Par Driss Ksikes
Enquête. Voyage au cœur d'Al Jazeera
C'est une chaîne de télé, et elle est plus influente que tous les régimes arabes réunis. Qui la finance ? Qu'est ce qui la motive ? Et quels sont ses liens rééls avec l'islamisme radical
Al Jazeera a réussi là où tous les régimes arabes du Golfe ont échoué, servir de contre-poids à la vision américaine dominante. Cela crée deux types de réactions en Occident et au sein de l’élite arabe "occidentalisée". Celle, liberticide, qui consiste à sanctionner Al Jazeera, continue d’être prisée. Aussi, le ministre de l’Intérieur irakien, Falah An-naqib, a scellé le
bureau de la chaîne à Bagdad à la cire, le 4 septembre, pour "avoir incité à la haine et à la violence… et ne pas avoir daigné couvrir l’Irak autrement". L’autre réaction, plus rationnelle, qui perçoit la chaîne de Doha comme "un media professionnel présentant les choses d’une perspective arabe, peut être populiste, mais différente", commence à peine à faire son chemin. Le film de la réalisatrice américano-égyptienne, Jihan Nujaïm, La chambre de contrôle (Control room), qui étale comment cette chaîne couvre la guerre en Irak, entre prises de terrain et arbitrages d’images, passe, aux côtés de Farenheit 9/11 de Michael Moore, pour le documentaire de l’année aux États-Unis. "En sortant, vos certitudes ne peuvent qu’être secouées", écrit New York Times. L’autre documentaire, Al Jazeera, Exclusive, diffusé par la BBC cet été a permis de montrer des journalistes "combattants", mais reconnaît à cette chaîne "plus de principe qu’à la brigade de AOL Turner (Fox News)". Résultat, l’image diabolisée de "tabloïd anti-américain" s’estompe. Mais, succès oblige, des zones d’ombre persistent, sur la genèse, le financement, l’équipe dirigeante, les journalistes, l’indépendance et les compromis d’Al Jazeera.
Les stars de la BBC et l’argent du Qatar
Son acte de naissance annonce une chaîne anti-saoudienne. Avant novembre 1996, date de lancement, deux événements distincts ont permis de créer l’alchimie Al Jazeera. D’un côté, à Londres, des journalistes arabes, chevronnés, se sont retrouvés sur le carreau suite à la fermeture brusque de la BBC arabe. La société Mawarid, dirigée par Cheikh Abderrahmane Al Saoud, détenait le bouquet Orbit, qui permettait l’accès à 32 chaînes et stations satellitaires arabophones par voie de décodeur. La BBC, qui en faisait partie, a dépassé la ligne rouge implicite de Ryad, en diffusant une information sur la dissidence du diplomate saoudien Al Massaari et en consacrant son émission Panorama à la mort trouble d’une princesse de la famille régnante. Elle signe alors son arrêt de mort, au bout de 18 mois à peine. À la même époque, le nouvel émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani, passe pour un libéral avant l’heure, supprime (une première dans le monde arabe) le ministère - censeur - de l’information et en veut à mort à Ryad avec la quelle il a deux contentieux. L’un familial, relatif à son père déchu qui y a trouvé refuge, et l’autre territorial, concernant les 60 km2 que ce monstre de voisin a subtilisé au frêle État du Qatar en 1992.
De retour au pays au début de 1996, le journaliste qatari, Adnan Sharif, l’un des déçus de la BBC, est sollicité par le ministre des Affaires étrangères, Cheikh Hamad Ben Thamer Al Thani, devenu plus tard le président et principal bailleur de fonds de la chaîne, afin de recruter ses amis et fonder "une chaîne arabe, pour les Arabes à partir d’un pays arabe". Les stars contactés, dont les piliers, le Syrien Faïçal Al Qassim, le Jordano-chrétien Sami Haddad, le Soudanais Hassan Ibrahim et Charif lui-même, se disent partants "à condition de ne pas devoir couvrir les activités du prince". Ce dernier accepte volontiers et adopte la proposition de l’Égyptien, Salah Najem, de faire une chaîne qui donne à voir "l’opinion et l’opinion contraire". Que leur offre-t-il alors ? Le bâtiment de la chaîne, initialement construit pour abriter la rédaction de la télévision de l’État, l’accès forfaitaire à l’eau, l’électricité et autres services de base et, mieux encore, une aide, s’étalant sur 5 ans, de 500 millions dollars. Quant au chef de la diplomatie, qui préside le conseil d’administration, il y injecte 140 millions de dollars. Contre quoi, les promesses non tenues par le prince passeront souvent inaperçues sur la chaîne.
