Saïd Achtouk, un maître de la chanson amarg
22.10.2004 | 13h23
L'avènement de valeurs nouvelles dans la société, dû à l'influence du capitalisme et du consumérisme, a des répercussions sur les mœurs et les attitudes des gens. Des comportements nouveaux dictés par l'argent, jusqu'à là inconnus, font leur apparition. S. Achtouk n'a de cesse de dénoncer cette logique matérialiste insidieuse et irréversible, qui corrompt les relations hommes/femmes et empêche ipso facto toute possibilité d'amour pur et désintéressé.
En romantique invétéré, il a toujours déploré cette situation qui n'entraîne que désenchantement et désillusion:
Ur nsamêh i tmeà ihlk willi rîh
Je ne pardonne pas à la cupidité qui a emporté tous ceux que j'aime
Ur ujjan a yyi-d ilkm walli f allâh
Elle a empêché ma bien aimée de revenir
Lhûb inghat lgherd lmal a sul illan
L'argent a tué l'amour et a tout corrompu
Ih ira kra ljib n-k inna i ak nrak
Si quelqu'un veut ton argent, il te dira qu'il t‘aime
Ar ak rzzêmen lbiban kullu wi lxir
Et te promettra monts et merveilles
Ar îh ismd lgherêd iqqenten-id fellak
Une fois qu'il a ce qu'il voulait, il partira à jamais
Même si le poète baigne dans le bonheur avec la femme aimée, l'envieux, ce personnage hideux, dont la présence est constante dans les poèmes achtoukiens, est toujours à l'affût de la moindre occasion pour allumer le feu de la discorde. Résigné et désespéré, le poète s'interroge sur les raisons de cet acharnement:
Izd ay amhêsad is k ukan isers Rebbi hê tama nu ?
Ô l'envieux ! N'as-tu pas d'autres occupations que moi ?
Ay ajdaà nna-d rebbîh ard ifferd iks yyiten
À chaque fois que j'élève un poulain, tu me le prends
Ak yut Rebbi a yan iran a yyi bdû d usmun inu
Que Dieu maudisse celui qui veut me séparer avec mon compagnon
Tel est S. Achtouk, un éternel écorché vif et un perpétuel inconsolable ; sa poésie sentimentale peut être assimilée à une longue complainte où sa conception de l'amour n'a plus court ou, sans vouloir exagérer, n'a jamais eu court dans la société. Il s'est souvent montré pessimiste, plutôt que de chanter les joies de l'amour, ce sont ses déceptions et ses tristesses qui sont célébrées. Mais sans jamais basculer dans le désespoir total. Méditons ces vers:
Mlad yan ssuq a illan ur sar iqwdâ yan
S'il n'y avait qu'un seul marché, personne n'aurait fait ses courses
Mlad ya u anu ka illan ingha fad ku-yan
S'il n'y avait qu'un seul puit, tout le monde serait mort de soif
Mlad ya uhêbib a illan ingh lhûb ku-yan
S'il n'y avait qu'un seul être aimé, l'amour aurait tué tout le monde
La femme n'est jamais évoquée d'une façon directe. La pudeur, voire une certaine réserve excessive, étant une norme sociale. Il faut deviner que derrière toutes ces métaphores se cachent une femme aimée voire adulée :
La colombe aux yeux verts
Ay atbir igan azrwal, han lbaz (i)
Ô colombe aux yeux verts, fais attention au faucon !
Itters fellawen a kun ghwin ur izrb (i)
Il n'attend que le moment opportun pour t'attraper
Le cheval blanc
Ayyis umlil ittâfen tiddi ura ssâhêt
Le cheval blanc qui est grand et en très bonne forme
Ad izzigz Rebbi lhânana a giwen ilint
Que Dieu insuffle l'amour dans ton cœur
Le faucon
I Rebbi a lbaz rzêmd i rric u alen
Ô faucon, regarde-moi
Ighlb a flan igenzi nnun tafukt
Votre front est plus beau que le soleil
La frange
Ya Latif a tawenza ma kunt yaghen
Ô Dieu ! Frange, qu'avez-vous ?
