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ci-dessous un article sur le partiotisme.long tres long.patience
Le patriotisme et son avenir.
par Arjun Appadurai
Première publication en juin 1995
Il faut nous projeter au-delà de la nation, décrire sa crise actuelle et ce faisant reconnaître les formes sociales postnationales. Bien que l’idée que nous soyons entrés dans un monde postnational semble être apparue d’abord dans les études littéraires, c’est devenu un thème récurrent (bien qu’inconscient) des études sur le postcolonialisme et sur la politique sociale internationale. Mais la plupart des auteurs qui ont affirmé ou inféré que nous devons penser postnationalement ne se sont pas demandé exactement quelles formes sociales émergentes nous poussaient à agir ainsi, et dans quel sens elles le faisaient.
Des colonies postdiscursives
Pour ceux qui ont grandi dans les secteurs d’élite du monde postcolonial, le nationalisme était notre sens commun, et la principale justification de nos ambitions, de nos stratégies et de notre morale. Maintenant, après un demi-siècle d’indépendance des nouvelles nations, la forme nation est remise en question, et cela de beaucoup de points de vue. D’abord comme alibi idéologique de l’État territorial, et donc dernier refuge du totalitarisme ethnique. D’importantes critiques de la postcolonie (Mbembe, 1992) sont déjà fréquemment présentes dans les dessous du colonialisme lui-même. Ces éléments rhétoriques ont fréquemment servi de véhicule aux héros des nouvelles nations dans leurs moments de doute, tels Sukarno, Jomo Kenyatta, Jawaharla Nehru, Gamal Abdel Nasser, qui jouaient de la corde nationaliste tandis que les sphères publiques de leurs sociétés étaient en train de commencer à brûler. Aussi, pour les intellectuels postcoloniaux comme moi, la question principale est : le patriotisme a-t-il un avenir ? A quels races et genres cet avenir appartiendra-t-il ?
Répondre à cette question exige plus que des problématiques de la forme nation, de la communauté imaginée (Anderson, 1991), de la production du peuple (Balibar, 1991), de la narrativité des nations (Bhabba, 1990) et de la logique nationale du discours colonialiste (Chatterjee, 1986). Cela demande aussi d’examiner de près les discours sur l’État et sur le lien entre la nation et l’État (Appadurai, 1990, Mbembe et alii, 1992).
Il y a une fâcheuse tendance chez les chercheurs occidentaux aujourd’hui à séparer l’étude des formes du discours de celle des autres formes institutionnelles, et l’étude des discours littéraires de celle des discours publics de la bureaucratie, de l’armée, des entreprises et des organisations non-gouvernementales. Cet essai est, pour partie, un plaidoyer pour l’élargissement du champ des analyses de discours. La postcolonie est certes pour une part une formation discursive mais la discursivité ne lui est pas propre.
Élargir le sens de ce qui est considéré comme discours demande un élargissement parallèle de la sphère de la postcolonie, de l’étendre au delà des espaces géographiques du monde ex-colonial. En proposant de s’intéresser au post-national, je veux suggérer que le voyage de l’espace coloré de l’ex-colonie vers l’espace de la postcolonie nous emmène au cœur de la blancheur. Ce voyage nous emmène jusqu’en Amérique, un espace postcolonial marqué à la fois par sa blancheur et son difficile engagement dans les peuples diasporiques, les technologies mobiles et les nationalités composites.
Le refrain de la tribu
En dépit de tous les faits contraires, ces temps sont forts pour le patriotisme. Corps estropiés et fils de fer barbelés en Europe de l’Est, violence xénophobe en France et en Allemagne, agitation de drapeaux au cours des rituels électoraux américains, tout semble indiquer que la volonté de mourir pour sa patrie est encore une mode répandue. Mais le patriotisme est un sentiment instable, qui prospère seulement au niveau de l’État-nation. Au-dessous de ce niveau, il est facilement supplanté par des loyautés plus intimes ; au-dessous de ce niveau, il conduit à des slogans creux allant jusqu’à la volonté de se sacrifier ou de tuer. Aussi pour penser l’avenir du patriotisme est-il nécessaire d’enquêter d’abord sur la santé de l’État-nation.