Malgré sa prééminence au bout de 5 ans de diffusion, sur ses consœurs installées à Londres, Al Jazeera est desservie par les annonceurs. Mis à part la société pétrolière qatarie et autres publicités (30 % des recettes), elle est bannie du portefeuille du Libanais Antoine Shouri et de l’agence des Saoud, Tuhama, qui font la loi en matière de publicité au Moyen-Orient. Après le 11 septembre, les choses empirent. Avec l’accumulation de rancoeurs de la part des Saoudiens qui n’acceptent plus de mêler leur image à "la chaîne qui a l’exclusivité de Ben Laden", le conseil de coopération du Golfe donne en octobre 2002 ordre pour que "soit boycottée toute société qui donnerait de la publicité à Al Jazeera".
L’aubaine de l’intifada et la boîte aux lettres de Ben Laden
C’est autour de la Palestine et d’Al Qaeda que se cristallise la réussite d’Al Jazeera. L’explication vient d’abord de sa ligne éditoriale qui se base sur la démocratie populaire. "Nous serons hors course dans le circuit si nous sentons le besoin de sympathiser avec tel roi ou tel gouvernement", entonne Najem. Normal, explique le chercheur marocain Mohamed El Oifi, "Al Jazeera se veut transnationale et ses principaux acteurs, arabes longtemps à l’exil, sont détachés de toute allégeance à l’État nation". Cela la transforme en une plateforme pour tous les dissidents, la rend "prisonnière de la rue arabo-musulmane" et lui permet de toucher, au pire, 50 millions téléspectateurs.
Actualité oblige, les pics d’audience deviennent fréquents. Il y a d’abord l’aubaine de l’intifada. Le Qatar, réputé pro-israélien, par realpolitik, rend la chaîne qu’il abrite soupçonnée de "pro-sionisme". Quand une interview d’Ehud Barak y est diffusée, les zélotes y voient une compromission. Lorsque l’intifada éclate, le président de la chaîne et néanmoins ministre des A.E, affirme cyniquement : "On va servir à ceux qui aiment les Palestiniens ce qu’ils veulent, mais on va continuer à interviewer les Israéliens". La question palestinienne, "cause de tous les Arabes" s’il en est, vient à point nommé pour booster la chaîne. Sur le terrain, Israël lui facilite le travail en mettant à sa disposition des caravanes et des studios locaux. Les correspondants locaux, comme Walid El Omary, deviennent otages des réseaux de résistance islamiste (Hamas essentiellement) qui leur servent la matière première de leurs images-choc. Quant aux kamikazes, la chaîne choisit, malgré une polémique au sein de la rédaction, de leur accorder le titre islamiquement noble de "martyrs". Preuve s’il en est, admet ce journaliste, "que la tendance islamiste et conservatrice devient plus dominante parmi les 450 journalistes que compte la chaîne". L’équilibre du départ entre libéraux (Haddad), panarabistes (Al Kasim) et islamistes (Ahmed Mansour) penche en faveur des derniers. Certes, les débats en studio permettent d’apporter un bémol, mais en cherchant à contrebalancer les images des agences de presse qui ont pignon sur rue, Al Jazeera fait des futures cibles d’Israël, Cheikh Ahmed Yassin et Abdelaziz Rantissi, des icônes trop visibles.