Ura akw nzêdâr i lhûb nnunt
Je ne peux pas vous aimer
Le poulain
Wanna iran ayyis yawid ajdaâ mzzîyen
Celui qui veut un cheval qu'il choisisse un poulain
Ih iffug s umawal igas rkab iziyyin
S'il va à la fantasia, qu'il lui mette une jolie selle
Même si celle-ci est ouvertement évoquée, c'est le masculin, bizarrement, qui est de rigueur :
L'amoureux
Ay ahêbib larzaq bdânâh
Mon amoureux, le destin nous a séparé
Walynni lqelb ur gik sêbern (i)
Mais mon cœur reste inconsolable
L'ami et le possessif
Bbîh d lawalidayn nmun d umddakl
Je me suis disputé avec mes parents à cause de mon ami
Iga winu, nga wins, nàzzu bahra dar-s
Il est le mien, je suis le sien, il m'aime beaucoup
Le compagnon
A k yut Rebbi a yan iran a yyi bdû d usmun inu
Que Dieu maudisse celui qui veut me séparer avec mon compagnon
A la faveur de ses subterfuges stylistiques voire sémantiques, qui ne peuvent être vus qu'à travers le prisme d'une société rigoriste où la passion amoureuse est perçue comme un danger voire un élément de désordre qui menace sa cohésion, S. Achtouk a su traiter brillamment ce sujet quand bien même les différentes barrières psychologiques et sociales qui doivent s'opposer à son entreprise.
D'où tient-il son inspiration ? Bon nombre de ceux qui l'ont côtoyé affirment, sans ambages, que sa principale source d'inspiration est ses propres expériences sentimentales. Et c'est peut être le réalisme de la description de son vécu, et partant la sincérité qui se dégage de ses textes, qui lui ont valu, entre autre, l'estime d'un large public où toutes les tranches d'âge sont représentées.
Ses pairs également reconnaissent volontiers son génie et son pouvoir à captiver le plus récalcitrant de ses auditeurs. Ahmed Amentag, une fois de plus, l'évoque en ces termes : "Said Achtouk est un poète très talentueux… Il est considéré comme le poète de l'amour par excellence. Il a brillé dans d'autres genres poétiques certes, mais sa poésie sentimentale reste la dominante dans toute son œuvre." [25] Et beaucoup de jeunes artistes ont fait le choix de faire leur formation au sein de sa troupe tels : Rqiya Talbensirt, Jamaâ El-Hamidi, Jamaâ Iziki et tant d'autres. Voyons comment El-Hamidi se rappelle son bon souvenir : " […] J'ai passé plusieurs années en sa compagnie. Nos rapports sont caractérisés par le respect et le sérieux […] Il nous conseillait toujours d'être disciplinés et respecter le public […] Même après mon départ, nous nous sommes toujours respectés et bien entendus ; il n'hésitait jamais à faire appel à moi pour jouer avec lui. En fait, je ne me suis jamais séparé de Said Achtouk qu'après sa mort que Dieu ait son âme dans ses vastes paradis. Il a laissé un vide immense. Il a été aimé vivant et aimé mort." [26]
Au total, S. Achtouk a laissé une œuvre monumentale qu'il est urgent et impérieux de rassembler et transcrire pour éviter qu'elle se perde ou qu'elle soit continuellement escamotée par quelques chanteurs sans scrupule. Excepté quelques tentatives de quelques personnes passionnées, de quelques chercheurs ou de quelques associations socioculturelles amazighes, qui essayent, autant faire se peut, de le faire, nous sommes à ce jour, et à notre regret, loin du compte. Celles-ci ont fait, malgré leur peu de moyens, des efforts au demeurant très louables. Et là, il faut absolument rendre un hommage appuyé à l'association "Tiwizi" de Biougra d'avoir eu l'idée salutaire d'organiser régulièrement un festival de la chanson amarg en souvenir de ce fils prodige du Souss. Pour ce qui est des responsables culturels du pays, il ne faut pas attendre grand chose d'eux. Il est tout à fait déplorable de voir qu'ils continuent de faire peu de cas de la culture amazighe. Bien pire, je trouve qu'il est absolument invraisemblable qu'aucune ville ou même village du Souss n'a daigné donner, en guise de reconnaissance, le nom de S. Achtouk à une place ou une rue aussi petite soit-elle. C'est quand même la moindre des choses, quand on connaît l'amour profond et sincère qu'il portait à cette région.
