Phénomène : Ces femmes en noir
Elles sont de plus en plus nombreuses à se voiler à l’afghane. Soutra, khimar ou burqa, les appellations diffèrent, les raisons aussi - d’une certaine manière - mais la lecture du phénomène demeure la même : une radicalisation rampante de la pratique religieuse. Par Chadwane Bensalmia
"J e veux préserver l’honneur de mon mari. C’est mon homme" martèle H. "Mon homme" (comprendre "mon seigneur") car c’est bien cela que ces femmes se proposent de signifier par cette affirmation. Elles ont choisi de laisser tomber toute forme de vie active au sein de la société, de vivre doublement prisonnières, d’abord de leur tenue vestimentaire, ensuite de la "philosophie" qui en dicte le port. Le tout pour obéir aveuglément à une "doctrine", qui veut qu’elles considèrent leur corps comme un fardeau lourd et déshonorant pour leur mari. Elles ont également renoncé au droit de s’interroger sur le fondement logique de cette prescription : "L’islam veut que je respecte mon mari, que je lui obéisse. Alors je le fais. Vous me posez la question de savoir quelle logique il y a dans le fait que je doive couvrir mon corps. Eh bien, je préfère voir les choses différemment. Qu’est-ce que cela m’apporte de l’exposer au
regard d’autrui ? Que d’autres hommes le partagent avec lui ? N’est-ce pas là une forme de provocation ?". Cette réponse servie avec calme et conviction est d’autant plus alarmante qu’elle émane d’une femme dotée d’un esprit critique. Finesse qu’elle met désormais au service de sa "foi". Une institutrice, c’est ce qu’elle a été des années durant et elle l’est restée quelques années encore après son mariage. Aujourd’hui, c’est exclusivement une femme au foyer. H. n’est pas la seule, elles sont désormais nombreuses. Elles sont licenciées en droit, médecins, enseignantes, des femmes qui ont longtemps vécu sous un islam populaire et dans ce Maroc modéré, auquel on a longtemps cru avant de passer directement dans le camp de celles qu’on a surnommé "les femmes ninjas", en faisant l’impasse sur la phase transitoire, c’est-à-dire, le port d’un voile "normal". On est loin du "hayek" porté par les femmes des villes du Sud, qui constitue le reste d’un lointain passé chiite. Et contrairement aux Afghanes et aux Iraniennes, ces femmes marocaines ont choisi de porter ce qu’elles appellent la "soutra". Au moment où des Iraniennes et des Afghanes se révoltent contr e son port , ces Marocaines en défendent le caractère obligatoire.
Elles se réunissent dans des "jalsates" (séances), où elles lisent le Coran et hadiths. Elles se sont investies de la mission de ramener leurs "sœurs musulmanes égarées" sur le droit chemin. Les réunions ont lieu dans les maisons et on s’évertue d’avoir de plus en plus de participantes. Les méthodes d’approche sont douces, rassurantes et intelligentes. Les candidates à la "dictature de la soutra" sont abordées autant dans les mosquées que dans des salles de sport.
Peu à peu, le discours se durcit. La menace de la sanction divine alternée avec la promesse d’une vie sereine, d’un bon mari, d’une "bonne" progéniture ou encore du paradis, viennent à bout de beaucoup d’intelligences. Et le port de la "soutra" devient bizarrement la finalité de toute argumentation. Mais, pourquoi le voile ne suffirait-il pas, s’il est simplement question de préserver l’honneur de l’homme de la maison ou même d’obéir aux préceptes de l’islam ?
Là-dessus, deux types de réponses. Les premières parlent de religion. "Notre religion nous demande de nous écarter de toute chose dont le caractère halal est douteux. Les ouléma ne sont pas parvenus à l’unanimité sur le fait de découvrir le visage, les mains et les pieds. Je préfère donc les couvrir pour ne pas risquer de commettre un péché", explique A., 32 ans, célibataire et licenciée en biologie. Et pourquoi ce principe du doute n’est-il pas applicable pour les hommes ? Pourquoi un homme ne renoncerait-il pas simplement au fait de regarder une femme ou de la traiter avec mépris quand - par ailleurs - il est sûr que c’est un péché ?
