La redécouverte du Sud
En 1995, l’écrivain et poète Mohamed Khair-Eddine nous a quitté. Né a Tafraout en 1941, il a publié une dizaine de romans, de recueils de poésie et d’article divers en France et au Maroc. Il a longtemps vécu a l’étranger avant de décider de rentrer au pays en 1980. Pour renouer avec les siens, son pays et ses racines, il a écrit un article intitulé «La redécouverte du Sud». C’est l’un des textes les plus beaux jamais écrit sur le Souss. L’article est paru dans le magazine français «Esprit» de mars 1980 dont voici une copie. Dix ans après sa mort et un quart de siècle après la publication de son article, redécouvrez le sud avec Khair-Eddine. Bonne lecture!
La redécouverte du Sud
«Quand vous débarquez dans un pays que vous n'avez jamais vu ou que vous avez déserté depuis longtemps, ce qui vous frappe avant tout,. c'est la langue que parlent les gens du cru. Eh bien ! le Sud, c'est d'abord une langue: la tachel-hit. C'est une variété du berbère tamazight qui comprend au Maroc quatre parlers: la tachelhit, le rifain, le zaian et le dialecte en usage dans l'Est. Mais le Sud n'est pas que cela; son caractère géographique unique le différencie nettement des terres du Nord. A mesure que l'on s'en approche, il s'annonce géologiquement. Aux pénéplaines côtières parfois verdoyantes et parfois franchement nues, succède un sol qui se plisse insensiblement, se bourrelle et délivre d'autres essences. Une variété infinie de cactées surgit au petit jour des deux côtés de la route taillée dans la croûte sèche et caillouteuse; des arganiers rabougris et poussiéreux, d'un vert bouteille que jaunit l'ambre des noix pas encore mûres, élèvent au ciel une silhouette battue. par les intempéries et le soleil bouillant. Arbres épineux mille fois vaincus et mille fois ressuscités. Rien ne vient jamais à bout de leur résis-tance, ni les chèvres qui y grimpent allégrement pour les dépouiller de leurs minuscules feuilles, ni les coupes meur-trières que leur infligent les bûcherons c1andestins, car en dépit d'une modernisation acceptée et même recherchée, le bois de chauffe continue de flamber dans les kanouns. L'ar-ganier est sans doute le symbole le plus représentatif de ce pays montueux que la légende auréole de ses mythes patinés et de ses mystères dont le moindre effet est de vous nouer imperceptiblement la tripe lorsque vous rencontrez un de ces vieillards éternels dont les rides disent une histoire de sang versé, de lutte pour la survie entrecoupée de joies simples et fugaces. .
Le Sud, c'est aussi l'habit des femmes: la tamelhaft, drap noir et ample au liséré rouge... et la tacheddat, ban-deau également noir décoré d'un rang de bâtonnets de corail et qui ceint la. tête recouverte d'une large étoffe rouge. Comme on le voit, la femme chleuh, qui vit toute l'année dans sa montagne, est d'abord un être doublement coloré: un être extérieurement rouge et noir. Cependant, la moder-nisation grignote peu à peu la beauté millénaire des choses; cela se remarque surtout à des détails infimes comme ces bâtonnets de corail remplacés depuis quelques années par des bâtonnets en matière plastique. Ou comme les fibules en argent et les lourds colliers d'ambre et de pièces de monnaie anciennes auxquels se substituent des épingles de nourrice et des cordonnets dont la femme attache son habit noir au niveau des seins. De tout temps, la femme berbère a été pourvoyeuse des significations cachées du monde. C' est elle qui inculquait aux très jeunes enfants la culture ances-trale que l'homme, trop paresseux quand il n'était pas occupé dans les mines d'Europe ou les épiceries de Casablanca, ne leur dispensait pas. Cette culture ne se donnait pas comme un apprentissage au sens scolaire, mais comme un travail de patience et de méthode qui consiste à nourrir le cerveau de l'enfant de légendes symboliques tout en lui faisant connaître les beautés diverses et immédiates de la terre. Les changements de saison se transformaient en festivités dionysiaques ou le désir vital acquérait une dimension propre aux mythologies les plus envoûtantes. La femme apparaissait alors comme une déesse bienveillante, car elle composait avec les éléments, elle était les éléments et tout ce qui les embellissait aux yeux des hommes; maïs c' est au printemps, lorsque les torrents frangés d'écume brune et duvetés de tamaris verts roulaient un tam-tam de galets assourdis, qu'elle s'épanouissait et devenait aussi aérienne qu'une anti-lope. Elle se confondait avec la renaissance de la Nature.
Toutes ces montagnes et ces vallées habituellement arides répercutaient son chant de fibre. en fibre dans un florilège d'oiseaux, de papillons et de coccinelles. II y avait alors dans chaque maison une ou deux vaches laitières, des ânes et des mulets. On voyait les jeunes filles couper l'herbe tendre et l'entasser dans leur hotte, elles ne se voilaient pas le visage qui resplendissait sous une frange de cheveux noirs. Elles s'égaillaient dans les champs entre les hautes tiges por-teuses de fleurs diaprées, les amandiers et les oliviers au feuillage mat. Au crépuscule, elles déposaient leur hotte sur le sable humide du torrent et s'asseyaient en cercle sur les dalles schisteuses pour s'épancher. Elles devaient parler d'amour et d'innocence ou rêver à ces villes surpeuplées ou e1les vivent aujourd'hui, adultes et harassées, dans l'énerve-ment, le tumulte. et la pollution. Elles étaient véritablement dans un paradis qui faisait pièce avec leur corps, mais e1les ne devaient pas s'en rendre compte, car le commentaire soigneusement introduit qui louait plus que de raison les bienfaits du déracinement opérait dans leur.. conscience cap-tatrice comme une subversion ou tout au moins y déc1en-chait-il un désir de fuite irrépressible. Elles étaient alors libres de parcourir la montagne et la vallée; cette terre pourtant très étendue n'était qu'un vaste domaine ou elles évoluaient à leur guise. Maintenant elles se laissent c1oîtrer dans des
appartements exigus ou des villas, e1les ne sortent qu'accom-pagnées et elles ignorent tout des dangers extérieurs. Elles savent qu'elles sont dans une ville mais elles ne comprennent pas son fonctionnement. ElIes ressemblent à ces reines des termites dont l'existence au fond de l'obscurité complète est vouée aux cyc1es de reproduction. Elles en ont même les apparences; elles grossissent vite par inaction et tombent souvent malades. De fines et sveltes qu'elles étaient, elles deviennent adipeuses et lourdes. Et peut-être oublient-elles de communiquer à leur progéniture ce que leur avait trans-mis leur mère.