Pour donner au lecteur un aperçu de la poésie achtoukienne, je vous propose cette adaptation de l'une de ses chansons en essayant de rester dans la mesure du possible fidèle au texte.
ALLAH IHNNIK !
ADIEU !
1- Allah ihnnik ay ahêbib lli-d nmun (a)
Adieu mon amoureux que j'ai tant fréquenté
2- Iwin kun wiyyâd ur gik ibid lxir (a)
Vous vous êtes montré ingrat en me quittant
3- Mencek ad kkîh nmun nekki d itun (a)
Nous nous sommes aimés pendant longtemps
4- Ghilad tfelt yyi, ma igan làib init ? (a)
Maintenant, je te demande la raison de ton départ
5- Inid ghar lmal awi-at kra darnêh (a)
Si c'est à cause de l'argent, prenez tous mes biens!
6- Inid anwwac ur ak nssugr yat (a)
Si c'est à cause de l'envieux, je n'y peux rien
7- Ar awen itsutul ikcem ger yyi d itun (a)
Il a tout fait pour s'immiscer entre nos deux
8- Zayd-at ar kîh awn-d rêmin (a)
Je vous laisse, mais, un jour, il se détournera de vous
9- Willi awen ittinin ur a nbdû d itun (a)
Alors qu'il vous a promis un amour éternel
10- Nekkin ka fellawen ikcemn ddîd, asîh (a)
J'ai été le seul à prendre vous défendre
11- Fellawen a winu ssiàr ura tadallit (a)
Vous avez été ma fierté mais aussi ma honte
12- Mencek n tmmara ad fellawen jarâh (a)
Vous m'avez causé beaucoup de tort
13- Mencek u attân a kun ikkan ijji i ak (a)
Vous vous êtes remis de tous vos maux
14- Nzûr kullu ssadat fad a kun dawâh (a)
Nous sommes allé voir tous les marabouts pour vous soigner
15- Ar ak-d nttawi ladwiya zud arraw (a)
Nous nous sommes occupés de vous comme de notre propre enfant
16- Nekkisk i tmmara, tegm yyi gisent (a)
Vous nous causez des souffrances, alors que nous faisons tout pour vous les éviter
17- Iffi-d fella u attân zud iggig, ntelf (a)
Je souffre de tous ses tourments qui me submergent
18- Waxxa ukan allâh ar da ssendamêh (a)
Je suscite la compassion à force de pleurer
19- Yan n-xh isllan ar itndam gitnêh (a)
Toute personne qui m'entend compatit profondément
20- Walaynni keyyi ur gik igguz lhâl (a)
Mais toi, tu es resté de marbre
21- Laxbar uhêbib aya-d nnîh (a)
C'est ce qu'il en est de mon bien-aimé
22- Ur âh gin d yat, ur darnêh iga yat (a)
Il ne représente plus rien pour moi, et inversement
23- Nsamêh as llîh isbêr hê lhûb nnâh (a)
Je lui pardonne, même s'il est parti
24- Llah ihnnik ay ahêbib llid nmun (a)
Adieu mon amoureux que j'ai tant fréquenté
BIBLIOGRAPHIE
* A. Assid, M. El-Moustaoui, Rrays Said Achtouk, le poète de l'amour et de la femme, Casablanca, Ed.Ennajah Eljadida, 1998.(en arabe)
* A. Aydoun, Musiques du Maroc, Casablanca, Ed. Eddif, 1995.
* A. Basset, Essai sur la littérature berbère, Paris, Ed. Ibis Press-Awal, 2001.
* A. Bounfour, Introduction à la littérature berbère, 1 : Poésie, Paris, Ed. Peeters, 1999.