Le seconde réponse, elle, tient au poids social. Le voile apparaît comme une protection insuffisante face aux a priori et au doute sur la sincérité de la femmes voilée : "Même en portant le voile, cela ne me garantit pas le respect des hommes. Cela n’empêche pas certains de penser que ce n’est qu’une hypocrisie, alors je me protège du mieux que je peux".
Quand des pays comme la France votent des lois interdisant le port du voile à l’école, ou que des patrons - au Maroc, cette fois - refusent de recruter des jeunes filles voilées, certaines réagissent encore plus fort et renoncent complètement à la vie. Une radicalisation de la pratique religieuse que l’on doit peut-être plus à un échec social qu’à la foi. Se vêtir tout en noir, porter des gants et des chaussettes noirs, se couvrir le visage, sauf les yeux - certaines vont jusqu’à porter des lunettes noires - ou porter le voile tout court n’est plus une simple question de religion. C’est une volonté de s’affirmer, d’exister car avec leur soutra, elles ont désormais un espace d’expression. Ces femmes ne se proclament pas essentiellement d’une mouvance religieuse. Elles sont aussi l’expression d’un désespoir. Et le radicalisme de la soutra est d’autant plus dangereux qu’il est défendu par celles-là mêmes qui sont victimes de la dictature dont il est le fruit.
Phénomène : Dans la peau d'un corbeau (Reportage)
"Je pense qu’elles doivent
me considérer comme
une prisonnière et que je leur
inspire même de la pitié"
Pendant une journée, Chadwane Bensalmia (photo) a revêtu le voile noir intégral, histoire de mieux comprendre. Elle raconte.
Je choisis comme première destination une administration. Comme prétexte, un extrait d’acte de naissance. Je n’ai pas besoin d’attendre longtemps avant de me rendre compte que je ne serai pas une citoyenne comme une autre. Le bureau en question est au second étage du bâtiment. Ma première surprise est le sursaut d’une jeune adolescente que je croise au détour d’un escalier. Réaction qu’elle juge peut-être blessante, puisqu’elle fait vite de l'assortir d’un bref mot d’excuse. Au bureau en question, debout en queue d’une file d’une demi douzaine de personnes, je suis le centre de convergence des regards, certains plus discrets que d’autres. Mon tour arrivé, le préposé au guichet, qui arborait jusqu’ici un air de mésestime à l’égard de son travail, s’empresse d’y substituer un visage plutôt sévère et des mots pesés à la lettre près. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, des lunettes de vue sur le bout du nez et un air fatigué. Son premier regard n’a pas de
suite. L’extrait est rapidement tiré, signé par le responsable du service et posé sur le rebord du bureau - non pas donné en mains propres comme c’est naturellement le cas. C’est à croire que cette tenue confère un certain charisme qui, à la fois, inspire la crainte et incite au sérieux. Mon départ s'accompagne d’un silence interrogateur - je songe alors que je serai certainement le sujet de discussion de cette matinée et au vu des expressions affichées par les uns et les autres, je vois qu’ils ne partagent par les mêmes positions sur mon "choix". Ma seule certitude est alors que le quinquagénaire aux lunettes de vue sera dans mon camp. Je pense surtout que cette différenciation marque une forme de discrimination et contrairemen à ce qu’avance le vieux dicton, l’habit a bel et bien fait le moine. Je décide donc de réitérer l’expérience dans une commune, cette fois-ci, question de conforter ou d’annuler cette certitude naissante.
Direction la commune, service des légalisations. La distance étant assez grande, je prends un taxi. Le chauffeur, un jeune homme d’environ la trentaine, n’affiche aucune réaction particulière. Sa cigarette à la main, il me demande si cela me dérange. Je réponds par l'affirmative et il s’en débarrase sans rechigner. Par contre, sa réponse ne se fait pas douce quand je lui demande de changer de station radio - il écoute Radio Sawa. "Je suis désolé, j’écoute de la musique". Le message est clair. Le reste du chemin se fera en silence, mais l’expression de son visage changera. C'est maintenant celle de quelqu’un qu’on a agressé.