Avec la disparition des vieillards issus du pays et imper-méables aux influences corruptrices, se pose le problème, de la pérennité culturelle. Ce1a touche essentiellement les cultures de tradition orale, les langues minoritaires dont la richesse s'estompe faute de pouvoir échapper à l'oubli par simple retranscription. Seuls les vieillards étaient capables de mémoire: avec eux, on avait affaire à des grimoires vivants. En dehors du '8énégal, qui commence à codifier ses quatre langues nationales, les autre pays d' Afrique ont tendance à dédaigner leurs attaches au profit des cultures des autres. Ce1a affecte tous les niveaux, tous les genres, que ce soit le cinéma, le livre, la télévision prodigieusement pauvre ou les autres 'moyens de communication de masses. Or on ne peut efficacement communiquer avec les autres qu'en étant soi-même bien ancré dans sa culture, le mot culture signi-fiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre. C'est là que la modernité parée d'oripeaux vides apparaît aussi futile que dangereuse. Elle est non seulement mal subie, mais encore elle élimine ou relègue dans un ailleurs dont on
a peur tout ce qui fait l'identité d'un peuple, tout ce qui fonde son unité et donne un sens à son existence. Ce pro-Blème ne se pose pas qu'aux nations du tiers monde mais aussi à l'Europe et en particulier à la France ou une jeu-nesse bretonne et occitane, consciente de ses racines et toujours en butte à l'expansion multinationale de l'aliénation, se tourne résolument vers ses origines dont elle décrypte les secrets qu'elle tache d'actualiser et de rendre opératoires. C'est à peu près ce qui se passe au Maroc d'aujourd'hui ou le tamazight fait son chemin dans les universités et ou des chanteurs et des musiciens modernisent le registre chleuh et apportent un souffle riche et nouveau à ce qui semblait figé et redondant. Il y a toujours des chantres c1assiques, mais ils ne se renouvellent pas, étant presque tous des épi-gones de l'Haj Bélaïd, véritable fondateur de la symbolique et de la rythmique berbères. Les nouveaux chanteurs et com-positeurs du groupe « Ousmane » (Éc1airs) ou « Izenzarns »(Rayons solaires) sont tous scolarisés et très au fait de la musique des autres peuples. Ils ajoutent aux vieux rythmes et aux signifiants classiques une dimension universel1e. Les instruments dont ils se servent sont nombreux et leurs mélo-dies adaptées à cette nouvelle vision des êtres et des choses. lIs ne disent pas seulement la nostalgie d'un passé vécu par d'autres mais aussi la construction du futur, toujours cri-tique et improbable: ce sont les poètes de la renaissance berbère.
Curieusement, on est frappé de voir combien le déracine-ment risque de compromettre ces efforts dans la mesure ou il véhicule les germes d'un éc1atement ethnique encore imperceptible et cependant assez diffus pour qu'on en devine la présence dans les grandes agglomérations comme en pays chleuh ou la terre arable elle-même est laissée à l'abandon parce que plus personne ne veut la cultiver en dehors de la période des semailles. On n'y trouve plus ces potagers entourés de murets couverts de branchages épineux qu'irri-guait l'eau des puits, mais on y constate partout la présence de l'eau, car les puits (toujours eux) ne sont pas taris. On ne rencontre plus ici que des gens désœuvrés qui vont faire leur marché comme les citadins dans les boutiques bordant les axes de passage. Tout ce qu'ils consomment sur le plan alimentaire est expédié de la plaine du Souss dont ils ne sont séparés que par une montagne.
Les commerçants des villes bâtissent ici des villas de béton dont ils confient les clés à des allogènes et ou ils ne viennent habiter qu'une quinzaine de jours par an ou à l'occasion d'un mariage. Ces édifices coûtent des dizaines de millions anciens; ils sont le plus ",souvent au milieu de grands parcs et possèdent l'eau courante et l'électricité. Avec un groupe électrogène, on a tôt fait d'illuminer ce qui n'avait connu 'que la lampe à huile, le foyer de bois sec, la lampe à pétrole, à acétylène ou à carbure. Aujourd'hui le gaz butane lui-même brûle dans les maisons. On fait sa cuisine et on s'éclaire au gaz butane. On se veut résolument moderne, mais cette course effrénée à la modernité est perçue comme une mode anesthésiante parce qu'elle n'a pour but ultime que la consommation.
A voir cette terre orpheline, on ne comprend pas pourquoi ceux qui en ont vécu ne la travaillent plus, pourquoi ils n'y plantent plus de nouveaux arbres alors qu'ils disposent de bras robustes, de motopompes et de carburant. Ils y gagne-raient doub1ement, en économisant de l'argent et en se nour-rissant de pro duits sans engrais chimiques, exactement comme avant. Les amandiers, les oliviers, les figuiers et les dattiers de la vallée des Ammelns sont très anciens. On dit qu'ils furent plantés par les ancêtres, mais d'autres arbres ont dû pousser naturellement; tous prospèrent tant bien que mal alors que personne n'en prend soin. On se contente de gauler les amandiers et de cueillir les olives quand les fruits mûrs commencent à joncher le sol. La culture terrienne, organique, qui est la base de toute connaissance tend à s'effriter comme sous I'effet d'un rejet collectif. De tous ceux qui vivent en permanence dans ces villages de montagne, il n'y a plus que les vieillards et les pauvres qui sachent réellement la valeur de la terre. Ce sont eux qu'on croise sur le chemin de la mosquée restée jusqu'à présent le lieu privilégié des réunions communautaires. Mais en dehors des heures de prières, le fqih est presque toujours seul; il médite sur une natte fatiguée au pied d'un mur chaulé auquel est pendue une outre de cuir noir qui s'égoutte lentement. A quoi pense-t-il et en quoi consiste sa méditation? C'est la question que se pose celui qui l'observe de loin sans être vu et qui a été son élève il y a longtemps. Comme il était craint et respecté à l'époque! Maintenant, n'importe quel esprit grincheux I'injurie et quitte même le rang avant la fin de la prière. La fameuse peur de l' enfer disparaît comme le reste; les gens continuent certes à prier régulièrement, à jeûner, mais une sorte de perversion affecte leur conscience bien qu'elle n'ébranle pas totalement leur foi. On s'éloigne insensiblement du sacré.
