Voyage au bout de la rébellion

agerzam

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«Agadir» de Mohammed Khaïr-Eddine

C'est si rare qu'un récit à première vue hermétique, incohérent, parfois même agressif, puisse tant passionner son lecteur. C'est pourtant le cas d'Agadir, roman de Mohammed Khaïr-Eddine. Un roman insoumis, où toutes les règles classiques de construction du récit sont bouleversées, ou tout simplement évincées. Les genres sont mélangés et la même œuvre réunit à la fois un récit romanesque, une pièce de théâtre et de la poésie.

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Il n'y a plus de continuité ni d'unité de l'espace et du temps, l'intrigue elle-même est éclatée, les personnages sont presque toujours des êtres anonymes, désignés par des pronoms ou des qualificatifs.

Dans ce roman, chaque nouvelle ligne parcourue apporte son lot de surprises : des voix qui s'élèvent pour s'éteindre l'instant d'après, des décors qui changent sans crier gare, de nouveaux personnages inconnus, anonymes et souvent mystérieux qui s'immiscent furtivement dans le récit, l'espace de quelques lignes, avant de disparaître, brutalement…

Le roman est à l'image même de l'événement qui l'a inspiré: le tremblement de terre qui a ruiné la ville d'Agadir en 1960. Il est à l'image de la décomposition, des ruines et de l'humiliation de cette ville, au lendemain du séisme qui l'a secoué.

Et il faut en convenir, ce séisme a profondément influencé l'œuvre de Khaïr-Eddine. Ainsi, l'auteur, qui mène une enquête sur place auprès de la population, est profondément marqué par le désastre. A l'instar de l'écrivain, le personnage principal d'Agadir est un fonctionnaire chargé de mission dans la ville rasée par un tremblement de terre. Il y traite les requêtes des survivants et voyage au bout de la rébellion que lui inspirent décombres et cadavres.

La vision du séisme prend ici, après un constat amer, des dimensions mythiques et irréelles qui ébranlent les acteurs impuissants du vieux monde : passé et ancêtres, enfance et famille, pouvoirs établis... A tel point que l'auteur n'ait plus qu'un vœu, celui de tout abandonner, de tout renier : « Je partirai un point c'est tout.

Je suis parti. Je n'ai même plus besoin d'une valise. Tout ce qu'une valise renferme pourrait nuire. Il faut bâtir sur du vide voilà. Ne rien garder du passé… passé… mauvais ; sinon un souvenir si possible mais réinventé passé aux couleurs d'une nouvelle vision, et partant sain neuf… je partirai avec un poème dans ma poche, ça suffit… Je vais dans un pays de joie jeune et rutilante, loin de ces cadavres. Ainsi me voilà nu simple ailleurs ».

Par petites phrases hachées, l'auteur semble vouloir poursuivre sa fuite en avant. Tout au long de son récit, il revient à maintes reprises sur le thème du renoncement, de l'exil: « S'exiler. La lutte n'a servi à rien, n'a pas sauvé le peuple. Au contraire, elle a servi à déterminer une fois pour toutes son destin tragique ».

Beaucoup plus tard, en 1975, dans une de ces œuvres, l'auteur explique cette démission: « Dans Agadir, disait-il, je remet tout en question : la politique, la famille, les ancêtres. Je crois qu'il faut faire tomber les vieilles statues, tout changer par l'éducation du peuple (...) Je n'hésite pas à faire le procès de mon propre sang car il n'arrive pas à se dépêtrer de lui-même, à se transformer » (Ce Maroc ! p.81).

Réédité récemment, Agadir, paru en 1967, est aujourd'hui accessible au grand public marocain. Une occasion de découvrir, à petit prix, ce grand auteur. Mohammed Khaïr-Eddine est né en 1941 dans un village du Sud marocain, Tafraout, ses parents migrent à Casablanca où il poursuit des études qu'il abandonne au niveau du lycée. Fonctionnaire, à Casablanca puis à Agadir (1961-1963) où il est envoyé par la Sécurité Sociale pour traiter les dossiers de ses adhérents touchés par le tremblement de terre du 29 février 1960, il s'adonne à la poésie et proclame la rupture avec les formes littéraires traditionnelles.

Il s'exile en France au milieu des années 60 pour ne retourner au Maroc définitivement qu'en 1993. Il est mort le 18 novembre 1995. Mohammed Khaïr-Eddine a mené une vie mouvementée et entièrement reflétée par son œuvre. Une œuvre particulièrement exceptionnelle, il faut en convenir. D'ailleurs, en « déchiffrant » ce roman, on peut aisément comprendre la raison pour laquelle l'auteur est si souvent désigné comme étant l'enfant terrible de la littérature marocaine francophone.

“Agadir” de Mohammed Khaïr-Eddine, Tarik Editions. Prix: 30DH.



Hajar Dehhani | LE MATIN
 
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