Comment le public a-t-il réagi ?
L’attaque du professeur a été applaudie, surtout par l’assistance masculine. Le ton, en tout cas, était donné. Le débat qui a suivi, assez confus, tournait autour des religions, des relations entre juifs et musulmans. Un réalisateur qui aimait le film pour son « courage » lui a reproché de « ne pas être marocain, techniquement ». En clair, d’avoir bénéficié d’une aide française (CNC, France 3 et Canal +). Mais c’est un autre cinéaste qui va marquer les esprits : Mohamed Asli, auteur de l’excellent À Casablanca, les anges ne volent pas. Il décrète que mon film « n’est pas marocain » et, par conséquent, n’avait pas sa place dans un festival de cinéma marocain. Il interpelle les organisateurs, c’est-à-dire le CCM (Centre du cinéma marocain). Son président, Nour Eddine Saïl, présent dans la salle, répond aussitôt. Il explique en substance que le film demeure une œuvre marocaine à plus d’un titre : son sujet, sa réalisatrice, la majorité des acteurs et de l’équipe de tournage…
L’intervention est efficace. Le débat est clos ce jour-là. Mais il rebondit dans la presse. Asli revient à la charge et instruit le procès de Marock. « Manipulée par les sionistes », j’ai commis un film « dangereux », qui porte atteinte aux valeurs du pays, etc. Le secrétaire général du syndicat du théâtre va plus loin : il réclame le boycottage du film et que je sois même déchue de ma nationalité ! Ces imprécations sont publiées à la une d’Al-Tajdid, le quotidien du PJD (Parti de la justice et du développement, islamiste).
Curieusement, des militants de ce parti avaient assisté à la projection du film à Casablanca. Ils n’aimaient pas le film à cause des mœurs qu’il donne à voir, mais les critiques restaient courtoises. J’avais longuement discuté avec un journaliste d’Al-Tajdid. Il trouvait qu’il y avait trop de scènes de sexe, il s’intéressait à l’élaboration du scénario mais nous avons surtout parlé du film. L’attaque du patron du syndicat du théâtre a suscité des réactions. Il ne faisait qu’exprimer son opinion personnelle, ont répliqué ses collègues. Artistes et journalistes sont montés au créneau pour défendre le film et, avant tout, la liberté d’expression.
Cette polémique n’est pas mauvaise pour le film, c’est même la meilleure publicité.
Mais ce qui m’a touchée, c’est qu’elle ait été déclenchée et entretenue par des artistes, des intellectuels. J’ai été très surprise et déçue d’entendre des commentaires aussi archaïques et rétrogrades. Je me console en me disant que le film avait été bien accueilli à Casablanca, où le public était hétéroclite, guère « spécialisé ».
Comment l’idée vous est-elle venue ?
J’avais fait trois courts-métrages, dont un avait été primé à la Quinzaine des artistes à Cannes, en 2002 (200 dirhams). C’était surtout des exercices de style, finalement frustrants et j’avais envie de raconter une vraie, une longue histoire. Et c’est en revoyant à la télévision, tard dans la nuit, American Graffiti, de George Lucas, que l’idée a surgi : je vais faire un film sur ce que je connais, ma jeunesse, mon monde… J’avais fait dans mon adolescence une forte consommation de teen-movies et c’est cet univers d’ados que je voulais décrire. Ce sera, sans modestie, Fureur de vivre au Maroc…
Le film est-il autobiographique ?
En ce qui concerne l’ambiance, oui, mais pas l’histoire. J’ai passé le bac il y a douze ans, mais je continue à porter en moi ce monde si particulier de l’adolescence avec ses excès, ses audaces, ses folies…
Comment le scénario a-t-il été élaboré ?
J’ai commencé par faire le tour de mes amis de l’époque, surtout les garçons. Tous vivaient à Paris. Chacun y allait de son souvenir inoubliable. Le but était de reconstituer ce temps-là, les années du bac au lycée Lyautey. Les fiches s’accumulaient. Après cette « enquête » qui a duré un bon mois, les personnages ont commencé à prendre corps. Mais, dès le départ, je savais que le film tournerait autour d’une fille, rebelle, insouciante, inconsciente, superficielle, qui joue avec les interdits, qui découvre, avec sa première histoire de cœur, toute l’hypocrisie de son milieu.
Que son amoureux soit juif était essentiel…
Oui, car c’est en affrontant la différence qu’on découvre son propre monde. Le héros pouvait être noir ou chinois, l’essentiel, c’est qu’il appartienne à un autre monde, ce qui permet de montrer les difformités de notre monde, tout ce qu’on ne voit pas. La différence est un révélateur.