Mes doutes à propos du patriotisme (patria-tisme) sont liés à la biographie de mon père, dans laquelle patriotisme et nationalisme étaient déjà divergents. En tant que correspondant de guerre de Reuter à Bangkok en 1940, il rencontra un nationaliste indien expatrié, Subhas Chandra Bose, qui s’était séparé de Gandhi et de Nehru sur la question de la violence. Bose avait échappé à la surveillance britannique en Inde, avec le concours actif des Japonais, et avait établi un gouvernement en exil en Asie du Sud-Est. L’armée formée par Bose avec des officiers indiens et des hommes enrôlés parmi les prisonniers des Japonais s’appelait l’Armée nationale indienne. Elle fut sévèrement défaite par l’Armée indienne britannique en Assam (sur le sol indien, selon les mots de mon père), et le gouvernement provisoire de l’Inde libre, dans lequel mon père était ministre de la culture et de la propagande, s’écroula bientôt avec la défaite des puissances de l’Axe.
Quand mon père retourna en Inde en 1945, lui et ses camarades furent reçus non en héros, mais en parents pauvres de l’histoire de la lutte nationaliste pour l’indépendance de l’Inde. C’étaient des patriotes mais le sentiment antibritannique de Bose et ses liens avec l’Axe le rendaient embarrassant aussi bien pour la non-violence de Gandhi que pour l’anglophilie fabienne de Nehru. Jusqu’à la fin de leur vie, mon père et ses camarades restèrent des patriotes parias, des nationalistes solitaires. Ma sœur, mes frères et moi avons grandi à Bombay, coincés entre l’ex-patriotisme, style de Bose, et le nationalisme bourgeois, style de Nehru. Notre Inde avec ses connexions japonaises et ses chemins anti-occidentaux sentait le parfum innommable de la trahison, face à l’alliance confortable des Nehru et des Mountbatten et au pacte bourgeois entre la non-violence gandhienne et le socialisme néruvien. La méfiance de mon père à l’égard de la dynastie Nehru nous poussait à imaginer une Inde composite, déterritorialisée, inventée à Taiwan et Singapour, Bangkok et Kuala-Lumpur, complètement indépendante de New Dehli et des Nehru, du parti du Congrès et des nationalismes dominants. Aussi suis-je particulièrement séduit par l’idée qu’il est possible que le mariage entre les États et les nations ait été un simple mariage de raison et que le patriotisme doive trouver de nouveaux objets de désir.
Une cause majeure des tensions dans l’union entre la nation et l’État, tient à ce que le génie nationaliste, jamais complètement maintenu dans la bouteille de l’État territorial, est maintenant diasporique. Transporté sur les carnets d’adresses de populations de plus en plus mobiles de réfugiés, de touristes, de travailleurs immigrés, d’intellectuels transnationaux, de scientifiques et de clandestins, il est de moins en moins limité par les idées de frontières spatiales et de souveraineté territoriale. Cette révolution dans les fondements du nationalisme nous a pris au dépourvu. Là où la terre et l’espace ont été la clé du lien d’affiliation territoriale avec le monopole étatique sur les moyens de la violence, les identités et les identifications principales reposent seulement partiellement sur les réalités et les images du lieu. Dans la demande des Sikhs d’un Khalistan, dans le sentiment franco-canadien au Québec, dans les demandes palestiniennes pour l’autodétermination, les images du territoire d’origine n’en sont qu’une partie de la rhétorique de la souveraineté populaire et ne reflètent pas nécessairement un fondement territorial. La violence et la terreur qui accompagnent l’effondrement de beaucoup d’États-nations existants ne sont pas les signes d’un retour à quelque chose de biologique ou d’inné, noir ou primordial (Comaroff et Comaroff, 1992). Qu’allons-nous faire de cette nouvelle soif nationaliste de sang ?
