Archive, mais ca vaut la peine.
septembre 2004.
Un événement ! Pour la première fois, l’étude du patrimoine syriaque sort des murs des monastères pour prendre sa place dans la société arabe du Moyen-Orient. Normalement, les colloques du Centre d’études et de recherches orientales (Liban) se tenait à l’intérieur des églises. Cette fois, c’est à la bibliothèque Al-Assad à Damas, l’équivalent de la Bibliothèque nationale, en collaboration avec le ministère de la Culture en Syrie. Dans les colloques passés, il y avait des intervenants chrétiens et musulmans. Cette fois, c’est l’université de Damas qui prend sa place à côté de chercheurs venus de France, de Belgique, de Hollande, d’Allemagne… et bien sûr du Liban. Une des propositions fortes fut la demande d’avoir une chaire de syriaque à Damas.
Une telle situation paraît normale dans le monde occidental mais ce ne l’est pas dans le monde musulman avec la domination d’une religion et d’une langue qui porte le Coran. D’où le sous-titre du colloque : « L’expérience du Bilad El-Sham (La Grande Syrie de l’empire romain) à l’époque Omeyyade ». Il s’agit d’une dynastie de khalifes musulmans qui régnèrent à Damas en 660-750 avant de laisser la place aux Abbassides qui régnèrent à Bagdad. Un congrès était préparé pour Bagdad à Beit Al-Hikma (Maison de la sagesse), mais les Américains et la guerre nous ont devancés. Ce n’est que partie remise (peut-être dans deux ans).
Ainsi le monde arabe officiel renoue le dialogue avec la culture syriaque. Les Syriaques, en effet, ont porté une civilisation qui prolonge la civilisation araméenne présente en Orient depuis le xe siècle avant J.-C. Ils l’ont transmise au monde arabe, en commençant par l’écriture qu’ils ont prise au syriaque à partir de Koufa, la ville iraquienne (département de Kerbala).
Ensuite, les Syriaques ont traduit les œuvres grecques dans leur langue, puis les ont passées au monde arabe. La difficulté était très grande du fait qu’il fallait traduire d’une langue indo-européenne en une langue sémitique. Dans une première phase, on décompose le mot technique grec : la géographie se traduit par image de la terre ; la biologie en étude de la vie. Dans une seconde phase, on traduit le mot grec tel quel. Ainsi, beaucoup de mots grecs sont passés en syriaque et puis en arabe, avec la troisième phase, les traducteurs forgent les mots qui passent en arabe. Il faut dire que les Arabes venaient du désert et qu’ils ne connaissaient pas la civilisation qui se développa de manière spéciale dans les empires byzantin et perse. Les Syriaques sont là, et ils sont à l’origine d’une véritable renaissance scientifique qui durera jusqu’à la fin de la période Abbasside (750-1258). De plus, le nouvel empire devait se libérer peu à peu de l’empire de ses prédécesseurs. L’empire perse fut vite dominé et les villes byzantines (Antioche, Damas, Alep) tombèrent l’une après l’autre. Cette entrée dans la modernisation se fit par l’intermédiaire des Syriaques, qui traduisirent, créérent, ouvrirent des « universités ». C’est cela qui fut découvert à Damas dans le neuvième colloque du patrimoine syriaque.
Trois jours pleins, 13-14-15 avril 2004. Tout fut étudié. La musique avec une approche philologique musicale de l’espace commun entre les traditions musicales proche-orientales ainsi qu’une étude sur le lien entre des genres de musique arabe et syriaque.
L’histoire ensuite. Les Syriaques ont écrit l’histoire des tribus arabes avant l’islam. Ils ont été un pont entre les historiographies grecques et sémitiques. En fait, ils ont lu les « légendes » du monde grec à la lumière de la Bible, en insistant non sur les causes humaines mais sur l’action de Dieu. Troie tomba parce que pécheresse. Elle sera le type des villes qui seront détruites. On voit à l’arrière-plan la position d’Eusèbe de Césarée. Un point important fut dégagé : le point de vue syriaque pour lire l’aventure des Croisés au Moyen-Orient. Il est peut-être différent de celui de Guillaume de Tyr, par exemple.
La science eut sa place avec l’œuvre de Ptolémée en syriaque, au niveau de l’astronomie, de la géographie, des mathématiques. Les philosophes syriaques seront les maîtres d’Al-Farabi, d’Ibn Sina et d’Averroès. Bien sûr, par la suite, le monde arabe prend le relais et porte la philosophie en Europe grâce aux traductions latines d’Averroès qui seront très utiles pour saint Thomas d’Aquin. Le rôle des Syriaques va baisser peu à peu à cause de la domination totale de la langue arabe, de sorte que le syriaque se relègue dans les monastères et dans les villages, mais ne produit plus d’œuvres littéraires. Aujourd’hui il y a une « résurgence » avec la traduction d’œuvre comme Roméo et Juliette ou Les aventure de Tintin. Et cela surtout en Inde où la tradition syriaque compte quelque neuf millions de personnes.