Le choix d’une histoire d’amour entre un juif et une musulmane n’est pas innocent…
C’est un cri du cœur, un credo, une profession de foi. Je tenais à dire que l’amour peut être plus fort que les appartenances religieuses avec leurs inhibitions et contraintes. Un jour, une copine m’avait fait une confidence qui m’avait marquée. Un garçon avait tout pour lui plaire : beau, intelligent, sympathique, mais, me dit-elle, « je ne peux même pas le regarder : il est juif ». Rassurez-vous : les mêmes blocages existent en face. Mais moi, je ne m’y résigne pas.
Rita, l’adolescente amoureuse, quel numéro ! Comment avez-vous déniché Morjana Alaoui ?
C’est ma cousine !
Morjana est tellement Rita, s’identifie tellement à elle qu’on n’a pas l’impression que c’est un rôle de composition. Quel était le premier : Rita ou Morjana, le personnage ou la personnalité ?
Au départ, Rita devait être un mélange de ma cousine et de moi-même. Mais Morjana, avec sa fougue et sa force de caractère, s’est vite approprié le personnage. Au cours des trois mois d’intenses répétitions, nous l’avons recomposé ensemble. Je veillais à ce que Morjana retrouve l’innocence et la fraîcheur de ses 17 sept ans et simultanément se dépouille de son côté casse-cou, grande gueule. Tout le travail consistait à transformer une certaine arrogance naturelle chez elle en une rébellion plus profonde, plus enfouie.
Le frère, Mao, lui, n’est pas un amateur.
Assaad Bouab a fait le conservatoire de Paris. C’est son premier grand rôle. Il m’a été présenté par la directrice du casting. Le coup de cœur tout de suite.
Et Youri ?
Matthieu Boujenah est le neveu de Michel Boujenah. Je l’avais remarqué en feuilletant Paris-Match. J’étais frappée parce qu’il irradie, sa beauté, son sourire, son charisme. Toutes choses essentielles pour mon personnage : à 17 ans, on raffole des James Dean. Bien qu’il n’ait rien de marocain, il a réussi à s’immerger dans l’univers d’Anfa, de cette jeunesse dorée qui, parce qu’elle ne manque de rien, se croit tout permis.
Mmé Fatma, la gouvernante, occupe une place importante.
C’est une actrice connue. Elle s’appelle Aïcha Mahmah. Sa générosité, sa douceur, autant que sa forte personnalité m’avaient aussitôt séduite. C’est exactement ainsi que j’imaginais mon personnage.
Dans Marock, on dirait que les relations authentiques se sont réfugiées chez le personnel : gouvernante, bonne, chauffeur. Là est la vraie vie.
C’est la réalité dans toutes les familles à Anfa. Pour les enfants de cet âge-là, dans ce milieu, les parents sont lointains et pratiquement invisibles. On ne les voit pas, on ne veut pas les voir. Du coup, la complicité, on l’a avec le personnel qui ne cafte pas, sauve les apparences, console aussi, couvre, protège… Pour ces jeunes, les filles plus que les garçons, le personnel représente la vraie famille. Comme ils vivent dans un cocon, coupés du monde extérieur, il constitue leur dernier lien avec le Maroc réel. Et ils tiennent beaucoup à ce lien. Malgré les apparences, ils sont très attachés aux traditions… Ce n’est pas parce qu’on fréquente le lycée Lyautey qu’on n’est pas marocain. J’en ai marre de ce Maroc bidon, faussement homogène, harmonieux. Le Maroc est divers et varié, multiple, éclaté, il y a les Fassis (gens de Fès), les Soussis, les bourgeois et les autres…
Comment êtes-vous venue au cinéma ?
Enfant, grâce à un oncle distributeur, je passais mon temps à voir tous les films. Cinéphile précoce, j’avais envie de faire du cinéma sans savoir dans quel domaine précis. Après des études (École spéciale de réalisation audiovisuelle et maîtrise à la faculté à Paris) et des stages multiples, j’ai découvert que c’était la réalisation qui m’attirait. Et j’avais envie de réaliser ce qui me manquait le plus dans mon enfance cinéphile, des films marocains pour les Marocains.
Vous vivez loin du Maroc…
En vivant à Paris, je découvre que mon attachement au pays s’en trouve exacerbé, idéalisé… et je passe beaucoup de temps au Maroc.
Votre prochain film ?
Le Maroc encore, c’est sûr. Mais quoi ? C’est encore trop flou pour en parler.
Avez-vous peur de la sortie de Marock là-bas ?
Peur, non. Je l’attends avec impatience. Je suis sûre d’une chose : les jeunes, dans tous les milieux, vont aimer, comme l’attestent les échanges sur le blog du film sur Internet.