* P. Galland-Pernet, Recueil des poèmes chleuhs, Lille, Ed. Klinksiek, 1972.
* P. Galland-Pernet, "Littérature orale et représentation du texte : les poèmes berbères traditionnels", in Études de littérature ancienne n° 3, Paris, Ed. Presses de l'école normale supérieure, 1987.
* H. Jouad, Le calcul inconscient de l'improvisation, poésie berbère : rythme, nombre et sens, Paris,Ed. Peeters, 1995.
* M. Rovsing Olsen, Chants et danses de l'Atlas, Arles, Paris, Actes du Sud/ Cité de la musique, 1987.
NOTES
1. Son pluriel est imurig. Il est utilisé comme un collectif.
2. Il peut aussi avoir comme sens : le regret, le chagrin, l'absence, le manque, l'air d'une musique ou l'émotion qu'elle provoque.
3. P. Galland-Pernet, "Littérature orale et représentation du texte : les poèmes berbères traditionnels", in Études de littérature ancienne n° 3, Presses de l'école normale supérieure, Paris, 1987, pp. 107-118.
4. "Rways" au pluriel et "rrays" au singulier. C'est un poète doublé d'un musicien, compositeur et chorégraphe
5. La transcription de l'amazigh suivie ici est celle usitée sur le site mondeberbere.com sauf pour le "h" emphatique que j'ai transcris ainsi " xh ".
6. Ces vers sont du chanteur du groupe de Ibarazn.
7. Luth amazigh à trois ou quatre cordes. Les autres instruments utilisés sont :
- Rribab : vièle monocorde
- Naqous : idiophone amazighe, constitué de n'importe quel objet métallique frappés avec deux barres de la même matière.
- Nuiqsat : cymbalettes en cuivre fixées sur la main gauche et une sur la main droite entrechoquées par les danseuses.
- Tallount ou taggenza: tambourin sur cadre.
- Tam-tam : deux tambours attachés, de taille différente, frappés avec deux baguettes en bois.
8. Voir la note n° 4.
9. Ce terme, qui n'est pas utilisé chez les Achtouken, désigne la danse poético-chorégrapique la plus répandue chez las Amazighs du Sud-Ouest marocain.
10. Cette danse consiste dans la reprise par un groupe de tambourinaires et de flûtistes des rythmes des chansons amazighes les plus connues, et sur lesquels des danseurs exercent des figures chorégraphiques particulières.
11. La danse des esclaves affranchis où est utilisée énormément de castagnettes, "tiqarqawin", et un grand tambour, vraisemblablement d'origine sub-saharienne, "ganga".
12. A. Aydoun, Musiques du Maroc, Casablanca, Ed. Eddif, 1995, p. 88.
13. M.Rovsing Olsen, Chants et danses de l'Atlas, Ales, Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 1987, p.25.
14. Voir note n°7.
15. Voir note n°4.
16. Voir note n°7.
17. Voir note n°7.
18. A. Assid, M. El-Moustaoui, Rrays Said Ahtouk, le poète de l'amour et de la femme, Casablanca,Ed. Ennajah el Jadida, 2000, p.11.
19. C'est la cour de la maison et c'est généralement là que se reproduisent les "rways" lors des fêtes familiales.
20. P. Galland-Pernet, Recueil des poèmes chleuhs, Lille, Ed. Klinksiek, 1972, p. 17.
21. A. Bounfour, Introduction à la littérature berbère, 1- la poésie, Paris, Ed. Peeters, 1999, p.33.
22. A. Aydoun, op. cit. p.56.
23. H. Basset, Essai sur la littérature berbère, Paris, Ed. Ibis Pres, Awal, 2001, p.??????
24. H. Jouad, Le calcul inconscient de l'improvisation, poésie berbère : rythme, nombre et sens, Paris, Ed. Peeters, 1995, p.????
