Lunis Aït Keddache nous a invité à visiter son site AMALOU TIMESRIRIN dédié à la défense de la culture berbère. Nous y avons trouvé la traduction d'un texte d'une ethnologue américano-berbère, Helen Hagan, relatif à la représentation à l'écran des anciennes cultures d'Afrique du Nord, avant la conquête arabe du VIIIe s. de n.E. - en particulier dans Gladiator de Ridley Scott.
Il s'en est suivi, du 20 au 22 février, un fructueux échange de courriel avec Lunis dont nous avons conservé ici l'essentiel, y compris les digressions.
DE HELEN HAGAN (Los Angeles) :
Les IMAZIGHEN (pluriel de AMAZIGH, les Berbères) peuplent l'Afrique du Nord depuis les temps Néolithiques et parlent une langue commune, le Tamazight. Nous sommes ce peuple que les Phéniciens et les Grecs trouvèrent sur les rives de l'Afrique du Nord.
Nous sommes ce peuple que les Romains rencontrèrent dans les régions qu'ils nommèrent Numidie (la Tunisie et l'Algérie orientale) et Mauritanie (le Maroc et l'Algérie occidentale). Aujourd'hui, plus de trente millions de Berbères vivent en Afrique du Nord.
Le film Gladiator est sorti depuis vendredi, 5 mai [2000], sur grand écran à travers l'Amérique et le monde. Ce spectacle somptueux et coûteux proposé par DREAMWORKS et UNIVERSAL STUDIOS ravive un type de divertissement populaire HOLLYWOODIEN : la tradition de l'épopée romaine postérieure à la Seconde guerre mondiale - le péplum -, avec plus de violence, plus de bruit, plus de conflits d'armes, et aussi plus... de bêtises !
Nous nous inquiétons particulièrement de l'image déformée que le film donne de notre peuple, les IMAZIGHEN. Avec un budget estimé à plus de 100 millions de dollars, un grand effort de recherche a apparemment été consenti pour reconstituer l'armée et les arènes romaines, et le mode de vie des Romains. Les producteurs espèrent renouer, pour les hordes cinéphiles entassés dans les salles obscures, avec les foules du passé qui s'agglutinaient dans les arènes afin d'être les témoins de la brutalité glorifiée, acclamant le carnage et éprouvant les fortes sensations de la sauvagerie - et ainsi renflouer les caisses vides ( ?) de DREAMWORKS et ses partenaires qui délibérément misèrent sur le pouvoir de tels phénomènes de masse. Cependant, les décors, armures et costumes ne s'attachèrent avec quelque soin qu'à de reconstitution de... Rome.
Les scènes nord-africaines de ce film ont été loupées. Pendant quarante-cinq minutes du film, le personnage principal, interprété par Russell Crowe, vit dans une région nord-africaine, la Maurétanie des Romains.
Cette partie du film a, en effet, été tournée à Ouarzazate, au Maroc, qui aux temps des Romains était, en fait, le pays des Maures, à l'ouest de la Numidie. Dans l'Afrique antique, les deux régions faisaient partie de l'Empire romain. Les producteurs semblent avoir négligé d'engager des consultants spécialistes sur l'Afrique du Nord antique pour ces séquences. Ceux-ci les auraient mis au courant du fait qu'en 180 av. notre ère, les Maurétaniens et les Numides (les Berbères d'aujourd'hui) étaient les indigènes de l'Afrique du Nord, et qu'il n'y avait pas d'Arabes dans la Numidie en l'an 180 avant Jésus-Christ !
Les Arabes n'avaient pas encore envahi l'Afrique du Nord à cette époque : cela s'est fait que beaucoup plus tard, vers 700 après Jésus-Christ. Or l'action de ce film met en scène ce général romain au milieu d'un marché rempli de personnages habillés de voiles flottants et arborant des turbans, qui sont des costumes purement arabes qui n'étaient nullement portés par les Nord-Africains de l'époque, avant l'arrivée des Arabes. Pendant ce temps, à l'arrière-plan, on entend en fond sonore une musique orientale que l'audience américaine peut facilement identifier. Malheureusement, la musique orientale était inconnue des Berbères, Numides ou Maures, et des habitants d'Afrique du Nord en général, à cette époque.
Ainsi dépeintes, les scènes du marché sont plus évocatrices du bazar arabe, décors hâtivement bâtis dans les arrières studios de Hollywood comme en fit de «Yore» la WARNER BROS et les autres. Ils sont totalement inexacts pour le temps et le lieu que ce film tente de dépeindre. De plus, manquant totalement de respect pour la culture et les traditions d'une population entière de Berbères habitant en Afrique, ils sont comme tels préjudiciables.