Les Syriaques partent du monde grec, mais aussi du monde persan, avec l’université de Jindishapur qui sera un foyer d’échanges interculturels. Par les Syriaques aussi, l’échange se fera entre le monde indien et le monde arabe avec Kalilah et Dimnah qui sera un livre classique en arabe, et dont on a un équivalent dans les Fables de la Fontaine.
L’aspect spirituel ne fut pas absent de ce colloque. Némésius d’Émèse et la nature de l’homme. Jean Damascène, le fonctionnaire des Omeyyades, et le moine de Saint-Saba, en Palestine, laissent une œuvre immense écrite en grec et traduite en arabe. Évagre le Pontique avec des chapitres sur la prière. Isaac de Ninive. Tout cela nous mène à étudier la mystique orientale avec surtout la prière du cœur, si chère à Denys l’Aréopagite, au Pseudo-Macaire, à Jean Philopon mais aussi à Jean Dalyata, Joseph Hazzaya… C’est l’extase « fana’ », l’inconnaissance et le contact avec le « ghaib ».
Tout cela fut le climat dans lequel se déroula le neuvième colloque du patrimoine syriaque. C’est un véritable brassage de cultures avec, comme passage obligé pour l’arabe, le syriaque. Si on a pu dire que Rome a vaincu Athènes sur le plan militaire, mais qu’Athènes a pris sa revanche au niveau de la culture, nous pouvons dire la même chose du monde syriaque qui dominait des Églises répandues en Turquie, Iran, Iraq, Syrie, Liban. L’islam domina rapidement au niveau militaire. Mais ce furent les Syriaques qui l’ont mis au contact de civilisations millénaires. Puisse l’Occident se pencher sur un héritage syriaque si riche, comme il l’a fait pour le monde grec. La patrologie a déjà fait beaucoup au niveau religieux ; de même le Corpus de Louvain. Tant d’œuvres restent inédites. Et surtout les textes d’histoire, de philosophie et de science.
Esprit & Vie
septembre 2004.
Un événement ! Pour la première fois, l’étude du patrimoine syriaque sort des murs des monastères pour prendre sa place dans la société arabe du Moyen-Orient. Normalement, les colloques du Centre d’études et de recherches orientales (Liban) se tenait à l’intérieur des églises. Cette fois, c’est à la bibliothèque Al-Assad à Damas, l’équivalent de la Bibliothèque nationale, en collaboration avec le ministère de la Culture en Syrie. Dans les colloques passés, il y avait des intervenants chrétiens et musulmans. Cette fois, c’est l’université de Damas qui prend sa place à côté de chercheurs venus de France, de Belgique, de Hollande, d’Allemagne… et bien sûr du Liban. Une des propositions fortes fut la demande d’avoir une chaire de syriaque à Damas.
Une telle situation paraît normale dans le monde occidental mais ce ne l’est pas dans le monde musulman avec la domination d’une religion et d’une langue qui porte le Coran. D’où le sous-titre du colloque : « L’expérience du Bilad El-Sham (La Grande Syrie de l’empire romain) à l’époque Omeyyade ». Il s’agit d’une dynastie de khalifes musulmans qui régnèrent à Damas en 660-750 avant de laisser la place aux Abbassides qui régnèrent à Bagdad. Un congrès était préparé pour Bagdad à Beit Al-Hikma (Maison de la sagesse), mais les Américains et la guerre nous ont devancés. Ce n’est que partie remise (peut-être dans deux ans).
Ainsi le monde arabe officiel renoue le dialogue avec la culture syriaque. Les Syriaques, en effet, ont porté une civilisation qui prolonge la civilisation araméenne présente en Orient depuis le xe siècle avant J.-C. Ils l’ont transmise au monde arabe, en commençant par l’écriture qu’ils ont prise au syriaque à partir de Koufa, la ville iraquienne (département de Kerbala).