25. A. Assid, M. El-Moustaoui, op.cit, p.11.
26. A. Assid, M. El-Moustaoui, op. cit, p.11.
Lahsen Oulhadj
22.10.2004 | 13h23
L'avènement de valeurs nouvelles dans la société, dû à l'influence du capitalisme et du consumérisme, a des répercussions sur les mœurs et les attitudes des gens. Des comportements nouveaux dictés par l'argent, jusqu'à là inconnus, font leur apparition. S. Achtouk n'a de cesse de dénoncer cette logique matérialiste insidieuse et irréversible, qui corrompt les relations hommes/femmes et empêche ipso facto toute possibilité d'amour pur et désintéressé.
En romantique invétéré, il a toujours déploré cette situation qui n'entraîne que désenchantement et désillusion:
Ur nsamêh i tmeà ihlk willi rîh
Je ne pardonne pas à la cupidité qui a emporté tous ceux que j'aime
Ur ujjan a yyi-d ilkm walli f allâh
Elle a empêché ma bien aimée de revenir
Lhûb inghat lgherd lmal a sul illan
L'argent a tué l'amour et a tout corrompu
Ih ira kra ljib n-k inna i ak nrak
Si quelqu'un veut ton argent, il te dira qu'il t‘aime
Ar ak rzzêmen lbiban kullu wi lxir
Et te promettra monts et merveilles
Ar îh ismd lgherêd iqqenten-id fellak
Une fois qu'il a ce qu'il voulait, il partira à jamais
Même si le poète baigne dans le bonheur avec la femme aimée, l'envieux, ce personnage hideux, dont la présence est constante dans les poèmes achtoukiens, est toujours à l'affût de la moindre occasion pour allumer le feu de la discorde. Résigné et désespéré, le poète s'interroge sur les raisons de cet acharnement:
Izd ay amhêsad is k ukan isers Rebbi hê tama nu ?
Ô l'envieux ! N'as-tu pas d'autres occupations que moi ?
Ay ajdaà nna-d rebbîh ard ifferd iks yyiten
À chaque fois que j'élève un poulain, tu me le prends
Ak yut Rebbi a yan iran a yyi bdû d usmun inu
Que Dieu maudisse celui qui veut me séparer avec mon compagnon
Tel est S. Achtouk, un éternel écorché vif et un perpétuel inconsolable ; sa poésie sentimentale peut être assimilée à une longue complainte où sa conception de l'amour n'a plus court ou, sans vouloir exagérer, n'a jamais eu court dans la société. Il s'est souvent montré pessimiste, plutôt que de chanter les joies de l'amour, ce sont ses déceptions et ses tristesses qui sont célébrées. Mais sans jamais basculer dans le désespoir total. Méditons ces vers:
Mlad yan ssuq a illan ur sar iqwdâ yan
S'il n'y avait qu'un seul marché, personne n'aurait fait ses courses
Mlad ya u anu ka illan ingha fad ku-yan
S'il n'y avait qu'un seul puit, tout le monde serait mort de soif
Mlad ya uhêbib a illan ingh lhûb ku-yan
S'il n'y avait qu'un seul être aimé, l'amour aurait tué tout le monde
La femme n'est jamais évoquée d'une façon directe. La pudeur, voire une certaine réserve excessive, étant une norme sociale. Il faut deviner que derrière toutes ces métaphores se cachent une femme aimée voire adulée :
La colombe aux yeux verts
Ay atbir igan azrwal, han lbaz (i)
Ô colombe aux yeux verts, fais attention au faucon !
Itters fellawen a kun ghwin ur izrb (i)
Il n'attend que le moment opportun pour t'attraper
Le cheval blanc
Ayyis umlil ittâfen tiddi ura ssâhêt
Le cheval blanc qui est grand et en très bonne forme
Ad izzigz Rebbi lhânana a giwen ilint
Que Dieu insuffle l'amour dans ton cœur
Le faucon
I Rebbi a lbaz rzêmd i rric u alen
Ô faucon, regarde-moi
Ighlb a flan igenzi nnun tafukt
Votre front est plus beau que le soleil
La frange
Ya Latif a tawenza ma kunt yaghen
Ô Dieu ! Frange, qu'avez-vous ?