L’autre icône made in Al Jazeera, par excellence, est Ben Laden. Plusieurs versions ont circulé sur l’origine des cassettes vidéo dont la chaîne est devenue le principal récipiendaire et le revendeur (moins d’1 millions dollars la copie vendue à CNN). Première piste, le correspondant syrien de la chaîne au Pakistan, Mouwaffaq Zaïdan, a gagné la confiance d’hommes d’Al Qaeda et servi de relais. Seconde piste, Tayssir Allouni, cet autre Syrien ex-membre des Frères musulmans, a sympathisé avec les talibans et gagné la confiance de Ben Laden en personne après une première interview en 1998. Peu importe les émissaires, la vidéo de Ben Laden est le visa d’Al Jazeera vers l’Occident. Percevant d’emblée l’impact médiatique de la première vidéo post-11 septembre, "le conseil d’administration a emboîté le pas aux journalistes et décidé de diffuser le message", raconte l’un des responsables. Harcelé par la direction américaine, le président de la chaîne finit par déclarer à Associated press, "s’il y a eu une quelconque erreur dans le traitement journalistique, on est prêt à la rectifier". En février 2002, intervient un deuxième épisode. Suite à une interview de Ben Laden, pendant laquelle le journaliste Allouni aurait "subi des pressions psychologiques", Al Jazeera choisit de s’abstenir. CNN, quant à elle, récupére l’enregistrement par ses propres moyens et le diffuse sans l’assentiment de la chaîne de Doha. Une guerre médiatique est déclenchée. Plus tard, la chaîne accusée de devenir "la boîte aux lettres de Ben Laden" reçoit d’autres cassettes, mais décide à chaque fois de les traiter, de ne pas tout diffuser et d’accompagner l’événement par des panels de discussion ouverts pour ne plus être accusée de relayer "la propagande d’Al Qaëda". Elle en a profité, par ailleurs, pour commencer à vendre au prix fort ses exclusivités (250.000 dollars les 3 minutes).
La guerre satellitaire et la bataille pour la survie
Il a fallu attendre le déclenchement de la guerre en Irak pour qu’Al Jazeera devienne politiquement non grata. Insistant sur les victimes, puis la résistance, révélant le scandale Abou Ghraïb et diffusant une première vidéo amateur de ravisseurs islamistes, la chaîne suscite l’ire de Washington. En mai 2003, Bush et ses conseillers pensent à fermer la chaîne. Comment ? "Ils allaient intimer l’ordre aux sociétés qui nous louent l’accès aux satellites, Intelsat et Arabsat, de fermer le robinet", raconte ce vieux routier de la chaîne qatarie. Il s’en est suivi un ballet diplomatique. "Nous devons comprendre que trop d’images peuvent tuer la sensibilité des téléspectateurs. Alors, avant de diffuser un enregistrement, pensez à sa valeur journalistique d’abord", ordonne Cheikh Hamed. Depuis ce jour là, la précaution est de mise. La décapitation de Nicholas Berg est censurée, un correspondant permanent est dépêché au Pentagone, des responsables américains, tels Condoleeza Rice et Donald Rumsfeld, sont interviewés sur le plateau à leur demande, etc. Si Al Jazeera met de l’eau dans son vin, cela ne l’empêche pas de maintenir ses choix. Lorsque Mohamed Jasim Al Ali, accusé d’espionnage pro-Saddam a été relevé de ses fonctions de directeur général, il a eu plus tard comme successeur le jeune Waddah Hansal, connu pour son penchant pro-Hamas.
Ceci étant dit, les temps changent. Ayant ravi la vedette à tous, lors de la dernière guerre du Golfe, Al Jazeera est obligée de passer à la vitesse supérieure pour ne pas être rattrapée. Certes, ni les départs de 17 journalistes vers Al Arabia, ni la création de la chaîne américaine Al Horra, ne la déstabilisent. Par contre, le projet de la France de lancer une chaîne arabe et celui de la BBC de ressusciter son mort-né, mettent à mal les dirigeants à Doha. Leur parade ? Une chaîne en anglais, en fin d’année 2005, "nullement anti-américaine, ne ciblant pas seulement les musulmans non arabophones, mais taillée pour combler les lacunes des chaînes occidentales", explique le chef du projet, Nigel Parsons. Washington n’est pas trop enthousisaste, mais Cheikh Hamed a promis 20 millions dollars. C’est reparti pour un autre bras de fer.
