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Loubna Méliane, 25 ans. Française des cités, d'origine marocaine, vice-présidente de SOS Racisme et anti-voile. Ses aînés lui prédisent un bel avenir politique.
D'une autre étoffe
Par Luc LE VAILLANT
samedi 17 janvier 2004
Ces jours-ci, il y a des femmes voilées qui défilent, asservies volontaires à l'obscurantisme. Face à elles, cheveux au vent, jupe en jeans et bas résille, fière de son indépendance sur ses talons vacillants, se dresse Loubna Méliane, fille des Lumières et partisane du vivre libre, en pensées, en actions et en émotions. Le temps est venu de négliger la pluralité des motivations et de réaffirmer la nécessité de toutes les émancipations. D'autant que l'ancienne leader lycéenne, la vice-présidente de SOS Racisme, la marcheuse des Ni putes, ni soumises, la pro-loi sur le voile n'est pas seulement «une fille du prolétariat immigré de province» (dixit Malek Boutih) qui aurait atteint sa vitesse de libération, c'est surtout un emblème très romanesque. Qui a surmonté deuils familiaux, échecs scolaires et entraves financières pour démontrer à ses soeurs des cités qu'on peut échapper à ses origines, à l'endogamie amoureuse et à la reproduction sociale.
De sa rue, à Belleville, elle domine la capitale. Et c'est une perspective façon «A nous deux, Paris» qui s'offre à cette Rastignac gourmande qui s'empiffre de plaisirs longtemps interdits pour mieux se consacrer à des conquêtes qu'on lui promet grandioses. Malek Boutih, son «grand frère» à SOS Racisme, à la fois Pygmalion et protecteur, lui recommande de prendre le temps de grandir mais lui voit «la trempe des grandes femmes politiques, celles des leaders populaires». Marc-Olivier Fogiel lui propose de faire de la télé, d'y imposer sa tchatche et sa vitalité qui ont déjà scotché Claude Allègre ou Jean Pierre Raffarin. Mais quand elle regagne son studio, c'est dans une résidence Sonacotra, comme si l'histoire de ses pères lui collait aux basques. Loubna Méliane s'en soucie comme d'une guigne. Permanente à SOS, elle gagne le Smic. Aînée très maternante, elle vient à la rescousse de sa nombreuse famille (5 enfants de 4 à 16 ans), qui en a bien besoin. Et puis elle est souvent en déplacement, commis voyageur de l'antiracisme, organisatrice de testings, grande gueule véhémente, mais aussi écouteuse habile «qui sait instaurer des relations de confiance et presque de tendresse avec ses interlocuteurs» (un ami).
Elle abandonne ses mules roses, s'installe en tailleur sur le lit double juste refait, pelotonne un oreiller sur ses genoux. Elle est couche-tard, lève-tard. Son copain vient de partir. Ils ont chacun leur appart' et ne sabordent ni leur indépendance ni leur jeunesse. II est «dans la musique» et «c'est un Gaulois». Elle précise cela car, dans des vies antérieures, cette très jeune femme s'est surprise à reproduire des schémas archaïques. Quasi-mère au foyer pour sa fratrie. Veilleuse sur sa «réputation», le bien le plus précieux pour les filles des cités, qu'elles perdent beaucoup plus facilement que leur virginité. Mariée à 18 ans, de guerre lasse après répudiation scolaire, avec un Marocain, étudiant en chimie, rafleur de nationalité et petit escroc pas méchant. Divorcée sans consommation des corps, mais avec retrait de plainte : solidarité des réprouvés, humanité de néomilitante.
De cette traversée des traditions, Loubna Méliane tire sa légitimité. Boutih : «Elle est une des seules qui, venant des quartiers, a le cran de parler de misère sexuelle, de mariages arrangés.» Et, futée, elle se fabrique un féminisme ni rigide, ni puritain, ni transgressif. La prostitution ? «Ça se passe toujours en bas de chez nous. Ce n'est ni un choix ni une envie. Mais il ne faut criminaliser ni la fille ni le client.» La pornographie ? «C'est un faux modèle, mais il faut préserver le droit d'expression.» Evidemment, au risque du choc en retour, elle bombarde allègrement le machisme façon «toutes des putes, sauf ma soeur» des caïds des quartiers, mais n'exonère en rien les mères qui les élèvent tels des «petits rois sans trône». En fille gicle-larmes qui lit la presse people chez le coiffeur depuis que son père n'est plus le seul à pouvoir lui massacrer les cheveux, elle plaide pour une éducation sentimentale qui viendrait doubler l'injonction prophylactique.
Longtemps, elle a aimé ses moments de célibat au coeur de la grande ville, «cette difficulté et ce besoin d'être seule». Elle dit : «On peut vivre en couple sans être l'un sur l'autre.» Elle pensera vaguement au Pacs, quand cela se présentera. Elle veut des enfants, «deux ou quatre» (sic), mais «plus tard». Avant, elle trouvait qu'«être un garçon, c'était plus simple». Maintenant, elle s'apprécie «plus coquette, plus épanouie, plus rayonnante». Elle dit : «C'est fini, la petite Loubna.» Elle adulait Ally McBeal, Sex in the City, croyait que «la vie était une série télé». Se rend compte que c'est beaucoup plus compliqué et que c'est beaucoup mieux.