Ura akw nzêdâr i lhûb nnunt
Je ne peux pas vous aimer
Le poulain
Wanna iran ayyis yawid ajdaâ mzzîyen
Celui qui veut un cheval qu'il choisisse un poulain
Ih iffug s umawal igas rkab iziyyin
S'il va à la fantasia, qu'il lui mette une jolie selle
Même si celle-ci est ouvertement évoquée, c'est le masculin, bizarrement, qui est de rigueur :
L'amoureux
Ay ahêbib larzaq bdânâh
Mon amoureux, le destin nous a séparé
Walynni lqelb ur gik sêbern (i)
Mais mon cœur reste inconsolable
L'ami et le possessif
Bbîh d lawalidayn nmun d umddakl
Je me suis disputé avec mes parents à cause de mon ami
Iga winu, nga wins, nàzzu bahra dar-s
Il est le mien, je suis le sien, il m'aime beaucoup
Le compagnon
A k yut Rebbi a yan iran a yyi bdû d usmun inu
Que Dieu maudisse celui qui veut me séparer avec mon compagnon
A la faveur de ses subterfuges stylistiques voire sémantiques, qui ne peuvent être vus qu'à travers le prisme d'une société rigoriste où la passion amoureuse est perçue comme un danger voire un élément de désordre qui menace sa cohésion, S. Achtouk a su traiter brillamment ce sujet quand bien même les différentes barrières psychologiques et sociales qui doivent s'opposer à son entreprise.
D'où tient-il son inspiration ? Bon nombre de ceux qui l'ont côtoyé affirment, sans ambages, que sa principale source d'inspiration est ses propres expériences sentimentales. Et c'est peut être le réalisme de la description de son vécu, et partant la sincérité qui se dégage de ses textes, qui lui ont valu, entre autre, l'estime d'un large public où toutes les tranches d'âge sont représentées.
Ses pairs également reconnaissent volontiers son génie et son pouvoir à captiver le plus récalcitrant de ses auditeurs. Ahmed Amentag, une fois de plus, l'évoque en ces termes : "Said Achtouk est un poète très talentueux… Il est considéré comme le poète de l'amour par excellence. Il a brillé dans d'autres genres poétiques certes, mais sa poésie sentimentale reste la dominante dans toute son œuvre." [25] Et beaucoup de jeunes artistes ont fait le choix de faire leur formation au sein de sa troupe tels : Rqiya Talbensirt, Jamaâ El-Hamidi, Jamaâ Iziki et tant d'autres. Voyons comment El-Hamidi se rappelle son bon souvenir : " […] J'ai passé plusieurs années en sa compagnie. Nos rapports sont caractérisés par le respect et le sérieux […] Il nous conseillait toujours d'être disciplinés et respecter le public […] Même après mon départ, nous nous sommes toujours respectés et bien entendus ; il n'hésitait jamais à faire appel à moi pour jouer avec lui. En fait, je ne me suis jamais séparé de Said Achtouk qu'après sa mort que Dieu ait son âme dans ses vastes paradis. Il a laissé un vide immense. Il a été aimé vivant et aimé mort." [26]
Au total, S. Achtouk a laissé une œuvre monumentale qu'il est urgent et impérieux de rassembler et transcrire pour éviter qu'elle se perde ou qu'elle soit continuellement escamotée par quelques chanteurs sans scrupule. Excepté quelques tentatives de quelques personnes passionnées, de quelques chercheurs ou de quelques associations socioculturelles amazighes, qui essayent, autant faire se peut, de le faire, nous sommes à ce jour, et à notre regret, loin du compte. Celles-ci ont fait, malgré leur peu de moyens, des efforts au demeurant très louables. Et là, il faut absolument rendre un hommage appuyé à l'association "Tiwizi" de Biougra d'avoir eu l'idée salutaire d'organiser régulièrement un festival de la chanson amarg en souvenir de ce fils prodige du Souss. Pour ce qui est des responsables culturels du pays, il ne faut pas attendre grand chose d'eux. Il est tout à fait déplorable de voir qu'ils continuent de faire peu de cas de la culture amazighe. Bien pire, je trouve qu'il est absolument invraisemblable qu'aucune ville ou même village du Souss n'a daigné donner, en guise de reconnaissance, le nom de S. Achtouk à une place ou une rue aussi petite soit-elle. C'est quand même la moindre des choses, quand on connaît l'amour profond et sincère qu'il portait à cette région.