Comme toutes les activités humaines, la pratique religieuse est une question d'habitude; en ville, les gens qui prient aux heures indiquées sont rares, mais un peu plus nombreux ceux qui fréquentent les mosquées le vendredi. La jeunesse citadine n'est pas portée sur le sacré; à vrai dire, el1e se consacre surtout au jeu sous toutes ses formes et à l'ivresse à tout prix; elle est oisive et mal dans sa peau. Mais une autre jeunesse existe, peut-être pas religieuse dans sa totalité, mais assez dynamique, assez consciente et responsable pour envisager I'avenir autrement que ses parents auxquels s'est imposé le monde moderne avec la brutalité que l'on sait. Cette jeunesse qui a connu l'Occident a les moyens d'échapper aux aliénations et aux crises qui résultent de l'accélération actuelle de l'histoire. Culturellement, elle fait son possible, avec les moyens du bord, ne disposant que de son intelligence et de sa volonté, pour exhumer et revi-vifier ce qui est partout nié, rejeté par ceux-là mêmes qui ignorent que la perte de l'identité a pour cause profonde la perte des racines. C'est dans cette optique qu'il faut situer le combat culturel qu'elle mène. Ce travail de tous les instants se comprend non comme une suite d'actes nostalgiques mais comme la .recherche inlassablement recommencée de soi; i1 faut y voir l'inventaire des richesses occultées sans lesquelles il ne saurait être question de génie spécifique et pas de futur ou l'échange inter humain ne soit pas seulement mercantile et stérilisant, mais porteur d'espérance et générateur de confiance, de culture vraie qui se partage comme le pain et l'eau entre gens du même voyage que tout devrait rappro-cher sur cette planète effervescente et solitaire.
Ce que l'on éprouve de prime abord en arrivant à Tafraout, c'est un sentiment de paix que n'entame pas la morsure vive du soleil. Tout ici baigne dans une torpeur chaude et quiète, les murs et les êtres, mais le souk, situé dans l'enceinte des anciens abattoirs, continue de s'agiter mollement, traversé de temps en temps par un poids lourd qui oblige les mar-chands de fruits et légumes installés à même le sol à défaire les ficelles qui maintiennent tendue la bâche dont ils se ser-vent en guise de parasol. Les tomates encore vertes voisinent avec des cageots de gros oignons rouges, des. caisses de melons jaunes, de raisin muscat ou noir autour desquelles s'affairent des myriades de mouches, d'abeilles et de guêpes. Le moindre espace libre constitue ici un lieu ou enir provi-soirement boutique, une boutique volante s'entend. Les agrumes et les primeurs aux couleurs éc1atantes sont disposés en rangs bien agencés au milieu desquels, sur une natte ou une caisse de thé recouverte d'une vieille peau de mouton, trone le marchand toujours à l'affût d'un hypothétique dient parce qu'en ce mois de ramadan et en plein jour on ne voit dehors que très peu de promeneurs; les gens ne recom-mencent à vivre p1einement et à vaquer à leurs occupations qu'après la rupture du jeûne, c'est-à-dire au coucher du solei!. lIs sortent alors de chez eux pour s'attabler aux terrasses de cafés ou toutes les affaires se traitent. Ceux qui n'ont pas encore pris la soupe rituelle en consomment sur place un ou deux bols fumants qu'ils accompagnent d'une poignée de dattes et d'un grand verre de café crème. Durant le jour, on ne remarque que des groupes de touristes en short le plus souvent ou carrément en habit berbère; les jeunes hippies préfèrent de loin la fouqia, vêtement ample et léger, aux jeans traditionnels. L'ancienne place de Tafraout, c'est-à--dire l'ancien centre ou les camelots déballaient épices, dattes, herbes rares, pro duits importés d' Afrique noire et ou les maquignons vendaient bœufs, vaches laitières, ânes et mou-tons, cette place n'existe plus. On y a construit des boutiques qui se suivent sous des arcades identiques d'ou s'exhalent les mêmes odeurs.
Même les animaux de traction, toutes les montures sont remplacées par des autos, des camionnettes et des cyclo-moteurs. Leur pétarade couvre le braiment des rares ânes que l'on rencontre encore de temps en temps. Tafraout s'est transformée au cours des ans en une petite cité ocre et pous-siéreuse. Elle est administrée par un pacha, ce qui la fait dépendre directement de Tiznit. Située au creux d'un cirque rocheux sur lequel planent indéfiniment des escadrilles de corbeaux qui hantent les abattoirs et la cime des palmiers environnants, elle croupit au soleil, loin de tout, mais fasci-nante. Les bâtiments de l'ancienne administration coloniale, servent de résidence et de bureaux au nouveau pacha. lIs sont nombreux et très spacieux. A l'intérieur de leur enceinte se dressent de nombreux arbres qui vont de l'olivier à l'eu-calyptus. Des massifs de fleurs bordent les allées rectilignes marquées çà et là de bouquets touffus de laurier-rose. Des bosquets de palmiers ombragent, au loin, le lit des cours d'eau secs et sablonneux et, du côté de la montagne érodée ou des rochers sphériques semblent posés en équilibre pré-caire, commence la végétation fauve et familière des hauteurs: thym, romarin, arganiers, ronciers divers jujubiers, cactus, etc. La montagne est le domaine des serpents, des lézards, des scorpions, des myriapodes, des chacals (rares depuis que' des pasteurs venus des oasis pré sahariennes ont tenté de les décimer), des porcs-épics, des hérissons, des sangliers et de bien d'autres bêtes comme le lièvre, l'écu-reuil gris, les charognards et les rapaces royaux. C' est de là-haut qu'on- peut le mieux admirer la ville tapie entre les masses rocheuses dans son habit de badigeon ocre et blanc; de là-haut que ce qui est en bas se précise et qu'on éprouve l'envie irrésistible de communier avec le cosmos, car tout est à l'échelle cosmique en ces lieux ou la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images qui vous laissent en mémoire une marque indélébile comme le sceau magique de la sérénité blanchie par les souffles purs de la genèse. Cette vision haute s'efface lorsqu'on redescend en ville... on est alors aspiré. par les couleurs et les rythmes de la lumière; on déambule nonchalamment entre les étoffes chatoyantes qui donnent aux devantures des boutiques cachet comparable à celui qu'on retrouve au centre de Dakar, car l' Afrique noire exprime ici lacise1ure de son mental sensible. C'est le point de convergence heureuse de deux cultures, la berbère et la négro-africaine. Cet art se manifeste dans les moindres choses, les plus infimes gestes, il imprègne tous les objets, les poteries comme le fer forgé. A travers lui, on discerne le génie de ces peuples qui essayent, d'oublier la haine, la traite ancienne et actuelle et qui pra-tiquent le métissage biologique et culturel sans arrière- pensée.
Les anciennes serrures en bois ressemblent étrangement aux serrures dogon: parallélépipèdes de bois dur dont la face supérieure est percée de trous ou s'enclenchent des bâtonnets de bois. On ouvre en se servant d'une clef dentée. Les affinités qui existent entre le Nord et le Sud du Sahara sont multiples. A Tafraout, l'étranger n'est pas considéré comme un intrus, c'est un pèlerin qu'on accueille avec égards. Le chauvinisme et le racisme n' ont pas atteint ce bout du monde malgré les influences négatives des métropoles du Nord victimes de l'aliénation extérieure.