Enquête. Voyage au cœur d'Al Jazeera
C'est une chaîne de télé, et elle est plus influente que tous les régimes arabes réunis. Qui la finance ? Qu'est ce qui la motive ? Et quels sont ses liens rééls avec l'islamisme radical
Al Jazeera a réussi là où tous les régimes arabes du Golfe ont échoué, servir de contre-poids à la vision américaine dominante. Cela crée deux types de réactions en Occident et au sein de l’élite arabe "occidentalisée". Celle, liberticide, qui consiste à sanctionner Al Jazeera, continue d’être prisée. Aussi, le ministre de l’Intérieur irakien, Falah An-naqib, a scellé le
bureau de la chaîne à Bagdad à la cire, le 4 septembre, pour "avoir incité à la haine et à la violence… et ne pas avoir daigné couvrir l’Irak autrement". L’autre réaction, plus rationnelle, qui perçoit la chaîne de Doha comme "un media professionnel présentant les choses d’une perspective arabe, peut être populiste, mais différente", commence à peine à faire son chemin. Le film de la réalisatrice américano-égyptienne, Jihan Nujaïm, La chambre de contrôle (Control room), qui étale comment cette chaîne couvre la guerre en Irak, entre prises de terrain et arbitrages d’images, passe, aux côtés de Farenheit 9/11 de Michael Moore, pour le documentaire de l’année aux États-Unis. "En sortant, vos certitudes ne peuvent qu’être secouées", écrit New York Times. L’autre documentaire, Al Jazeera, Exclusive, diffusé par la BBC cet été a permis de montrer des journalistes "combattants", mais reconnaît à cette chaîne "plus de principe qu’à la brigade de AOL Turner (Fox News)". Résultat, l’image diabolisée de "tabloïd anti-américain" s’estompe. Mais, succès oblige, des zones d’ombre persistent, sur la genèse, le financement, l’équipe dirigeante, les journalistes, l’indépendance et les compromis d’Al Jazeera.
Les stars de la BBC et l’argent du Qatar
Son acte de naissance annonce une chaîne anti-saoudienne. Avant novembre 1996, date de lancement, deux événements distincts ont permis de créer l’alchimie Al Jazeera. D’un côté, à Londres, des journalistes arabes, chevronnés, se sont retrouvés sur le carreau suite à la fermeture brusque de la BBC arabe. La société Mawarid, dirigée par Cheikh Abderrahmane Al Saoud, détenait le bouquet Orbit, qui permettait l’accès à 32 chaînes et stations satellitaires arabophones par voie de décodeur. La BBC, qui en faisait partie, a dépassé la ligne rouge implicite de Ryad, en diffusant une information sur la dissidence du diplomate saoudien Al Massaari et en consacrant son émission Panorama à la mort trouble d’une princesse de la famille régnante. Elle signe alors son arrêt de mort, au bout de 18 mois à peine. À la même époque, le nouvel émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani, passe pour un libéral avant l’heure, supprime (une première dans le monde arabe) le ministère - censeur - de l’information et en veut à mort à Ryad avec la quelle il a deux contentieux. L’un familial, relatif à son père déchu qui y a trouvé refuge, et l’autre territorial, concernant les 60 km2 que ce monstre de voisin a subtilisé au frêle État du Qatar en 1992.
De retour au pays au début de 1996, le journaliste qatari, Adnan Sharif, l’un des déçus de la BBC, est sollicité par le ministre des Affaires étrangères, Cheikh Hamad Ben Thamer Al Thani, devenu plus tard le président et principal bailleur de fonds de la chaîne, afin de recruter ses amis et fonder "une chaîne arabe, pour les Arabes à partir d’un pays arabe". Les stars contactés, dont les piliers, le Syrien Faïçal Al Qassim, le Jordano-chrétien Sami Haddad, le Soudanais Hassan Ibrahim et Charif lui-même, se disent partants "à condition de ne pas devoir couvrir les activités du prince". Ce dernier accepte volontiers et adopte la proposition de l’Égyptien, Salah Najem, de faire une chaîne qui donne à voir "l’opinion et l’opinion contraire". Que leur offre-t-il alors ? Le bâtiment de la chaîne, initialement construit pour abriter la rédaction de la télévision de l’État, l’accès forfaitaire à l’eau, l’électricité et autres services de base et, mieux encore, une aide, s’étalant sur 5 ans, de 500 millions dollars. Quant au chef de la diplomatie, qui préside le conseil d’administration, il y injecte 140 millions de dollars. Contre quoi, les promesses non tenues par le prince passeront souvent inaperçues sur la chaîne.