Au service des légalisations, l’opération se fait en trois temps. Trois bureaux et trois fonctionnaires. Un seul d’entre eux fera preuve du même zèle que le quinquagénaire de l’arrondissement. Les deux autres - c’est désolant de reconnaître que c’est soulageant - se montrent aussi irrespectueux qu’à l’accoutumée. "Quand le chef de service aura signé, nous vous appellerons, attendez là-bas, avec les autres". De retour dans la rue, un dernier "bain de regards" avant de me diriger vers une mini jalsa avec des femmes de ma condition. Ayant trop deviné les pensées masculines, je pars à la recherche de regards féminins "normaux" car, mis à part le bond de la jeune adolescente croisée dans les escaliers, toutes les autres ne se sont pas particulièrement attardées sur ma tenue. Je me doute qu’elle ne partagent pas forcément le choix de cette négation du corps, mais j’interprète leur discrétion comme expression de tolérance. Je pense qu’elles doivent me considérer comme une prisonnière et que je leur inspire même de la pitié. Je veux m’en assurer. Je m’amuse alors à rechercher leurs regards, à les sonder et à les ranger dans des catégories, à faire des statistiques. Résultat, elles gagnent à tous les coups. Elles peuvent tolérer mais je sais que le corps derrière la soutra ne fera jamais partie de leur monde. Je ne suis pas une femme à part entière. Je le suis encore moins chez les hommes, où je suis au mieux la matérialisation de la supériorité qu’ils aimeraient qu’on leur reconnaisse sur nous autres, les femmes et, au pire, la preuve de la culpabilité de mon statut de femme. Je me mets à penser aux autres endroits où ma tenue me permettrait de me rendre et où je pourrais croiser plus de gens. Ma conclusion est d’autant plus déprimante qu’elle est juste. J'ai fait le tour des endroits qu’une femme de ma condition peut fréquenter. La soutra a réduit d’un coup mon "territoire" au néant et élargi par là-même celui des hommes indéfiniment. Reste un dernier recours, mes consœurs les corbeaux. Je vais donc chez H., voilée comme moi de pied en cap. Elle m’avait promis de m’emmener à une de ces réunions de prédication qu'elle affectionne.
Durant le chemin, H. ne cesse de me poser des questions sur comment je me sens dans ma tenue ? Est-ce confortable ? Est-ce que je ne me sens pas un peu au-dessus des autres ? Au-dessus des autres. J’ai une pensée pour les femmes iraniennes. Je me demande ce qu’elles penseraient de cette assertion. Je saisis que ce qui a l’apparence d’un choix est au fond la résultante d’un trop plein de violence. Ces femmes perçoivent de la liberté dans la soumission.
Le lieu est une maison de deux étages - celle de l’ami de son mari dont la femme était désormais son amie à elle, par la force des choses. J’entre dans une pièce où une dizaine de femmes, toutes drapées de noir, sont plongées dans une interminable discussion sur la fête de la "Achoura" - j’en suis un peu déçue. J’écoute une heure durant les récits et les lectures, mais je ne comprends toujours pas. La logique m’échappe. Ces femmes, qui croient imposer le respect par leur tenue, pensent-elles trouver consolation ou soulagement dans l’étude des textes religieux ?
Je ne me rends compte que d’une chose, cependant, en rassemblant les images de cette journée, c'est que la société se divise. En deux mots, même en essayant de positiver, la conclusion de cette brève vie en soutra s’exprime ainsi : par ses justifications, ce costume tient au désespoir. Par sa finalité, c’est une consécration d’une dictature misogyne. Par son effet, cet acte "religieux", présenté comme une volonté de se préserver du regard de l’autre "porteur de déshonneur", devient… un acte exhibitionniste ! Paradoxalement, si on peut passer inaperçue en jean, tous les regards s’attardent sur la soutra.