On dit que l'agonisant revoit toute sa vie en l'espace d'un éclair, ce qui donnerait un film si accéléré dans son dérou-lement qu'il serait malaisé d'en apercevoir le détail ou la longueur. Mais passons et prenons en compte la sagesse populaire. L'enfant du pays qui n'a pas revu son village depuis vingt ans n'éprouverait pas un sentiment moins douloureux que celui qu'endure un homme qui meurt et qui sait qu'il va bientôt partir. Le choc en retour est d'autant plus fort qu'il se veut d'abord détaché de l'enfance et de l'adolescence qui commencent à fourmiller dans sa mémoire à la vue des lieux inchangés, des chemins mille fois parcourus, de la topographie inentamée, des maisons de pierre connues et de béton jamais vues, des gens eux-mêmes. L'été prédispose à cette rencontre de l'homme et de l'enfant en ces lieux qu'il investit si complètement qu'il en fixe les moindres détails avec une parfaite netteté; il abolit progressivement les vieux rêves de l'exilé, brûlés au miel du sol aimé et redouté. Toutes les choses apparaissent plus petites; les distances se réduisent, les maisons semblent faites pour des nains, les ruelles se -rétrécissent, les végétaux se compriment comme en songe, les rochers escaladés autrefois avec peine sont franchis rapidement … Le lendemain, les volumes recouvrent leurs dimen-sions véritables. D'étrangers qu'ils vous sont d'abord appa-rus, les proches redeviennent familiers, mais tassés sur eux -mêmes et quelque peu solitaires. Parce qu'ils se sentent abandonnés par les leurs partis sans volonté de retour, ils en-dossent une cuirasse qui protège des rancœurs, des souvenirs agréables ou amers et ils finissent par s'accepter en s'usant parallèlement à leurs morts. Les rapports qu'ils entretiennent avec l'au-delà ne sont empreints d'aucune crainte; ils ren-dent souvent visite à leurs ancêtres au cimetière et les ancêtres remplissent le sommeil des dormeurs des échos de l'Outre-monde; ils s'occupent davantage du futur dont ils ne dévoilent les secrets que parcimonieusement. Ils n'appa-raissent jamais aux vivants sous la forme de fantômes agres-sifs ou pervers, ce ne sont ni des esprits frappeurs ni des jnouns; au contraire, ils balisent de leur fantastique lumière la route obscure et tortueuse qu'emprunte leur progéniture toujours prompte à verser dans les pires vengeances.
Et l'on arrive dans son pays, plein du bruit des méga-poles, de la furie des mers et baignant dans les espaces immenses! On entrouvre son cœur au passant et à l'oiseau troglodyte, à la cigale accrochée au tronc. éc1até et au grain menu qui contient la mémoire de la terre. Quel régal après les vins forts de l'errance que le broc de petit-lait saupoudré de thym moulu! Même les mouches qui fuient la chaleur extérieure et qui hantent la pénombre ou l'on s'allonge apprécient ce retour inattendu. On en chasse en vain l'essaim désordonné, i1 revient toujours plus dense. On refait connaissance avec la moindre poutre, la moindre marche; on redé-couvre les pièces visitées en rêve, exiguës et ténébreuses; on est véritablement à l'écoute des musiques de l'enfance Après vingt ans d'absence, on n'est plus qu'un étranger aux yeux de ceux qu'on avait vus naître... La cousine à la beauté sauvage ne vous reconnaît pas, elle vous prend pour un touriste égaré ou un flic... elle se cache le visage et s'éloigne, s'empêtrant dans un discours confus; ça vous noue le ventre; vous vous dites que vous n'êtes plus d'ici, que votre vraie patrie est partout sauf chez vous. Vous vous comparez à Ulysse d'Ithaque maudit par Poséidoh, mais vous avez erré plus longtemps que lui! Pour finir, vous révélez à la cousine votre identité... Et tous ceux qui ne vous ont pas connu rappliquent et tombent dans vos bras. Dès cet instant, la nouvelle de votre arrivée se répand de bouche à oreille; on accourt de partout pour vous congratuler, vous toucher... On se dispute âprement l'honneur de vous avoir à dîner; vous passez d'une terrasse à une autre, vous mangez un peu chez l'un, un peu chez l'autre pour ne froisser personne car cette hospitalité ne se refuse pas. Les vieux que vous croisez dehors vous reconnaissent immédiatement: ils vous souhaitent poliment la bienvenue et s'en vont. Les femmes que vous avez connues jeunes et belles, et qui sont maintenant des veuves ridées, expriment une joie sincère en vous voyant; tous vous supplient de rester le plus longtemps possible au pays. Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé.
Il était une fois un homme ayant une famille nombreuse et un immense troupeau de chèvres et de moutons. 11 s'appe-lait Lahcène Oufoughine et avait échappé avec les siens et ses bêtes à un cataclysme tel qu'il n'y en avait eu que très peu de semblables dans l'histoire de la Terre. La légende situe son origine en un lieu appelé Tamda n' Ouqqa, ce qui signifie mer intérieure. 11 devait s'agir sans doute d'un immense lac d'eau douce... C'était une contrée riche et popu-leuse qui avait atteint un degré certain de civilisation. On raconte encore de nos jours que ce pays existe et que, au cours du grand cataclysme, les gens qui vivaient là ont été engloutis par le sol mais on ajoute aussitôt qu'ils ne sont pas morts et qu'on peut entendre leur voix et les cris de leurs animaux quand on passe à proximité. Lahcène Oufou-ghine dut fuir avec les siens et son troupeau loin de cette désolation. lIs traversèrent des déserts brûlants et des oasis verdoyantes, des immensités caillouteuses infestées de bandes d'hyènes, de chacals, de gazelles fauves et de reptiles, en quête d'un lieu tranquille ou se fixer, mais ils déchantèrent chaque fois car, ou bien les terres découvertes étaient inhospitalières, ou bien elles étaient riches et occupées par des tribus guer-rières. Nul ne sait le nombre d'années que dura l'errance de Lahcène Oufoughine. La chronique dont on ne possède- aujourd'hui que des bribes le retrouve près d'Illig sur un plateau qui domine la vallée des Ammelns. I1 s'y installa dans un premier temps malgré l'opposition violente des gens du cru. On rapporte qu'il en massacra plus d'un. En passant par là, on voit encore, dressées sur des pitons rocheux, les mines de son ancienne demeure et de sa bergerie. ElIes sont envahies par les jujubiers, les nopals et les arganiers. Dans un deuxième temps, Lahcène Oufoughine descendit dans la va1lée pour s'établir définitivement en un lieu nommé Azro Wado (la Pierre du Vent) qui n'était alors habité que par une seule famille. Lahcène Oufoughine s'unit à elle matri-monialement et troqua un grand nombre de chèvres et de moutons contre des parcelles de terre. C'est ainsi que ce pasteur rescapé d'un terrible désastre devint sédentaire. Mais l'amour de l'exil et de l'errance s'e t de nouveau emparé de sa descendance. Éternelle rupture commencée par une brisure décisive que les siècles, les guerres intestines, les alliances et les accalmies éphémères n'ont fait qu'élargir dans la mémoire et dans le cœur des hommes.»
