Hommage à Jacques Berque
Imintanoute et l’émergence d’un savant
Ahmed Motassime, professeur au CNRS-Sorbonne (Paris), rend hommage à Jacques Berque à l’occasion du Xe anniversaire de sa disparition. Cet hommage a été déjà publié pour la première fois dans « Lettre de liaison » de l’Association internationale des amis de Jacques Berque fondée par Jean-Pierre Chevènement.
Ahmed Moatassime
vous avez dit « Imi-n-tanoute » ? Cette « Gueule du trou », selon une traduction approximative du berbère, n’est autre qu’un village du Haut Atlas marocain, à mi-chemin entre Marrakech et Agadir.
Il est flanqué entre deux collines imposantes dans un environnement physique austère au milieu de chaînes de montagnes grandioses qui inspirent l’humilité et la méditation. Mais le village ne diffère guère d’autres hameaux de l’Atlas soussi, sauf qu’il porte encore les empreintes indélébiles de Jacques Berque qui, alors administrateur civil de la localité sous le Protectorat français - entre 1947 et 1953 - en avait conçu le développement urbain futur, avec au centre une mosquée (msid) et son minaret de type almohade.
C’est là où réside l’intérêt historique et sociologique qui m’avait conduit à ce pèlerinage d’Imi-n-Tanoute un jour du 18 août 1989, dans une chaleur torride, alors que je me trouvais à 200 km de là, en convalescence dans une station balnéaire d’Agadir. Emouvant de découvrir ces lieux symboliques, comme l’Ecole construite par Jacques Berque en lieu et place d’une prison, même si - comme les autres vestiges - je n’ai pu l’identifier que par recoupement, étant devenue maintenant un grand collège de l’enseignement secondaire. Emouvant aussi de découvrir le cercle de commandement civil à la destinée duquel présidait Jacques Berque. Emouvant surtout de savoir que c’est de là qu’est partie la plus grande réflexion socio-historique et anthropologique sur les structures sociales du Haut Atlas marocain : œuvre scientifique majeure de Jacques Berque, qui lui ouvrira plus tard, toutes grandes, les portes du Collège de France.
Pourtant ce Français « colonial », né en 1910 à Frenda en Algérie, ne pensait sans doute pas que cette « Gueule du Trou » qu’est Imi-n-Tanoute allait sceller son destin universitaire hors du commun. Tant il est vrai que, comme administrateur civil, il nedevait être qu’au service du Protectorat, ce qu’il avait fait jusque là, de 1934 à 1947, de façon singulière profitant beaucoup plus aux populations marocaines qu’aux autorités coloniales. Il traversera ainsi les espaces, depuis les campagnes les plus reculées jusqu’aux raffinements de la ville de Fès, avant d’être nommé, après la deuxième guerre mondiale jusqu’en 1947, comme conseiller à la section politique de la Résidence générale de la France au Maroc : un couronnement bien mérité qui devait cependant durer ce que durent les roses... En effet, la lucidité de Jacques Berque et son esprit visionnaire lui valurent, peu après, un bannissement de la Résidence générale et de la capitale marocaine : un exil administratif à la suite d’une mutation brutale, par mesure disciplinaire, à Imi-n-Tanoute, à cause d’un grave différent qui l’opposait désormais aux autorités coloniales.
A l’origine de cette « disgrâce », un rapport de 61 pages qu’il avait rédigé en 1946 et adressé la Résidence le 1er mars 1947, mais qui fut jugé “subversif” et resté confidentiel, même après l’indépendance du Maroc. j’essaierai cependant, avec l’accord de Giulia Berque, de le publier plus tard intégralement, précédé d’une analyse introductive, afin de permettre aux chercheurs et étudiants intéressés d’en prendre la mesure. Aussi, Jacques Berque, interdit de séjour au Maroc, en dehors d’Imi-n-tanoute, assistait-il impuissant - à partir des hauteurs de l’Atlas - à la dégradation du Protectorat.
Tout au long de cette période allant de 1947 à 1953, rappelle Jacques Berque, « il s’était passé beaucoup de choses pour moi dans un laps de temps relativement court. L’effet de mon rapport de 1946, et plus encore de mes tentatives réformistes fut de me faire reléguer dans un coin reculé du Haut Atlas. J’assistais de là, rongeant mon frein, à la dégradation scélérate du Protectorat. La seconde même du départ de Mohammed V pour l’exil, je quittai moi-même l’administration et gagnai l’Egypte comme expert international (août 1953). Ainsi prenait fin la période de bannissement de Jacques Berque à Imi-n-tanoute et, avec elle, celle de son action militante au Maroc, qui avait duré depuis 1934. L’illustre savant connaîtra néanmoins, avec sa nomination au Collège de France en 1956, une période plus faste et plus féconde encore. Elle fut traversée par de nombreux écrits et une œuvre colossale où se sont croisées l’action et la réflexion pendant plus d’un quart de siècle, au niveau mondial - voire un demi siècle en incluant la période marocaine - et jusqu’à sa mort survenue le 27 juin 1995.
source:la verité
Imintanoute et l’émergence d’un savant
Ahmed Motassime, professeur au CNRS-Sorbonne (Paris), rend hommage à Jacques Berque à l’occasion du Xe anniversaire de sa disparition. Cet hommage a été déjà publié pour la première fois dans « Lettre de liaison » de l’Association internationale des amis de Jacques Berque fondée par Jean-Pierre Chevènement.