© 2003 TelQuel Magazine. Maroc. Tous droits résérvés
Elles sont de plus en plus nombreuses à se voiler à l’afghane. Soutra, khimar ou burqa, les appellations diffèrent, les raisons aussi - d’une certaine manière - mais la lecture du phénomène demeure la même : une radicalisation rampante de la pratique religieuse. Par Chadwane Bensalmia
"J e veux préserver l’honneur de mon mari. C’est mon homme" martèle H. "Mon homme" (comprendre "mon seigneur") car c’est bien cela que ces femmes se proposent de signifier par cette affirmation. Elles ont choisi de laisser tomber toute forme de vie active au sein de la société, de vivre doublement prisonnières, d’abord de leur tenue vestimentaire, ensuite de la "philosophie" qui en dicte le port. Le tout pour obéir aveuglément à une "doctrine", qui veut qu’elles considèrent leur corps comme un fardeau lourd et déshonorant pour leur mari. Elles ont également renoncé au droit de s’interroger sur le fondement logique de cette prescription : "L’islam veut que je respecte mon mari, que je lui obéisse. Alors je le fais. Vous me posez la question de savoir quelle logique il y a dans le fait que je doive couvrir mon corps. Eh bien, je préfère voir les choses différemment. Qu’est-ce que cela m’apporte de l’exposer au
regard d’autrui ? Que d’autres hommes le partagent avec lui ? N’est-ce pas là une forme de provocation ?". Cette réponse servie avec calme et conviction est d’autant plus alarmante qu’elle émane d’une femme dotée d’un esprit critique. Finesse qu’elle met désormais au service de sa "foi". Une institutrice, c’est ce qu’elle a été des années durant et elle l’est restée quelques années encore après son mariage. Aujourd’hui, c’est exclusivement une femme au foyer. H. n’est pas la seule, elles sont désormais nombreuses. Elles sont licenciées en droit, médecins, enseignantes, des femmes qui ont longtemps vécu sous un islam populaire et dans ce Maroc modéré, auquel on a longtemps cru avant de passer directement dans le camp de celles qu’on a surnommé "les femmes ninjas", en faisant l’impasse sur la phase transitoire, c’est-à-dire, le port d’un voile "normal". On est loin du "hayek" porté par les femmes des villes du Sud, qui constitue le reste d’un lointain passé chiite. Et contrairement aux Afghanes et aux Iraniennes, ces femmes marocaines ont choisi de porter ce qu’elles appellent la "soutra". Au moment où des Iraniennes et des Afghanes se révoltent contr e son port , ces Marocaines en défendent le caractère obligatoire.
Elles se réunissent dans des "jalsates" (séances), où elles lisent le Coran et hadiths. Elles se sont investies de la mission de ramener leurs "sœurs musulmanes égarées" sur le droit chemin. Les réunions ont lieu dans les maisons et on s’évertue d’avoir de plus en plus de participantes. Les méthodes d’approche sont douces, rassurantes et intelligentes. Les candidates à la "dictature de la soutra" sont abordées autant dans les mosquées que dans des salles de sport.
Peu à peu, le discours se durcit. La menace de la sanction divine alternée avec la promesse d’une vie sereine, d’un bon mari, d’une "bonne" progéniture ou encore du paradis, viennent à bout de beaucoup d’intelligences. Et le port de la "soutra" devient bizarrement la finalité de toute argumentation. Mais, pourquoi le voile ne suffirait-il pas, s’il est simplement question de préserver l’honneur de l’homme de la maison ou même d’obéir aux préceptes de l’islam ?
Là-dessus, deux types de réponses. Les premières parlent de religion. "Notre religion nous demande de nous écarter de toute chose dont le caractère halal est douteux. Les ouléma ne sont pas parvenus à l’unanimité sur le fait de découvrir le visage, les mains et les pieds. Je préfère donc les couvrir pour ne pas risquer de commettre un péché", explique A., 32 ans, célibataire et licenciée en biologie. Et pourquoi ce principe du doute n’est-il pas applicable pour les hommes ? Pourquoi un homme ne renoncerait-il pas simplement au fait de regarder une femme ou de la traiter avec mépris quand - par ailleurs - il est sûr que c’est un péché ?