Pour donner au lecteur un aperçu de la poésie achtoukienne, je vous propose cette adaptation de l'une de ses chansons en essayant de rester dans la mesure du possible fidèle au texte.
ALLAH IHNNIK !
ADIEU !
1- Allah ihnnik ay ahêbib lli-d nmun (a)
Adieu mon amoureux que j'ai tant fréquenté
2- Iwin kun wiyyâd ur gik ibid lxir (a)
Vous vous êtes montré ingrat en me quittant
3- Mencek ad kkîh nmun nekki d itun (a)
Nous nous sommes aimés pendant longtemps
4- Ghilad tfelt yyi, ma igan làib init ? (a)
Maintenant, je te demande la raison de ton départ
5- Inid ghar lmal awi-at kra darnêh (a)
Si c'est à cause de l'argent, prenez tous mes biens!
6- Inid anwwac ur ak nssugr yat (a)
Si c'est à cause de l'envieux, je n'y peux rien
7- Ar awen itsutul ikcem ger yyi d itun (a)
Il a tout fait pour s'immiscer entre nos deux
8- Zayd-at ar kîh awn-d rêmin (a)
Je vous laisse, mais, un jour, il se détournera de vous
9- Willi awen ittinin ur a nbdû d itun (a)
Alors qu'il vous a promis un amour éternel
10- Nekkin ka fellawen ikcemn ddîd, asîh (a)
J'ai été le seul à prendre vous défendre
11- Fellawen a winu ssiàr ura tadallit (a)
Vous avez été ma fierté mais aussi ma honte
12- Mencek n tmmara ad fellawen jarâh (a)
Vous m'avez causé beaucoup de tort
13- Mencek u attân a kun ikkan ijji i ak (a)
Vous vous êtes remis de tous vos maux
14- Nzûr kullu ssadat fad a kun dawâh (a)
Nous sommes allé voir tous les marabouts pour vous soigner
15- Ar ak-d nttawi ladwiya zud arraw (a)
Nous nous sommes occupés de vous comme de notre propre enfant
16- Nekkisk i tmmara, tegm yyi gisent (a)
Vous nous causez des souffrances, alors que nous faisons tout pour vous les éviter
17- Iffi-d fella u attân zud iggig, ntelf (a)
Je souffre de tous ses tourments qui me submergent
18- Waxxa ukan allâh ar da ssendamêh (a)
Je suscite la compassion à force de pleurer
19- Yan n-xh isllan ar itndam gitnêh (a)
Toute personne qui m'entend compatit profondément
20- Walaynni keyyi ur gik igguz lhâl (a)
Mais toi, tu es resté de marbre
21- Laxbar uhêbib aya-d nnîh (a)
C'est ce qu'il en est de mon bien-aimé
22- Ur âh gin d yat, ur darnêh iga yat (a)
Il ne représente plus rien pour moi, et inversement
23- Nsamêh as llîh isbêr hê lhûb nnâh (a)
Je lui pardonne, même s'il est parti
24- Llah ihnnik ay ahêbib llid nmun (a)
Adieu mon amoureux que j'ai tant fréquenté
BIBLIOGRAPHIE
* A. Assid, M. El-Moustaoui, Rrays Said Achtouk, le poète de l'amour et de la femme, Casablanca, Ed.Ennajah Eljadida, 1998.(en arabe)
* A. Aydoun, Musiques du Maroc, Casablanca, Ed. Eddif, 1995.
* A. Basset, Essai sur la littérature berbère, Paris, Ed. Ibis Press-Awal, 2001.
* A. Bounfour, Introduction à la littérature berbère, 1 : Poésie, Paris, Ed. Peeters, 1999.