Mohamed Khair-Eddine
Tiznit, août 1979
En 1995, l’écrivain et poète Mohamed Khair-Eddine nous a quitté. Né a Tafraout en 1941, il a publié une dizaine de romans, de recueils de poésie et d’article divers en France et au Maroc. Il a longtemps vécu a l’étranger avant de décider de rentrer au pays en 1980. Pour renouer avec les siens, son pays et ses racines, il a écrit un article intitulé «La redécouverte du Sud». C’est l’un des textes les plus beaux jamais écrit sur le Souss. L’article est paru dans le magazine français «Esprit» de mars 1980 dont voici une copie. Dix ans après sa mort et un quart de siècle après la publication de son article, redécouvrez le sud avec Khair-Eddine. Bonne lecture!

La redécouverte du Sud
«Quand vous débarquez dans un pays que vous n'avez jamais vu ou que vous avez déserté depuis longtemps, ce qui vous frappe avant tout,. c'est la langue que parlent les gens du cru. Eh bien ! le Sud, c'est d'abord une langue: la tachel-hit. C'est une variété du berbère tamazight qui comprend au Maroc quatre parlers: la tachelhit, le rifain, le zaian et le dialecte en usage dans l'Est. Mais le Sud n'est pas que cela; son caractère géographique unique le différencie nettement des terres du Nord. A mesure que l'on s'en approche, il s'annonce géologiquement. Aux pénéplaines côtières parfois verdoyantes et parfois franchement nues, succède un sol qui se plisse insensiblement, se bourrelle et délivre d'autres essences. Une variété infinie de cactées surgit au petit jour des deux côtés de la route taillée dans la croûte sèche et caillouteuse; des arganiers rabougris et poussiéreux, d'un vert bouteille que jaunit l'ambre des noix pas encore mûres, élèvent au ciel une silhouette battue. par les intempéries et le soleil bouillant. Arbres épineux mille fois vaincus et mille fois ressuscités. Rien ne vient jamais à bout de leur résis-tance, ni les chèvres qui y grimpent allégrement pour les dépouiller de leurs minuscules feuilles, ni les coupes meur-trières que leur infligent les bûcherons c1andestins, car en dépit d'une modernisation acceptée et même recherchée, le bois de chauffe continue de flamber dans les kanouns. L'ar-ganier est sans doute le symbole le plus représentatif de ce pays montueux que la légende auréole de ses mythes patinés et de ses mystères dont le moindre effet est de vous nouer imperceptiblement la tripe lorsque vous rencontrez un de ces vieillards éternels dont les rides disent une histoire de sang versé, de lutte pour la survie entrecoupée de joies simples et fugaces. .
Le Sud, c'est aussi l'habit des femmes: la tamelhaft, drap noir et ample au liséré rouge... et la tacheddat, ban-deau également noir décoré d'un rang de bâtonnets de corail et qui ceint la. tête recouverte d'une large étoffe rouge. Comme on le voit, la femme chleuh, qui vit toute l'année dans sa montagne, est d'abord un être doublement coloré: un être extérieurement rouge et noir. Cependant, la moder-nisation grignote peu à peu la beauté millénaire des choses; cela se remarque surtout à des détails infimes comme ces bâtonnets de corail remplacés depuis quelques années par des bâtonnets en matière plastique. Ou comme les fibules en argent et les lourds colliers d'ambre et de pièces de monnaie anciennes auxquels se substituent des épingles de nourrice et des cordonnets dont la femme attache son habit noir au niveau des seins. De tout temps, la femme berbère a été pourvoyeuse des significations cachées du monde. C' est elle qui inculquait aux très jeunes enfants la culture ances-trale que l'homme, trop paresseux quand il n'était pas occupé dans les mines d'Europe ou les épiceries de Casablanca, ne leur dispensait pas. Cette culture ne se donnait pas comme un apprentissage au sens scolaire, mais comme un travail de patience et de méthode qui consiste à nourrir le cerveau de l'enfant de légendes symboliques tout en lui faisant connaître les beautés diverses et immédiates de la terre. Les changements de saison se transformaient en festivités dionysiaques ou le désir vital acquérait une dimension propre aux mythologies les plus envoûtantes. La femme apparaissait alors comme une déesse bienveillante, car elle composait avec les éléments, elle était les éléments et tout ce qui les embellissait aux yeux des hommes; maïs c' est au printemps, lorsque les torrents frangés d'écume brune et duvetés de tamaris verts roulaient un tam-tam de galets assourdis, qu'elle s'épanouissait et devenait aussi aérienne qu'une anti-lope. Elle se confondait avec la renaissance de la Nature.
Toutes ces montagnes et ces vallées habituellement arides répercutaient son chant de fibre. en fibre dans un florilège d'oiseaux, de papillons et de coccinelles. II y avait alors dans chaque maison une ou deux vaches laitières, des ânes et des mulets. On voyait les jeunes filles couper l'herbe tendre et l'entasser dans leur hotte, elles ne se voilaient pas le visage qui resplendissait sous une frange de cheveux noirs. Elles s'égaillaient dans les champs entre les hautes tiges por-teuses de fleurs diaprées, les amandiers et les oliviers au feuillage mat. Au crépuscule, elles déposaient leur hotte sur le sable humide du torrent et s'asseyaient en cercle sur les dalles schisteuses pour s'épancher. Elles devaient parler d'amour et d'innocence ou rêver à ces villes surpeuplées ou e1les vivent aujourd'hui, adultes et harassées, dans l'énerve-ment, le tumulte. et la pollution. Elles étaient véritablement dans un paradis qui faisait pièce avec leur corps, mais e1les ne devaient pas s'en rendre compte, car le commentaire soigneusement introduit qui louait plus que de raison les bienfaits du déracinement opérait dans leur.. conscience cap-tatrice comme une subversion ou tout au moins y déc1en-chait-il un désir de fuite irrépressible. Elles étaient alors libres de parcourir la montagne et la vallée; cette terre pourtant très étendue n'était qu'un vaste domaine ou elles évoluaient à leur guise. Maintenant elles se laissent c1oîtrer dans des
appartements exigus ou des villas, e1les ne sortent qu'accom-pagnées et elles ignorent tout des dangers extérieurs. Elles savent qu'elles sont dans une ville mais elles ne comprennent pas son fonctionnement. ElIes ressemblent à ces reines des termites dont l'existence au fond de l'obscurité complète est vouée aux cyc1es de reproduction. Elles en ont même les apparences; elles grossissent vite par inaction et tombent souvent malades. De fines et sveltes qu'elles étaient, elles deviennent adipeuses et lourdes. Et peut-être oublient-elles de communiquer à leur progéniture ce que leur avait trans-mis leur mère.