C'est son passé qui garde des relents de tragédie. Ses parents sont marocains et cousins, mais viennent de milieux sociaux contrastés. Ouvriers pour lui, à l'aise pour elle. Années 70. Il émigre à Dijon, trouve un travail de cariste à l'usine Amora. Ils ont 19 et 16 ans, se marient, s'installent en HLM. Le ménage bat de l'aile. Retour de la mère à Casablanca, avec ses petits, Loubna («un prénom emprunté à une actrice égyptienne») et Mehdi. Famille de femmes habillées à l'européenne, qui fument, qui s'amusent. Une pharmacienne, une hôtesse de l'air, une journaliste. Des maris industriels, militaires, proches du roi. Et une vie mondaine, festive. La mère de Loubna veut devenir chanteuse. Un riche Saoudien lui promet la lune, l'entraîne au Caire. On retrouve son corps nu, couvert de meurtrissures, au pied de l'hôtel. Silences, mensonges. Loubna ne découvrira sa tombe que quinze ans plus tard. Mehdi disparaîtra, lui, dans un accident de la route près de Casa. Son père, remarié depuis avec une belle-soeur, conduisait. Pour Loubna, le Maroc est moins la terre de ses ancêtres que celle de ses morts. Elle dit : «J'adore ce pays, mais je ne le supporte plus. »
La religion, elle s'en sert comme d'un moyen de communiquer avec ses disparus. Il lui faut bien croire à une vie après la mort, mais elle ne fait pas ramadan. Elle mange du porc quand c'est au menu, mais ne cache pas de jambon dans son frigo. Et puis, elle a découvert le foie gras, le chablis, les livres de Pennac, d'Abecassis, de Marek Halter, le rap, mais aussi Yann Tiersen ou Dido. Sans oublier Guillaume Canet..
Parfois, son passé la tire vers le fond. Souvent, elle s'extrait de la nasse. Ingrid, une copine : «Etre libre, c'est pas toujours évident.» Boutih : «Elle a la rage de vivre. Mais sans haine aucune.» Elle garde ses peines et ses secrets, trop attentive à exiger ce quota de bonheur individuel sans lequel il est difficile de se consacrer à l'action collective. Devant les JT, son père a fait son éducation politique. Il aimait Mitterrand, moins Jospin. Elle vient d'intégrer le conseil national du PS. Il n'a jamais pu voter. Un jour, elle sera élue. Sans doute et sans voile.
photo LUDOVIC CARÊME
Source: liberation.fr
D'une autre étoffe
Par Luc LE VAILLANT
samedi 17 janvier 2004
Ces jours-ci, il y a des femmes voilées qui défilent, asservies volontaires à l'obscurantisme. Face à elles, cheveux au vent, jupe en jeans et bas résille, fière de son indépendance sur ses talons vacillants, se dresse Loubna Méliane, fille des Lumières et partisane du vivre libre, en pensées, en actions et en émotions. Le temps est venu de négliger la pluralité des motivations et de réaffirmer la nécessité de toutes les émancipations. D'autant que l'ancienne leader lycéenne, la vice-présidente de SOS Racisme, la marcheuse des Ni putes, ni soumises, la pro-loi sur le voile n'est pas seulement «une fille du prolétariat immigré de province» (dixit Malek Boutih) qui aurait atteint sa vitesse de libération, c'est surtout un emblème très romanesque. Qui a surmonté deuils familiaux, échecs scolaires et entraves financières pour démontrer à ses soeurs des cités qu'on peut échapper à ses origines, à l'endogamie amoureuse et à la reproduction sociale.
De sa rue, à Belleville, elle domine la capitale. Et c'est une perspective façon «A nous deux, Paris» qui s'offre à cette Rastignac gourmande qui s'empiffre de plaisirs longtemps interdits pour mieux se consacrer à des conquêtes qu'on lui promet grandioses. Malek Boutih, son «grand frère» à SOS Racisme, à la fois Pygmalion et protecteur, lui recommande de prendre le temps de grandir mais lui voit «la trempe des grandes femmes politiques, celles des leaders populaires». Marc-Olivier Fogiel lui propose de faire de la télé, d'y imposer sa tchatche et sa vitalité qui ont déjà scotché Claude Allègre ou Jean Pierre Raffarin. Mais quand elle regagne son studio, c'est dans une résidence Sonacotra, comme si l'histoire de ses pères lui collait aux basques. Loubna Méliane s'en soucie comme d'une guigne. Permanente à SOS, elle gagne le Smic. Aînée très maternante, elle vient à la rescousse de sa nombreuse famille (5 enfants de 4 à 16 ans), qui en a bien besoin. Et puis elle est souvent en déplacement, commis voyageur de l'antiracisme, organisatrice de testings, grande gueule véhémente, mais aussi écouteuse habile «qui sait instaurer des relations de confiance et presque de tendresse avec ses interlocuteurs» (un ami).