Malgré sa prééminence au bout de 5 ans de diffusion, sur ses consœurs installées à Londres, Al Jazeera est desservie par les annonceurs. Mis à part la société pétrolière qatarie et autres publicités (30 % des recettes), elle est bannie du portefeuille du Libanais Antoine Shouri et de l’agence des Saoud, Tuhama, qui font la loi en matière de publicité au Moyen-Orient. Après le 11 septembre, les choses empirent. Avec l’accumulation de rancoeurs de la part des Saoudiens qui n’acceptent plus de mêler leur image à "la chaîne qui a l’exclusivité de Ben Laden", le conseil de coopération du Golfe donne en octobre 2002 ordre pour que "soit boycottée toute société qui donnerait de la publicité à Al Jazeera".
L’aubaine de l’intifada et la boîte aux lettres de Ben Laden
C’est autour de la Palestine et d’Al Qaeda que se cristallise la réussite d’Al Jazeera. L’explication vient d’abord de sa ligne éditoriale qui se base sur la démocratie populaire. "Nous serons hors course dans le circuit si nous sentons le besoin de sympathiser avec tel roi ou tel gouvernement", entonne Najem. Normal, explique le chercheur marocain Mohamed El Oifi, "Al Jazeera se veut transnationale et ses principaux acteurs, arabes longtemps à l’exil, sont détachés de toute allégeance à l’État nation". Cela la transforme en une plateforme pour tous les dissidents, la rend "prisonnière de la rue arabo-musulmane" et lui permet de toucher, au pire, 50 millions téléspectateurs.
Actualité oblige, les pics d’audience deviennent fréquents. Il y a d’abord l’aubaine de l’intifada. Le Qatar, réputé pro-israélien, par realpolitik, rend la chaîne qu’il abrite soupçonnée de "pro-sionisme". Quand une interview d’Ehud Barak y est diffusée, les zélotes y voient une compromission. Lorsque l’intifada éclate, le président de la chaîne et néanmoins ministre des A.E, affirme cyniquement : "On va servir à ceux qui aiment les Palestiniens ce qu’ils veulent, mais on va continuer à interviewer les Israéliens". La question palestinienne, "cause de tous les Arabes" s’il en est, vient à point nommé pour booster la chaîne. Sur le terrain, Israël lui facilite le travail en mettant à sa disposition des caravanes et des studios locaux. Les correspondants locaux, comme Walid El Omary, deviennent otages des réseaux de résistance islamiste (Hamas essentiellement) qui leur servent la matière première de leurs images-choc. Quant aux kamikazes, la chaîne choisit, malgré une polémique au sein de la rédaction, de leur accorder le titre islamiquement noble de "martyrs". Preuve s’il en est, admet ce journaliste, "que la tendance islamiste et conservatrice devient plus dominante parmi les 450 journalistes que compte la chaîne". L’équilibre du départ entre libéraux (Haddad), panarabistes (Al Kasim) et islamistes (Ahmed Mansour) penche en faveur des derniers. Certes, les débats en studio permettent d’apporter un bémol, mais en cherchant à contrebalancer les images des agences de presse qui ont pignon sur rue, Al Jazeera fait des futures cibles d’Israël, Cheikh Ahmed Yassin et Abdelaziz Rantissi, des icônes trop visibles.