Ensuite, les Syriaques ont traduit les œuvres grecques dans leur langue, puis les ont passées au monde arabe. La difficulté était très grande du fait qu’il fallait traduire d’une langue indo-européenne en une langue sémitique. Dans une première phase, on décompose le mot technique grec : la géographie se traduit par image de la terre ; la biologie en étude de la vie. Dans une seconde phase, on traduit le mot grec tel quel. Ainsi, beaucoup de mots grecs sont passés en syriaque et puis en arabe, avec la troisième phase, les traducteurs forgent les mots qui passent en arabe. Il faut dire que les Arabes venaient du désert et qu’ils ne connaissaient pas la civilisation qui se développa de manière spéciale dans les empires byzantin et perse. Les Syriaques sont là, et ils sont à l’origine d’une véritable renaissance scientifique qui durera jusqu’à la fin de la période Abbasside (750-1258). De plus, le nouvel empire devait se libérer peu à peu de l’empire de ses prédécesseurs. L’empire perse fut vite dominé et les villes byzantines (Antioche, Damas, Alep) tombèrent l’une après l’autre. Cette entrée dans la modernisation se fit par l’intermédiaire des Syriaques, qui traduisirent, créérent, ouvrirent des « universités ». C’est cela qui fut découvert à Damas dans le neuvième colloque du patrimoine syriaque.
Trois jours pleins, 13-14-15 avril 2004. Tout fut étudié. La musique avec une approche philologique musicale de l’espace commun entre les traditions musicales proche-orientales ainsi qu’une étude sur le lien entre des genres de musique arabe et syriaque.
L’histoire ensuite. Les Syriaques ont écrit l’histoire des tribus arabes avant l’islam. Ils ont été un pont entre les historiographies grecques et sémitiques. En fait, ils ont lu les « légendes » du monde grec à la lumière de la Bible, en insistant non sur les causes humaines mais sur l’action de Dieu. Troie tomba parce que pécheresse. Elle sera le type des villes qui seront détruites. On voit à l’arrière-plan la position d’Eusèbe de Césarée. Un point important fut dégagé : le point de vue syriaque pour lire l’aventure des Croisés au Moyen-Orient. Il est peut-être différent de celui de Guillaume de Tyr, par exemple.
La science eut sa place avec l’œuvre de Ptolémée en syriaque, au niveau de l’astronomie, de la géographie, des mathématiques. Les philosophes syriaques seront les maîtres d’Al-Farabi, d’Ibn Sina et d’Averroès. Bien sûr, par la suite, le monde arabe prend le relais et porte la philosophie en Europe grâce aux traductions latines d’Averroès qui seront très utiles pour saint Thomas d’Aquin. Le rôle des Syriaques va baisser peu à peu à cause de la domination totale de la langue arabe, de sorte que le syriaque se relègue dans les monastères et dans les villages, mais ne produit plus d’œuvres littéraires. Aujourd’hui il y a une « résurgence » avec la traduction d’œuvre comme Roméo et Juliette ou Les aventure de Tintin. Et cela surtout en Inde où la tradition syriaque compte quelque neuf millions de personnes.
Les Syriaques partent du monde grec, mais aussi du monde persan, avec l’université de Jindishapur qui sera un foyer d’échanges interculturels. Par les Syriaques aussi, l’échange se fera entre le monde indien et le monde arabe avec Kalilah et Dimnah qui sera un livre classique en arabe, et dont on a un équivalent dans les Fables de la Fontaine.
L’aspect spirituel ne fut pas absent de ce colloque. Némésius d’Émèse et la nature de l’homme. Jean Damascène, le fonctionnaire des Omeyyades, et le moine de Saint-Saba, en Palestine, laissent une œuvre immense écrite en grec et traduite en arabe. Évagre le Pontique avec des chapitres sur la prière. Isaac de Ninive. Tout cela nous mène à étudier la mystique orientale avec surtout la prière du cœur, si chère à Denys l’Aréopagite, au Pseudo-Macaire, à Jean Philopon mais aussi à Jean Dalyata, Joseph Hazzaya… C’est l’extase « fana’ », l’inconnaissance et le contact avec le « ghaib ».
Tout cela fut le climat dans lequel se déroula le neuvième colloque du patrimoine syriaque. C’est un véritable brassage de cultures avec, comme passage obligé pour l’arabe, le syriaque. Si on a pu dire que Rome a vaincu Athènes sur le plan militaire, mais qu’Athènes a pris sa revanche au niveau de la culture, nous pouvons dire la même chose du monde syriaque qui dominait des Églises répandues en Turquie, Iran, Iraq, Syrie, Liban. L’islam domina rapidement au niveau militaire. Mais ce furent les Syriaques qui l’ont mis au contact de civilisations millénaires. Puisse l’Occident se pencher sur un héritage syriaque si riche, comme il l’a fait pour le monde grec. La patrologie a déjà fait beaucoup au niveau religieux ; de même le Corpus de Louvain. Tant d’œuvres restent inédites. Et surtout les textes d’histoire, de philosophie et de science.
Esprit & Vie