Ahmed Moatassime
vous avez dit « Imi-n-tanoute » ? Cette « Gueule du trou », selon une traduction approximative du berbère, n’est autre qu’un village du Haut Atlas marocain, à mi-chemin entre Marrakech et Agadir.
Il est flanqué entre deux collines imposantes dans un environnement physique austère au milieu de chaînes de montagnes grandioses qui inspirent l’humilité et la méditation. Mais le village ne diffère guère d’autres hameaux de l’Atlas soussi, sauf qu’il porte encore les empreintes indélébiles de Jacques Berque qui, alors administrateur civil de la localité sous le Protectorat français - entre 1947 et 1953 - en avait conçu le développement urbain futur, avec au centre une mosquée (msid) et son minaret de type almohade.
C’est là où réside l’intérêt historique et sociologique qui m’avait conduit à ce pèlerinage d’Imi-n-Tanoute un jour du 18 août 1989, dans une chaleur torride, alors que je me trouvais à 200 km de là, en convalescence dans une station balnéaire d’Agadir. Emouvant de découvrir ces lieux symboliques, comme l’Ecole construite par Jacques Berque en lieu et place d’une prison, même si - comme les autres vestiges - je n’ai pu l’identifier que par recoupement, étant devenue maintenant un grand collège de l’enseignement secondaire. Emouvant aussi de découvrir le cercle de commandement civil à la destinée duquel présidait Jacques Berque. Emouvant surtout de savoir que c’est de là qu’est partie la plus grande réflexion socio-historique et anthropologique sur les structures sociales du Haut Atlas marocain : œuvre scientifique majeure de Jacques Berque, qui lui ouvrira plus tard, toutes grandes, les portes du Collège de France.
Pourtant ce Français « colonial », né en 1910 à Frenda en Algérie, ne pensait sans doute pas que cette « Gueule du Trou » qu’est Imi-n-Tanoute allait sceller son destin universitaire hors du commun. Tant il est vrai que, comme administrateur civil, il nedevait être qu’au service du Protectorat, ce qu’il avait fait jusque là, de 1934 à 1947, de façon singulière profitant beaucoup plus aux populations marocaines qu’aux autorités coloniales. Il traversera ainsi les espaces, depuis les campagnes les plus reculées jusqu’aux raffinements de la ville de Fès, avant d’être nommé, après la deuxième guerre mondiale jusqu’en 1947, comme conseiller à la section politique de la Résidence générale de la France au Maroc : un couronnement bien mérité qui devait cependant durer ce que durent les roses... En effet, la lucidité de Jacques Berque et son esprit visionnaire lui valurent, peu après, un bannissement de la Résidence générale et de la capitale marocaine : un exil administratif à la suite d’une mutation brutale, par mesure disciplinaire, à Imi-n-Tanoute, à cause d’un grave différent qui l’opposait désormais aux autorités coloniales.
A l’origine de cette « disgrâce », un rapport de 61 pages qu’il avait rédigé en 1946 et adressé la Résidence le 1er mars 1947, mais qui fut jugé “subversif” et resté confidentiel, même après l’indépendance du Maroc. j’essaierai cependant, avec l’accord de Giulia Berque, de le publier plus tard intégralement, précédé d’une analyse introductive, afin de permettre aux chercheurs et étudiants intéressés d’en prendre la mesure. Aussi, Jacques Berque, interdit de séjour au Maroc, en dehors d’Imi-n-tanoute, assistait-il impuissant - à partir des hauteurs de l’Atlas - à la dégradation du Protectorat.
Tout au long de cette période allant de 1947 à 1953, rappelle Jacques Berque, « il s’était passé beaucoup de choses pour moi dans un laps de temps relativement court. L’effet de mon rapport de 1946, et plus encore de mes tentatives réformistes fut de me faire reléguer dans un coin reculé du Haut Atlas. J’assistais de là, rongeant mon frein, à la dégradation scélérate du Protectorat. La seconde même du départ de Mohammed V pour l’exil, je quittai moi-même l’administration et gagnai l’Egypte comme expert international (août 1953). Ainsi prenait fin la période de bannissement de Jacques Berque à Imi-n-tanoute et, avec elle, celle de son action militante au Maroc, qui avait duré depuis 1934. L’illustre savant connaîtra néanmoins, avec sa nomination au Collège de France en 1956, une période plus faste et plus féconde encore. Elle fut traversée par de nombreux écrits et une œuvre colossale où se sont croisées l’action et la réflexion pendant plus d’un quart de siècle, au niveau mondial - voire un demi siècle en incluant la période marocaine - et jusqu’à sa mort survenue le 27 juin 1995.
source:la verité