* P. Galland-Pernet, Recueil des poèmes chleuhs, Lille, Ed. Klinksiek, 1972.
* P. Galland-Pernet, "Littérature orale et représentation du texte : les poèmes berbères traditionnels", in Études de littérature ancienne n° 3, Paris, Ed. Presses de l'école normale supérieure, 1987.
* H. Jouad, Le calcul inconscient de l'improvisation, poésie berbère : rythme, nombre et sens, Paris,Ed. Peeters, 1995.
* M. Rovsing Olsen, Chants et danses de l'Atlas, Arles, Paris, Actes du Sud/ Cité de la musique, 1987.
NOTES
1. Son pluriel est imurig. Il est utilisé comme un collectif.
2. Il peut aussi avoir comme sens : le regret, le chagrin, l'absence, le manque, l'air d'une musique ou l'émotion qu'elle provoque.
3. P. Galland-Pernet, "Littérature orale et représentation du texte : les poèmes berbères traditionnels", in Études de littérature ancienne n° 3, Presses de l'école normale supérieure, Paris, 1987, pp. 107-118.
4. "Rways" au pluriel et "rrays" au singulier. C'est un poète doublé d'un musicien, compositeur et chorégraphe
5. La transcription de l'amazigh suivie ici est celle usitée sur le site mondeberbere.com sauf pour le "h" emphatique que j'ai transcris ainsi " xh ".
6. Ces vers sont du chanteur du groupe de Ibarazn.
7. Luth amazigh à trois ou quatre cordes. Les autres instruments utilisés sont :
- Rribab : vièle monocorde
- Naqous : idiophone amazighe, constitué de n'importe quel objet métallique frappés avec deux barres de la même matière.
- Nuiqsat : cymbalettes en cuivre fixées sur la main gauche et une sur la main droite entrechoquées par les danseuses.
- Tallount ou taggenza: tambourin sur cadre.
- Tam-tam : deux tambours attachés, de taille différente, frappés avec deux baguettes en bois.
8. Voir la note n° 4.
9. Ce terme, qui n'est pas utilisé chez les Achtouken, désigne la danse poético-chorégrapique la plus répandue chez las Amazighs du Sud-Ouest marocain.
10. Cette danse consiste dans la reprise par un groupe de tambourinaires et de flûtistes des rythmes des chansons amazighes les plus connues, et sur lesquels des danseurs exercent des figures chorégraphiques particulières.
11. La danse des esclaves affranchis où est utilisée énormément de castagnettes, "tiqarqawin", et un grand tambour, vraisemblablement d'origine sub-saharienne, "ganga".
12. A. Aydoun, Musiques du Maroc, Casablanca, Ed. Eddif, 1995, p. 88.
13. M.Rovsing Olsen, Chants et danses de l'Atlas, Ales, Paris, Actes Sud / Cité de la musique, 1987, p.25.
14. Voir note n°7.
15. Voir note n°4.
16. Voir note n°7.
17. Voir note n°7.
18. A. Assid, M. El-Moustaoui, Rrays Said Ahtouk, le poète de l'amour et de la femme, Casablanca,Ed. Ennajah el Jadida, 2000, p.11.
19. C'est la cour de la maison et c'est généralement là que se reproduisent les "rways" lors des fêtes familiales.
20. P. Galland-Pernet, Recueil des poèmes chleuhs, Lille, Ed. Klinksiek, 1972, p. 17.
21. A. Bounfour, Introduction à la littérature berbère, 1- la poésie, Paris, Ed. Peeters, 1999, p.33.
22. A. Aydoun, op. cit. p.56.
23. H. Basset, Essai sur la littérature berbère, Paris, Ed. Ibis Pres, Awal, 2001, p.??????
24. H. Jouad, Le calcul inconscient de l'improvisation, poésie berbère : rythme, nombre et sens, Paris, Ed. Peeters, 1995, p.????
25. A. Assid, M. El-Moustaoui, op.cit, p.11.
26. A. Assid, M. El-Moustaoui, op. cit, p.11.
Lahsen Oulhadj