Avec la disparition des vieillards issus du pays et imper-méables aux influences corruptrices, se pose le problème, de la pérennité culturelle. Ce1a touche essentiellement les cultures de tradition orale, les langues minoritaires dont la richesse s'estompe faute de pouvoir échapper à l'oubli par simple retranscription. Seuls les vieillards étaient capables de mémoire: avec eux, on avait affaire à des grimoires vivants. En dehors du '8énégal, qui commence à codifier ses quatre langues nationales, les autre pays d' Afrique ont tendance à dédaigner leurs attaches au profit des cultures des autres. Ce1a affecte tous les niveaux, tous les genres, que ce soit le cinéma, le livre, la télévision prodigieusement pauvre ou les autres 'moyens de communication de masses. Or on ne peut efficacement communiquer avec les autres qu'en étant soi-même bien ancré dans sa culture, le mot culture signi-fiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre. C'est là que la modernité parée d'oripeaux vides apparaît aussi futile que dangereuse. Elle est non seulement mal subie, mais encore elle élimine ou relègue dans un ailleurs dont on
a peur tout ce qui fait l'identité d'un peuple, tout ce qui fonde son unité et donne un sens à son existence. Ce pro-Blème ne se pose pas qu'aux nations du tiers monde mais aussi à l'Europe et en particulier à la France ou une jeu-nesse bretonne et occitane, consciente de ses racines et toujours en butte à l'expansion multinationale de l'aliénation, se tourne résolument vers ses origines dont elle décrypte les secrets qu'elle tache d'actualiser et de rendre opératoires. C'est à peu près ce qui se passe au Maroc d'aujourd'hui ou le tamazight fait son chemin dans les universités et ou des chanteurs et des musiciens modernisent le registre chleuh et apportent un souffle riche et nouveau à ce qui semblait figé et redondant. Il y a toujours des chantres c1assiques, mais ils ne se renouvellent pas, étant presque tous des épi-gones de l'Haj Bélaïd, véritable fondateur de la symbolique et de la rythmique berbères. Les nouveaux chanteurs et com-positeurs du groupe « Ousmane » (Éc1airs) ou « Izenzarns »(Rayons solaires) sont tous scolarisés et très au fait de la musique des autres peuples. Ils ajoutent aux vieux rythmes et aux signifiants classiques une dimension universel1e. Les instruments dont ils se servent sont nombreux et leurs mélo-dies adaptées à cette nouvelle vision des êtres et des choses. lIs ne disent pas seulement la nostalgie d'un passé vécu par d'autres mais aussi la construction du futur, toujours cri-tique et improbable: ce sont les poètes de la renaissance berbère.
Curieusement, on est frappé de voir combien le déracine-ment risque de compromettre ces efforts dans la mesure ou il véhicule les germes d'un éc1atement ethnique encore imperceptible et cependant assez diffus pour qu'on en devine la présence dans les grandes agglomérations comme en pays chleuh ou la terre arable elle-même est laissée à l'abandon parce que plus personne ne veut la cultiver en dehors de la période des semailles. On n'y trouve plus ces potagers entourés de murets couverts de branchages épineux qu'irri-guait l'eau des puits, mais on y constate partout la présence de l'eau, car les puits (toujours eux) ne sont pas taris. On ne rencontre plus ici que des gens désœuvrés qui vont faire leur marché comme les citadins dans les boutiques bordant les axes de passage. Tout ce qu'ils consomment sur le plan alimentaire est expédié de la plaine du Souss dont ils ne sont séparés que par une montagne.
Les commerçants des villes bâtissent ici des villas de béton dont ils confient les clés à des allogènes et ou ils ne viennent habiter qu'une quinzaine de jours par an ou à l'occasion d'un mariage. Ces édifices coûtent des dizaines de millions anciens; ils sont le plus ",souvent au milieu de grands parcs et possèdent l'eau courante et l'électricité. Avec un groupe électrogène, on a tôt fait d'illuminer ce qui n'avait connu 'que la lampe à huile, le foyer de bois sec, la lampe à pétrole, à acétylène ou à carbure. Aujourd'hui le gaz butane lui-même brûle dans les maisons. On fait sa cuisine et on s'éclaire au gaz butane. On se veut résolument moderne, mais cette course effrénée à la modernité est perçue comme une mode anesthésiante parce qu'elle n'a pour but ultime que la consommation.
A voir cette terre orpheline, on ne comprend pas pourquoi ceux qui en ont vécu ne la travaillent plus, pourquoi ils n'y plantent plus de nouveaux arbres alors qu'ils disposent de bras robustes, de motopompes et de carburant. Ils y gagne-raient doub1ement, en économisant de l'argent et en se nour-rissant de pro duits sans engrais chimiques, exactement comme avant. Les amandiers, les oliviers, les figuiers et les dattiers de la vallée des Ammelns sont très anciens. On dit qu'ils furent plantés par les ancêtres, mais d'autres arbres ont dû pousser naturellement; tous prospèrent tant bien que mal alors que personne n'en prend soin. On se contente de gauler les amandiers et de cueillir les olives quand les fruits mûrs commencent à joncher le sol. La culture terrienne, organique, qui est la base de toute connaissance tend à s'effriter comme sous I'effet d'un rejet collectif. De tous ceux qui vivent en permanence dans ces villages de montagne, il n'y a plus que les vieillards et les pauvres qui sachent réellement la valeur de la terre. Ce sont eux qu'on croise sur le chemin de la mosquée restée jusqu'à présent le lieu privilégié des réunions communautaires. Mais en dehors des heures de prières, le fqih est presque toujours seul; il médite sur une natte fatiguée au pied d'un mur chaulé auquel est pendue une outre de cuir noir qui s'égoutte lentement. A quoi pense-t-il et en quoi consiste sa méditation? C'est la question que se pose celui qui l'observe de loin sans être vu et qui a été son élève il y a longtemps. Comme il était craint et respecté à l'époque! Maintenant, n'importe quel esprit grincheux I'injurie et quitte même le rang avant la fin de la prière. La fameuse peur de l' enfer disparaît comme le reste; les gens continuent certes à prier régulièrement, à jeûner, mais une sorte de perversion affecte leur conscience bien qu'elle n'ébranle pas totalement leur foi. On s'éloigne insensiblement du sacré.
Comme toutes les activités humaines, la pratique religieuse est une question d'habitude; en ville, les gens qui prient aux heures indiquées sont rares, mais un peu plus nombreux ceux qui fréquentent les mosquées le vendredi. La jeunesse citadine n'est pas portée sur le sacré; à vrai dire, el1e se consacre surtout au jeu sous toutes ses formes et à l'ivresse à tout prix; elle est oisive et mal dans sa peau. Mais une autre jeunesse existe, peut-être pas religieuse dans sa totalité, mais assez dynamique, assez consciente et responsable pour envisager I'avenir autrement que ses parents auxquels s'est imposé le monde moderne avec la brutalité que l'on sait. Cette jeunesse qui a connu l'Occident a les moyens d'échapper aux aliénations et aux crises qui résultent de l'accélération actuelle de l'histoire. Culturellement, elle fait son possible, avec les moyens du bord, ne disposant que de son intelligence et de sa volonté, pour exhumer et revi-vifier ce qui est partout nié, rejeté par ceux-là mêmes qui ignorent que la perte de l'identité a pour cause profonde la perte des racines. C'est dans cette optique qu'il faut situer le combat culturel qu'elle mène. Ce travail de tous les instants se comprend non comme une suite d'actes nostalgiques mais comme la .recherche inlassablement recommencée de soi; i1 faut y voir l'inventaire des richesses occultées sans lesquelles il ne saurait être question de génie spécifique et pas de futur ou l'échange inter humain ne soit pas seulement mercantile et stérilisant, mais porteur d'espérance et générateur de confiance, de culture vraie qui se partage comme le pain et l'eau entre gens du même voyage que tout devrait rappro-cher sur cette planète effervescente et solitaire.