Le seconde réponse, elle, tient au poids social. Le voile apparaît comme une protection insuffisante face aux a priori et au doute sur la sincérité de la femmes voilée : "Même en portant le voile, cela ne me garantit pas le respect des hommes. Cela n’empêche pas certains de penser que ce n’est qu’une hypocrisie, alors je me protège du mieux que je peux".
Quand des pays comme la France votent des lois interdisant le port du voile à l’école, ou que des patrons - au Maroc, cette fois - refusent de recruter des jeunes filles voilées, certaines réagissent encore plus fort et renoncent complètement à la vie. Une radicalisation de la pratique religieuse que l’on doit peut-être plus à un échec social qu’à la foi. Se vêtir tout en noir, porter des gants et des chaussettes noirs, se couvrir le visage, sauf les yeux - certaines vont jusqu’à porter des lunettes noires - ou porter le voile tout court n’est plus une simple question de religion. C’est une volonté de s’affirmer, d’exister car avec leur soutra, elles ont désormais un espace d’expression. Ces femmes ne se proclament pas essentiellement d’une mouvance religieuse. Elles sont aussi l’expression d’un désespoir. Et le radicalisme de la soutra est d’autant plus dangereux qu’il est défendu par celles-là mêmes qui sont victimes de la dictature dont il est le fruit.
Phénomène : Dans la peau d'un corbeau (Reportage)
"Je pense qu’elles doivent
me considérer comme
une prisonnière et que je leur
inspire même de la pitié"
Pendant une journée, Chadwane Bensalmia (photo) a revêtu le voile noir intégral, histoire de mieux comprendre. Elle raconte.
Je choisis comme première destination une administration. Comme prétexte, un extrait d’acte de naissance. Je n’ai pas besoin d’attendre longtemps avant de me rendre compte que je ne serai pas une citoyenne comme une autre. Le bureau en question est au second étage du bâtiment. Ma première surprise est le sursaut d’une jeune adolescente que je croise au détour d’un escalier. Réaction qu’elle juge peut-être blessante, puisqu’elle fait vite de l'assortir d’un bref mot d’excuse. Au bureau en question, debout en queue d’une file d’une demi douzaine de personnes, je suis le centre de convergence des regards, certains plus discrets que d’autres. Mon tour arrivé, le préposé au guichet, qui arborait jusqu’ici un air de mésestime à l’égard de son travail, s’empresse d’y substituer un visage plutôt sévère et des mots pesés à la lettre près. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, des lunettes de vue sur le bout du nez et un air fatigué. Son premier regard n’a pas de
suite. L’extrait est rapidement tiré, signé par le responsable du service et posé sur le rebord du bureau - non pas donné en mains propres comme c’est naturellement le cas. C’est à croire que cette tenue confère un certain charisme qui, à la fois, inspire la crainte et incite au sérieux. Mon départ s'accompagne d’un silence interrogateur - je songe alors que je serai certainement le sujet de discussion de cette matinée et au vu des expressions affichées par les uns et les autres, je vois qu’ils ne partagent par les mêmes positions sur mon "choix". Ma seule certitude est alors que le quinquagénaire aux lunettes de vue sera dans mon camp. Je pense surtout que cette différenciation marque une forme de discrimination et contrairemen à ce qu’avance le vieux dicton, l’habit a bel et bien fait le moine. Je décide donc de réitérer l’expérience dans une commune, cette fois-ci, question de conforter ou d’annuler cette certitude naissante.
Direction la commune, service des légalisations. La distance étant assez grande, je prends un taxi. Le chauffeur, un jeune homme d’environ la trentaine, n’affiche aucune réaction particulière. Sa cigarette à la main, il me demande si cela me dérange. Je réponds par l'affirmative et il s’en débarrase sans rechigner. Par contre, sa réponse ne se fait pas douce quand je lui demande de changer de station radio - il écoute Radio Sawa. "Je suis désolé, j’écoute de la musique". Le message est clair. Le reste du chemin se fera en silence, mais l’expression de son visage changera. C'est maintenant celle de quelqu’un qu’on a agressé.