Elle abandonne ses mules roses, s'installe en tailleur sur le lit double juste refait, pelotonne un oreiller sur ses genoux. Elle est couche-tard, lève-tard. Son copain vient de partir. Ils ont chacun leur appart' et ne sabordent ni leur indépendance ni leur jeunesse. II est «dans la musique» et «c'est un Gaulois». Elle précise cela car, dans des vies antérieures, cette très jeune femme s'est surprise à reproduire des schémas archaïques. Quasi-mère au foyer pour sa fratrie. Veilleuse sur sa «réputation», le bien le plus précieux pour les filles des cités, qu'elles perdent beaucoup plus facilement que leur virginité. Mariée à 18 ans, de guerre lasse après répudiation scolaire, avec un Marocain, étudiant en chimie, rafleur de nationalité et petit escroc pas méchant. Divorcée sans consommation des corps, mais avec retrait de plainte : solidarité des réprouvés, humanité de néomilitante.
De cette traversée des traditions, Loubna Méliane tire sa légitimité. Boutih : «Elle est une des seules qui, venant des quartiers, a le cran de parler de misère sexuelle, de mariages arrangés.» Et, futée, elle se fabrique un féminisme ni rigide, ni puritain, ni transgressif. La prostitution ? «Ça se passe toujours en bas de chez nous. Ce n'est ni un choix ni une envie. Mais il ne faut criminaliser ni la fille ni le client.» La pornographie ? «C'est un faux modèle, mais il faut préserver le droit d'expression.» Evidemment, au risque du choc en retour, elle bombarde allègrement le machisme façon «toutes des putes, sauf ma soeur» des caïds des quartiers, mais n'exonère en rien les mères qui les élèvent tels des «petits rois sans trône». En fille gicle-larmes qui lit la presse people chez le coiffeur depuis que son père n'est plus le seul à pouvoir lui massacrer les cheveux, elle plaide pour une éducation sentimentale qui viendrait doubler l'injonction prophylactique.
Longtemps, elle a aimé ses moments de célibat au coeur de la grande ville, «cette difficulté et ce besoin d'être seule». Elle dit : «On peut vivre en couple sans être l'un sur l'autre.» Elle pensera vaguement au Pacs, quand cela se présentera. Elle veut des enfants, «deux ou quatre» (sic), mais «plus tard». Avant, elle trouvait qu'«être un garçon, c'était plus simple». Maintenant, elle s'apprécie «plus coquette, plus épanouie, plus rayonnante». Elle dit : «C'est fini, la petite Loubna.» Elle adulait Ally McBeal, Sex in the City, croyait que «la vie était une série télé». Se rend compte que c'est beaucoup plus compliqué et que c'est beaucoup mieux.
C'est son passé qui garde des relents de tragédie. Ses parents sont marocains et cousins, mais viennent de milieux sociaux contrastés. Ouvriers pour lui, à l'aise pour elle. Années 70. Il émigre à Dijon, trouve un travail de cariste à l'usine Amora. Ils ont 19 et 16 ans, se marient, s'installent en HLM. Le ménage bat de l'aile. Retour de la mère à Casablanca, avec ses petits, Loubna («un prénom emprunté à une actrice égyptienne») et Mehdi. Famille de femmes habillées à l'européenne, qui fument, qui s'amusent. Une pharmacienne, une hôtesse de l'air, une journaliste. Des maris industriels, militaires, proches du roi. Et une vie mondaine, festive. La mère de Loubna veut devenir chanteuse. Un riche Saoudien lui promet la lune, l'entraîne au Caire. On retrouve son corps nu, couvert de meurtrissures, au pied de l'hôtel. Silences, mensonges. Loubna ne découvrira sa tombe que quinze ans plus tard. Mehdi disparaîtra, lui, dans un accident de la route près de Casa. Son père, remarié depuis avec une belle-soeur, conduisait. Pour Loubna, le Maroc est moins la terre de ses ancêtres que celle de ses morts. Elle dit : «J'adore ce pays, mais je ne le supporte plus. »
La religion, elle s'en sert comme d'un moyen de communiquer avec ses disparus. Il lui faut bien croire à une vie après la mort, mais elle ne fait pas ramadan. Elle mange du porc quand c'est au menu, mais ne cache pas de jambon dans son frigo. Et puis, elle a découvert le foie gras, le chablis, les livres de Pennac, d'Abecassis, de Marek Halter, le rap, mais aussi Yann Tiersen ou Dido. Sans oublier Guillaume Canet..
Parfois, son passé la tire vers le fond. Souvent, elle s'extrait de la nasse. Ingrid, une copine : «Etre libre, c'est pas toujours évident.» Boutih : «Elle a la rage de vivre. Mais sans haine aucune.» Elle garde ses peines et ses secrets, trop attentive à exiger ce quota de bonheur individuel sans lequel il est difficile de se consacrer à l'action collective. Devant les JT, son père a fait son éducation politique. Il aimait Mitterrand, moins Jospin. Elle vient d'intégrer le conseil national du PS. Il n'a jamais pu voter. Un jour, elle sera élue. Sans doute et sans voile.
photo LUDOVIC CARÊME
Source: liberation.fr