Ce que l'on éprouve de prime abord en arrivant à Tafraout, c'est un sentiment de paix que n'entame pas la morsure vive du soleil. Tout ici baigne dans une torpeur chaude et quiète, les murs et les êtres, mais le souk, situé dans l'enceinte des anciens abattoirs, continue de s'agiter mollement, traversé de temps en temps par un poids lourd qui oblige les mar-chands de fruits et légumes installés à même le sol à défaire les ficelles qui maintiennent tendue la bâche dont ils se ser-vent en guise de parasol. Les tomates encore vertes voisinent avec des cageots de gros oignons rouges, des. caisses de melons jaunes, de raisin muscat ou noir autour desquelles s'affairent des myriades de mouches, d'abeilles et de guêpes. Le moindre espace libre constitue ici un lieu ou enir provi-soirement boutique, une boutique volante s'entend. Les agrumes et les primeurs aux couleurs éc1atantes sont disposés en rangs bien agencés au milieu desquels, sur une natte ou une caisse de thé recouverte d'une vieille peau de mouton, trone le marchand toujours à l'affût d'un hypothétique dient parce qu'en ce mois de ramadan et en plein jour on ne voit dehors que très peu de promeneurs; les gens ne recom-mencent à vivre p1einement et à vaquer à leurs occupations qu'après la rupture du jeûne, c'est-à-dire au coucher du solei!. lIs sortent alors de chez eux pour s'attabler aux terrasses de cafés ou toutes les affaires se traitent. Ceux qui n'ont pas encore pris la soupe rituelle en consomment sur place un ou deux bols fumants qu'ils accompagnent d'une poignée de dattes et d'un grand verre de café crème. Durant le jour, on ne remarque que des groupes de touristes en short le plus souvent ou carrément en habit berbère; les jeunes hippies préfèrent de loin la fouqia, vêtement ample et léger, aux jeans traditionnels. L'ancienne place de Tafraout, c'est-à--dire l'ancien centre ou les camelots déballaient épices, dattes, herbes rares, pro duits importés d' Afrique noire et ou les maquignons vendaient bœufs, vaches laitières, ânes et mou-tons, cette place n'existe plus. On y a construit des boutiques qui se suivent sous des arcades identiques d'ou s'exhalent les mêmes odeurs.
Même les animaux de traction, toutes les montures sont remplacées par des autos, des camionnettes et des cyclo-moteurs. Leur pétarade couvre le braiment des rares ânes que l'on rencontre encore de temps en temps. Tafraout s'est transformée au cours des ans en une petite cité ocre et pous-siéreuse. Elle est administrée par un pacha, ce qui la fait dépendre directement de Tiznit. Située au creux d'un cirque rocheux sur lequel planent indéfiniment des escadrilles de corbeaux qui hantent les abattoirs et la cime des palmiers environnants, elle croupit au soleil, loin de tout, mais fasci-nante. Les bâtiments de l'ancienne administration coloniale, servent de résidence et de bureaux au nouveau pacha. lIs sont nombreux et très spacieux. A l'intérieur de leur enceinte se dressent de nombreux arbres qui vont de l'olivier à l'eu-calyptus. Des massifs de fleurs bordent les allées rectilignes marquées çà et là de bouquets touffus de laurier-rose. Des bosquets de palmiers ombragent, au loin, le lit des cours d'eau secs et sablonneux et, du côté de la montagne érodée ou des rochers sphériques semblent posés en équilibre pré-caire, commence la végétation fauve et familière des hauteurs: thym, romarin, arganiers, ronciers divers jujubiers, cactus, etc. La montagne est le domaine des serpents, des lézards, des scorpions, des myriapodes, des chacals (rares depuis que' des pasteurs venus des oasis pré sahariennes ont tenté de les décimer), des porcs-épics, des hérissons, des sangliers et de bien d'autres bêtes comme le lièvre, l'écu-reuil gris, les charognards et les rapaces royaux. C' est de là-haut qu'on- peut le mieux admirer la ville tapie entre les masses rocheuses dans son habit de badigeon ocre et blanc; de là-haut que ce qui est en bas se précise et qu'on éprouve l'envie irrésistible de communier avec le cosmos, car tout est à l'échelle cosmique en ces lieux ou la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images qui vous laissent en mémoire une marque indélébile comme le sceau magique de la sérénité blanchie par les souffles purs de la genèse. Cette vision haute s'efface lorsqu'on redescend en ville... on est alors aspiré. par les couleurs et les rythmes de la lumière; on déambule nonchalamment entre les étoffes chatoyantes qui donnent aux devantures des boutiques cachet comparable à celui qu'on retrouve au centre de Dakar, car l' Afrique noire exprime ici lacise1ure de son mental sensible. C'est le point de convergence heureuse de deux cultures, la berbère et la négro-africaine. Cet art se manifeste dans les moindres choses, les plus infimes gestes, il imprègne tous les objets, les poteries comme le fer forgé. A travers lui, on discerne le génie de ces peuples qui essayent, d'oublier la haine, la traite ancienne et actuelle et qui pra-tiquent le métissage biologique et culturel sans arrière- pensée.
Les anciennes serrures en bois ressemblent étrangement aux serrures dogon: parallélépipèdes de bois dur dont la face supérieure est percée de trous ou s'enclenchent des bâtonnets de bois. On ouvre en se servant d'une clef dentée. Les affinités qui existent entre le Nord et le Sud du Sahara sont multiples. A Tafraout, l'étranger n'est pas considéré comme un intrus, c'est un pèlerin qu'on accueille avec égards. Le chauvinisme et le racisme n' ont pas atteint ce bout du monde malgré les influences négatives des métropoles du Nord victimes de l'aliénation extérieure.