Au service des légalisations, l’opération se fait en trois temps. Trois bureaux et trois fonctionnaires. Un seul d’entre eux fera preuve du même zèle que le quinquagénaire de l’arrondissement. Les deux autres - c’est désolant de reconnaître que c’est soulageant - se montrent aussi irrespectueux qu’à l’accoutumée. "Quand le chef de service aura signé, nous vous appellerons, attendez là-bas, avec les autres". De retour dans la rue, un dernier "bain de regards" avant de me diriger vers une mini jalsa avec des femmes de ma condition. Ayant trop deviné les pensées masculines, je pars à la recherche de regards féminins "normaux" car, mis à part le bond de la jeune adolescente croisée dans les escaliers, toutes les autres ne se sont pas particulièrement attardées sur ma tenue. Je me doute qu’elle ne partagent pas forcément le choix de cette négation du corps, mais j’interprète leur discrétion comme expression de tolérance. Je pense qu’elles doivent me considérer comme une prisonnière et que je leur inspire même de la pitié. Je veux m’en assurer. Je m’amuse alors à rechercher leurs regards, à les sonder et à les ranger dans des catégories, à faire des statistiques. Résultat, elles gagnent à tous les coups. Elles peuvent tolérer mais je sais que le corps derrière la soutra ne fera jamais partie de leur monde. Je ne suis pas une femme à part entière. Je le suis encore moins chez les hommes, où je suis au mieux la matérialisation de la supériorité qu’ils aimeraient qu’on leur reconnaisse sur nous autres, les femmes et, au pire, la preuve de la culpabilité de mon statut de femme. Je me mets à penser aux autres endroits où ma tenue me permettrait de me rendre et où je pourrais croiser plus de gens. Ma conclusion est d’autant plus déprimante qu’elle est juste. J'ai fait le tour des endroits qu’une femme de ma condition peut fréquenter. La soutra a réduit d’un coup mon "territoire" au néant et élargi par là-même celui des hommes indéfiniment. Reste un dernier recours, mes consœurs les corbeaux. Je vais donc chez H., voilée comme moi de pied en cap. Elle m’avait promis de m’emmener à une de ces réunions de prédication qu'elle affectionne.
Durant le chemin, H. ne cesse de me poser des questions sur comment je me sens dans ma tenue ? Est-ce confortable ? Est-ce que je ne me sens pas un peu au-dessus des autres ? Au-dessus des autres. J’ai une pensée pour les femmes iraniennes. Je me demande ce qu’elles penseraient de cette assertion. Je saisis que ce qui a l’apparence d’un choix est au fond la résultante d’un trop plein de violence. Ces femmes perçoivent de la liberté dans la soumission.
Le lieu est une maison de deux étages - celle de l’ami de son mari dont la femme était désormais son amie à elle, par la force des choses. J’entre dans une pièce où une dizaine de femmes, toutes drapées de noir, sont plongées dans une interminable discussion sur la fête de la "Achoura" - j’en suis un peu déçue. J’écoute une heure durant les récits et les lectures, mais je ne comprends toujours pas. La logique m’échappe. Ces femmes, qui croient imposer le respect par leur tenue, pensent-elles trouver consolation ou soulagement dans l’étude des textes religieux ?
Je ne me rends compte que d’une chose, cependant, en rassemblant les images de cette journée, c'est que la société se divise. En deux mots, même en essayant de positiver, la conclusion de cette brève vie en soutra s’exprime ainsi : par ses justifications, ce costume tient au désespoir. Par sa finalité, c’est une consécration d’une dictature misogyne. Par son effet, cet acte "religieux", présenté comme une volonté de se préserver du regard de l’autre "porteur de déshonneur", devient… un acte exhibitionniste ! Paradoxalement, si on peut passer inaperçue en jean, tous les regards s’attardent sur la soutra.
© 2003 TelQuel Magazine. Maroc. Tous droits résérvés