L’autre icône made in Al Jazeera, par excellence, est Ben Laden. Plusieurs versions ont circulé sur l’origine des cassettes vidéo dont la chaîne est devenue le principal récipiendaire et le revendeur (moins d’1 millions dollars la copie vendue à CNN). Première piste, le correspondant syrien de la chaîne au Pakistan, Mouwaffaq Zaïdan, a gagné la confiance d’hommes d’Al Qaeda et servi de relais. Seconde piste, Tayssir Allouni, cet autre Syrien ex-membre des Frères musulmans, a sympathisé avec les talibans et gagné la confiance de Ben Laden en personne après une première interview en 1998. Peu importe les émissaires, la vidéo de Ben Laden est le visa d’Al Jazeera vers l’Occident. Percevant d’emblée l’impact médiatique de la première vidéo post-11 septembre, "le conseil d’administration a emboîté le pas aux journalistes et décidé de diffuser le message", raconte l’un des responsables. Harcelé par la direction américaine, le président de la chaîne finit par déclarer à Associated press, "s’il y a eu une quelconque erreur dans le traitement journalistique, on est prêt à la rectifier". En février 2002, intervient un deuxième épisode. Suite à une interview de Ben Laden, pendant laquelle le journaliste Allouni aurait "subi des pressions psychologiques", Al Jazeera choisit de s’abstenir. CNN, quant à elle, récupére l’enregistrement par ses propres moyens et le diffuse sans l’assentiment de la chaîne de Doha. Une guerre médiatique est déclenchée. Plus tard, la chaîne accusée de devenir "la boîte aux lettres de Ben Laden" reçoit d’autres cassettes, mais décide à chaque fois de les traiter, de ne pas tout diffuser et d’accompagner l’événement par des panels de discussion ouverts pour ne plus être accusée de relayer "la propagande d’Al Qaëda". Elle en a profité, par ailleurs, pour commencer à vendre au prix fort ses exclusivités (250.000 dollars les 3 minutes).
La guerre satellitaire et la bataille pour la survie
Il a fallu attendre le déclenchement de la guerre en Irak pour qu’Al Jazeera devienne politiquement non grata. Insistant sur les victimes, puis la résistance, révélant le scandale Abou Ghraïb et diffusant une première vidéo amateur de ravisseurs islamistes, la chaîne suscite l’ire de Washington. En mai 2003, Bush et ses conseillers pensent à fermer la chaîne. Comment ? "Ils allaient intimer l’ordre aux sociétés qui nous louent l’accès aux satellites, Intelsat et Arabsat, de fermer le robinet", raconte ce vieux routier de la chaîne qatarie. Il s’en est suivi un ballet diplomatique. "Nous devons comprendre que trop d’images peuvent tuer la sensibilité des téléspectateurs. Alors, avant de diffuser un enregistrement, pensez à sa valeur journalistique d’abord", ordonne Cheikh Hamed. Depuis ce jour là, la précaution est de mise. La décapitation de Nicholas Berg est censurée, un correspondant permanent est dépêché au Pentagone, des responsables américains, tels Condoleeza Rice et Donald Rumsfeld, sont interviewés sur le plateau à leur demande, etc. Si Al Jazeera met de l’eau dans son vin, cela ne l’empêche pas de maintenir ses choix. Lorsque Mohamed Jasim Al Ali, accusé d’espionnage pro-Saddam a été relevé de ses fonctions de directeur général, il a eu plus tard comme successeur le jeune Waddah Hansal, connu pour son penchant pro-Hamas.
Ceci étant dit, les temps changent. Ayant ravi la vedette à tous, lors de la dernière guerre du Golfe, Al Jazeera est obligée de passer à la vitesse supérieure pour ne pas être rattrapée. Certes, ni les départs de 17 journalistes vers Al Arabia, ni la création de la chaîne américaine Al Horra, ne la déstabilisent. Par contre, le projet de la France de lancer une chaîne arabe et celui de la BBC de ressusciter son mort-né, mettent à mal les dirigeants à Doha. Leur parade ? Une chaîne en anglais, en fin d’année 2005, "nullement anti-américaine, ne ciblant pas seulement les musulmans non arabophones, mais taillée pour combler les lacunes des chaînes occidentales", explique le chef du projet, Nigel Parsons. Washington n’est pas trop enthousisaste, mais Cheikh Hamed a promis 20 millions dollars. C’est reparti pour un autre bras de fer.