On dit que l'agonisant revoit toute sa vie en l'espace d'un éclair, ce qui donnerait un film si accéléré dans son dérou-lement qu'il serait malaisé d'en apercevoir le détail ou la longueur. Mais passons et prenons en compte la sagesse populaire. L'enfant du pays qui n'a pas revu son village depuis vingt ans n'éprouverait pas un sentiment moins douloureux que celui qu'endure un homme qui meurt et qui sait qu'il va bientôt partir. Le choc en retour est d'autant plus fort qu'il se veut d'abord détaché de l'enfance et de l'adolescence qui commencent à fourmiller dans sa mémoire à la vue des lieux inchangés, des chemins mille fois parcourus, de la topographie inentamée, des maisons de pierre connues et de béton jamais vues, des gens eux-mêmes. L'été prédispose à cette rencontre de l'homme et de l'enfant en ces lieux qu'il investit si complètement qu'il en fixe les moindres détails avec une parfaite netteté; il abolit progressivement les vieux rêves de l'exilé, brûlés au miel du sol aimé et redouté. Toutes les choses apparaissent plus petites; les distances se réduisent, les maisons semblent faites pour des nains, les ruelles se -rétrécissent, les végétaux se compriment comme en songe, les rochers escaladés autrefois avec peine sont franchis rapidement … Le lendemain, les volumes recouvrent leurs dimen-sions véritables. D'étrangers qu'ils vous sont d'abord appa-rus, les proches redeviennent familiers, mais tassés sur eux -mêmes et quelque peu solitaires. Parce qu'ils se sentent abandonnés par les leurs partis sans volonté de retour, ils en-dossent une cuirasse qui protège des rancœurs, des souvenirs agréables ou amers et ils finissent par s'accepter en s'usant parallèlement à leurs morts. Les rapports qu'ils entretiennent avec l'au-delà ne sont empreints d'aucune crainte; ils ren-dent souvent visite à leurs ancêtres au cimetière et les ancêtres remplissent le sommeil des dormeurs des échos de l'Outre-monde; ils s'occupent davantage du futur dont ils ne dévoilent les secrets que parcimonieusement. Ils n'appa-raissent jamais aux vivants sous la forme de fantômes agres-sifs ou pervers, ce ne sont ni des esprits frappeurs ni des jnouns; au contraire, ils balisent de leur fantastique lumière la route obscure et tortueuse qu'emprunte leur progéniture toujours prompte à verser dans les pires vengeances.
Et l'on arrive dans son pays, plein du bruit des méga-poles, de la furie des mers et baignant dans les espaces immenses! On entrouvre son cœur au passant et à l'oiseau troglodyte, à la cigale accrochée au tronc. éc1até et au grain menu qui contient la mémoire de la terre. Quel régal après les vins forts de l'errance que le broc de petit-lait saupoudré de thym moulu! Même les mouches qui fuient la chaleur extérieure et qui hantent la pénombre ou l'on s'allonge apprécient ce retour inattendu. On en chasse en vain l'essaim désordonné, i1 revient toujours plus dense. On refait connaissance avec la moindre poutre, la moindre marche; on redé-couvre les pièces visitées en rêve, exiguës et ténébreuses; on est véritablement à l'écoute des musiques de l'enfance Après vingt ans d'absence, on n'est plus qu'un étranger aux yeux de ceux qu'on avait vus naître... La cousine à la beauté sauvage ne vous reconnaît pas, elle vous prend pour un touriste égaré ou un flic... elle se cache le visage et s'éloigne, s'empêtrant dans un discours confus; ça vous noue le ventre; vous vous dites que vous n'êtes plus d'ici, que votre vraie patrie est partout sauf chez vous. Vous vous comparez à Ulysse d'Ithaque maudit par Poséidoh, mais vous avez erré plus longtemps que lui! Pour finir, vous révélez à la cousine votre identité... Et tous ceux qui ne vous ont pas connu rappliquent et tombent dans vos bras. Dès cet instant, la nouvelle de votre arrivée se répand de bouche à oreille; on accourt de partout pour vous congratuler, vous toucher... On se dispute âprement l'honneur de vous avoir à dîner; vous passez d'une terrasse à une autre, vous mangez un peu chez l'un, un peu chez l'autre pour ne froisser personne car cette hospitalité ne se refuse pas. Les vieux que vous croisez dehors vous reconnaissent immédiatement: ils vous souhaitent poliment la bienvenue et s'en vont. Les femmes que vous avez connues jeunes et belles, et qui sont maintenant des veuves ridées, expriment une joie sincère en vous voyant; tous vous supplient de rester le plus longtemps possible au pays. Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé.
Il était une fois un homme ayant une famille nombreuse et un immense troupeau de chèvres et de moutons. 11 s'appe-lait Lahcène Oufoughine et avait échappé avec les siens et ses bêtes à un cataclysme tel qu'il n'y en avait eu que très peu de semblables dans l'histoire de la Terre. La légende situe son origine en un lieu appelé Tamda n' Ouqqa, ce qui signifie mer intérieure. 11 devait s'agir sans doute d'un immense lac d'eau douce... C'était une contrée riche et popu-leuse qui avait atteint un degré certain de civilisation. On raconte encore de nos jours que ce pays existe et que, au cours du grand cataclysme, les gens qui vivaient là ont été engloutis par le sol mais on ajoute aussitôt qu'ils ne sont pas morts et qu'on peut entendre leur voix et les cris de leurs animaux quand on passe à proximité. Lahcène Oufou-ghine dut fuir avec les siens et son troupeau loin de cette désolation. lIs traversèrent des déserts brûlants et des oasis verdoyantes, des immensités caillouteuses infestées de bandes d'hyènes, de chacals, de gazelles fauves et de reptiles, en quête d'un lieu tranquille ou se fixer, mais ils déchantèrent chaque fois car, ou bien les terres découvertes étaient inhospitalières, ou bien elles étaient riches et occupées par des tribus guer-rières. Nul ne sait le nombre d'années que dura l'errance de Lahcène Oufoughine. La chronique dont on ne possède- aujourd'hui que des bribes le retrouve près d'Illig sur un plateau qui domine la vallée des Ammelns. I1 s'y installa dans un premier temps malgré l'opposition violente des gens du cru. On rapporte qu'il en massacra plus d'un. En passant par là, on voit encore, dressées sur des pitons rocheux, les mines de son ancienne demeure et de sa bergerie. ElIes sont envahies par les jujubiers, les nopals et les arganiers. Dans un deuxième temps, Lahcène Oufoughine descendit dans la va1lée pour s'établir définitivement en un lieu nommé Azro Wado (la Pierre du Vent) qui n'était alors habité que par une seule famille. Lahcène Oufoughine s'unit à elle matri-monialement et troqua un grand nombre de chèvres et de moutons contre des parcelles de terre. C'est ainsi que ce pasteur rescapé d'un terrible désastre devint sédentaire. Mais l'amour de l'exil et de l'errance s'e t de nouveau emparé de sa descendance. Éternelle rupture commencée par une brisure décisive que les siècles, les guerres intestines, les alliances et les accalmies éphémères n'ont fait qu'élargir dans la mémoire et dans le cœur des hommes.»
Mohamed Khair-Eddine
Tiznit, août 1979