifique. Aussi me dois-je d’adresser à l’administration de l’IEMED, à ses chercheurs, et à Mme M.A. Roque, l’organisatrice de ce symposium, les plus vifs remerciements du monde berbère, qui se voit honoré d’être invité à s’interroger et à se laisser questionner, trois jours durant, sur son passé, son présent, et son devenir.
Les Berbères, Mesdames et Messieurs, ne se sont jamais désignés eux-mêmes par ce nom. Jusqu’au début du XIXème siècle les Européens en général utilisaient pour parler de l’Afrique du Nord le vocable Barbaria, hérité de l’Eglise catholique dont on connaît le conservatisme langagier. En français, la forme Berbère avait déjà commencé à se substituer à la forme Barbare vers la fin du XVIIème siècle, sous l’influence de l’arabe nord-africain. En cette dernière langue on prononçait en effet Bräber.
C’est de là aussi que semble venir la forme Berbero commune à l’espagnol et à l’italien. Mais que s’est-il passé pour que, de tous les peuples anciens, du nord et du sud du bassin méditerranéen, seuls les Nord-Africains ont continué à être, en quelque sorte, considérés comme barbares ?... Il s’est passé qu’au VIIème siècle de l’ère chrétienne les envahisseurs arabes de ce qu’on nomme actuellement le Maghreb ont emprunté le terme Barbarus aux Byzantins, lesquels Byzantins nous regardaient comme étant leurs ennemis du double point de vue politique et religieux. Aucun Berbère pourtant n’a jamais senti vivre en lui la moindre once de barbarie, puisque chacun de nous s’est toujours vu comme étant un Amazighe, c’est-à-dire, étymologiquement, un homme libre et noble à la fois. Ensemble, nous autres vos invités, nous sommes des Imazighen. Notre langue est tamazight. Ce sont les anciens Grecs, qui ont créé dans leur langue le mot barbaros, pour désigner tous les autres peuples, y compris les Romains, où ils ne voyaient que des êtres frustes et mal dégrossis. Mais les Grecs n’auraient pas imaginé que ce qualificatif pût échoir en héritage non revendiqué aux descendants d’un peuple à l’égard duquel les animait, comme nous le verrons, une sorte de piété presque filiale. Et, ainsi, ce sera de manière indifférente, que j’utiliserai dans mon exposé, comme nom ou comme adjectif, tantôt le mot Amazighe, ou son pluriel Imazighen, tantôt le mot Berbère, dont le pluriel ne diffère du singulier que par l’orthographe.
Mais, avant de parler des Berbères des temps anciens, peut-être conviendrait-il de situer d’abord dans l’espace ceux des temps présents, ceux qui sont en principe représentés ici, aujourd’hui. Et là, disons-le tout de suite, on ne peut que reconnaître la douloureuse réalité du fractionnement géographique du monde amazighe. La principale cause de ce fractionnement est d’ordre historique : agissant sur les âmes au plus profond, l’islam a entraîné l’arabisation de pans entiers de la société berbère, et amené des générations successives d’Amazighes à se sentir, à se dire, et souvent à se vouloir arabes contre vents et marées. Ce fractionnement est dû ensuite au fait que le colonialisme français a tracé au cordeau la plupart des frontières des Etats africains riverains du Sahara, sans le moindre égard pour les différences ethniques. De cela, il a résulté que les berbérophones, sont de plusieurs nationalités. Ils sont principalement marocains et algériens, mais aussi libyens, tunisiens, mauritaniens, maliens, nigériens, bourkinabés, ou même tchadiens. (Abrous et Claudot-Hawad). Et, comme l’émigration vers d’autres continents a joué son rôle, il existe actuellement une importante diaspora amazighe numériquement bien implantée, en Espagne, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, et en Belgique, et de plus en plus attirée par le Canada et les Etats-Unis d’Amérique. A l’intérieur même de chacun des pays d’origine, la berbérité, en tant que fait linguistique, ne fait pas forcément bloc du point de vue de l’étendue géographique, sauf au Maroc où elle barre la quasi-totalité du territoire nationale, du Nord-Est au Sud-Ouest, en une diagonale plus ou moins large selon les régions, puis en Algérie, au Mali, et au Niger, où elle occupe des zones, séparées certes les unes des autres, naturellement ou artificiellement, mais suffisamment vastes pour se sentir aptes à pleinement s’affirmer en tant qu’identité ethnique. Il s’ajoute à cela qu’en Algérie et au Maroc, de nombreuses villes se berbérisent insensiblement d’année en année au plan démographique, sous l’effet de l’exode rural. Déjà ville kabyle à l’époque des Français, Alger l’est devenue davantage depuis 1962. A cette dernière date précisément, la population berbérophone de Casablanca a été estimée par un chercheur à près de 23% (Adam, I, p.273). Ce pourcentage n’a pu que croître. Mais, pour des raisons politiques faciles à deviner, au Maroc tout au moins, les nombreux recensements qui se sont succédé depuis 1960 passent systématiquement sous silence les chiffres concernant les langues pratiquées par les recensés. Ce qui n’empêche pas un phénomène, intéressant par sa nouveauté, de se produire de manière spectaculaire en zones rurales arabophones, où les éléments les mieux instruits de la population commencent à se réclamer d’origines amazighes, en s’appuyant sur des constatations d’ordre historique, linguistique, anthropologique, et toponymique. C’est le cas des Ghiata de Taza et des Jebala de Taounate, à titre d’exemples. Un poète a même fait de cette question l’objet d’un recueil de vers où il exprime la joie d’avoir retrouvé ses racines (El-Méliani). Il est à noter que, si, cette prise de conscience a d’abord concerné des groupements berbères d’arabisation plus ou moins récente, elle n’a pas manqué de s’imposer assez rapidement à de petits échantillons de populations habituées, depuis longtemps, à s’enorgueillir et à toujours se prévaloir d’une ascendance censée être hors du commun. C’est peut-être là un effet du militantisme culturel amazighe.