Proximo, l'entrepreneur et entraîneur de gladiateurs que nous trouvons dans cet absurde marché, est interprété d'une part par Oliver Reed, et d'autre part par l'illusion des images numériques, après le décès de celui-ci pendant la production. Comme un commerçant local d'esclaves, il porte aussi un turban, et affecte la mine du commerçant jovial et louche : l'image stéréotypée du marchand arabe, plus en accord avec Hollywood qu'avec les vrais Berbères. De ce romantisme, nous apprenons que cet individu est supposé être un Bédouin, qui parle Berbère à ses assistants !
Les Historiens savent que, venant de la Péninsule Arabique, les Bédouins n'ont commencé à émigrer vers l'Egypte qu'au septième siècle après Jésus Christ, et ces vagues de migration bédouine ne sont arrivées dans le Maroc qu'au onzième siècle. En effet, la confusion entre Berbères et Arabes dans l'esprit des producteurs et les diffusions par ces images, renforçant tous les préjugés, les idées fausses, entérinent les mauvaises représentations et les stéréotypes, l'ignorance du passé de notre peuple - les Imazighen (les hommes libres), appelés par les conquérants romains Numides, Maure, et plus tard collectivement désigné par les Arabes comme «Berbères». Juba (un prénom très Amazigh, que portaient deux de nos célèbres Rois, Juba I et Juba II de la première période romaine) est le leader des archers numides, qui se lie d'amitié avec le général romain devenu esclave et gladiateur. Il doit être dit que seule l'audience moderne de nos jours peut fermer les yeux sur un tel virage d'événement incongrus. Ici, les producteurs semblent avoir confondu les Numides avec les Nubiens, un groupe d'Afrique noire. Pour incarner le rôle de ce dirigeant Amazigh, ils ont engagé un acteur nigérian, Djimon Hounsou. Il est totalement improbable, sinon totalement ridicule, que des archers numides soient menés par quelqu'un qui n'est pas des leurs - de leur communauté ou de leur famille.
Les Numides sont décrits comme ayant des cheveux blonds-roux et des yeux clairs. C'est comme si on nous montrait, par exemple, un groupe d'infanterie grecque menée par un Congolais ou un Indien des Antilles. Ce genre d'erreurs - qui sautent aux yeux - n'amusent pas les Imazighen, dont un grand nombre vit en Amérique et au Canada, et plus d'un million et demi en France et plus dans divers pays européens, et - comme indiqué ci-dessus -, plus de trente millions en Afrique du Nord, aujourd'hui. Nous luttons pour la reconnaissance de nos droits linguistiques, culturels et humains et historiques au niveau international, par les associations culturelles, par les moyens de radios et télévisions, par un mouvement international qui siège à Paris, et les Nations Unies. Nous constituons un petit pourcentage de la population en Egypte, Libye et Tunisie, mais sommes plus de 30 % en Algérie, plus de 50 % au Maroc : tous ces pays sont souvent considérés, et par grave erreur, comme étant entièrement arabes. Nous ne voulons pas être dépeints comme des Arabes par des producteurs d'Hollywood, particulièrement dans un film qui sera vu par une énorme audience. Nous protestons avec force et véhémence contre la lourde main de DREAMWORKS et les Studios UNIVERSAL, qui perpétuent des stéréotypes dommageables et des représentations erronées de notre culture et notre peuple.
Nous, les Imazighen d'Amérique, avec le soutien de millions d'Imazighen dans les diverses parties du monde, dénonçons le probablement involontaire, mais non moins blessant flagrant déni de nos droits à être justement dépeints dans notre propre habitat, notre musique, l'aspect de nos vêtements - et dans tout ce qui constitue notre patrimoine et notre héritage culturel.
Nous préférerions ne pas être montrés à travers les écrans de cinéma partout dans le monde, plutôt que dans le déguisement d'une autre culture.
Soutenus par le tout-puissant dollar, les puissants magnats de Hollywood se permettront-ils d'atteindre aux droits et de porter préjudice à un peuple entier sans que nous protestions ?
Nous tenons à affirmer publiquement que, dans le monde d'aujourd'hui, Gladiator est un méfait onéreux, qui n'ira pas sans notification : il a nuit, à un niveau mondial, aux droits et la culture d'un peuple avec plus de 4.000 ans d'histoire. Quelques dollars soigneusement dépensés pour les consultants pourraient avoir été un bon investissement...
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