Le nationalisme moderne concerne des communautés de citoyens d’un État-nation territorialement défini qui partagent une expérience collective, non celle du contact face à face ou de la subordination commune à une personne royale, mais celle de la lecture de livres, de tracts, de journaux, et autres textes modernes (Habermas, 1989 ; Cahloun, 1992). A travers ces expériences collectives que Benedict Anderson (1991) appelle « le capitalisme imprimé », et d’autres émergentes appelées « capitalisme électronique, télévision et cinéma »(Warner, 1992 ; Lee, 1993), les citoyens s’imaginent appartenir à une société nationale. L’État-nation moderne dans cette hypothèse s’accroît moins par des faits naturels comme la langue, le sang, la terre et la race, qu’il n’est dans sa quintessence un produit culturel, un produit de l’imagination collective. Ce point de vue s’écarte, encore insuffisamment, des théories dominantes des nationalismes, celles de G. Herder et de G. Mazzini, et de toutes sortes de nationalistes de droite postérieurs, qui voient dans les nations les produits des destins naturels des peuples, enracinés dans la langue, la race, la terre ou la religion. Beaucoup de ces théories de la nation comme imaginaire suggèrent que le sang, la parenté, la race et la terre sont des choses plus naturelles et moins imaginaires qu’un intérêt collectif ou une solidarité. Le retour de la tribu réactive ce biolologisme caché, notamment parce que les alternatives convaincantes restent à élaborer. Les conjonctures historiques de la lecture et de la culture publique, les textes et leurs médiations narratives commencent seulement à être analysés pour faire la critique de l’imaginaire nationaliste et de sa représentation publique (Lee, 1993)
Les leaders des nouvelles nations qui se sont formées en Asie et en Afrique après la seconde guerre mondiale - Nasser, Nehru, Sukarno, auraient été désolés de voir la fréquence avec laquelle les idées de tribalisme et de nationalisme reviennent dans le discours public récent à l’ouest. Ces leaders ont dépensé beaucoup d’énergie rhétorique à faire abandonner les loyautés primordiales envers la famille, la tribu, la caste, la région, au profit de fragiles abstractions qu’ils ont appelées « Inde », « Égypte », « Indonésie ». Ils comprenaient que les nouvelles nations devaient subvertir et annexer les liens primaires attachés à des collectivités plus proches. Ils faisaient reposer leurs idées de la nation nouvelle sur les bords extérieurs du paradoxe selon lequel les nations modernes sont destinées à être plus ou moins ouvertes, universelles et émancipatrices du fait de leur engagement dans la vertu citoyenne, en même temps que chacune doit être par essence différente et meilleure que les autres. Ces dirigeants savaient bien que des nations, en particulier pluriethniques, sont des projets collectifs fragiles et non des faits naturels et éternels. Ils ont eux-mêmes aidé à créer une fausse division entre l’artificialité de la nation et les faits qu’ils se représentaient par erreur comme primordiaux, à savoir la tribu, la famille et la région.
L’État-nation dans sa préoccupation de contrôle, de classification, de surveillance, a souvent créé et revitalisé ou segmenté des identités ethniques qui étaient auparavant fluides, négociables ou naissantes. Les termes utilisés pour mobiliser la violence ethnique aujourd’hui peuvent avoir de longues histoires. Mais les réalités auxquelles ils se réfèrent -la langue serbo-croate, les coutumes basques, la cuisine lituanienne - se sont cristallisées le plus souvent au XIXème siècle et au début du XXème. Le nationalisme et l’ethnicité se sont alors alimentés l’un l’autre comme catégories ethniques construites sur une base nationaliste, ce qui a conduit à la contruction de contre-ethnicités, puis, aux époques de crise politique, à la revendication de contre-États, basés sur des contre-nationalismes nouvellement fondés. Pour chaque nationalisme qui apparaît d’origine naturelle, il en existe un autre produit par réaction.
Tandis que la violence au nom des Serbes et des Moluques, des Khmers et des Lettons, des Allemands et des Juifs nous incline à penser que toutes ces identités virent au noir et à l’abîme, en Inde des émeutes ont été récemment occasionnées par le rapport d’une commission gouvernementale qui recommande de réserver un large pourcentage d’emplois publics à certaines castes définies par le recensement et la constitution comme arriérées. Des émeutes et des massacres, de nombreux meurtres et suicides ont eu lieu au nord de l’Inde à propos du label de « autres castes arriérées », mentionnées dans les distinctions terminologiques du recensement et dans les protocoles et nomenclatures spécialisés. Il peut paraître étonnant que quelqu’un veuille tuer ou mourir pour les avantages accordés au fait d’être membre d’une « autre caste arriérée ». Pourtant ce cas n’est pas une exception ; dans sa banalité bureaucratique macabre, il montre que les besoins techniques du recensement et de la législation sociale, combinés avec le cynisme tactique de l’électoralisme, peuvent conduire des groupes à une quasi-identification raciale et à la peur qui y est associée. Le problème n’est pas tellement différent dans le cas de dénominations apparemment naturelles comme Juifs, Arabes, Allemands, Hindous ; chacune inclut des gens qui ont choisi cette identité, d’autres qui ont été forcés de l’adopter, et enfin d’autres qui ont la formation nécessaire pour y trouver les moyens de s’approprier les problèmes compliqués du langage et de l’histoire, de la race et de la foi. Cependant quelques formes de conscience populaire et d’agencement dominées par la mobilisation ethnique sont libres des formes de pensée et des champs politiques produits par les actions et les discours des nations-États.
Les minorités sont dans beaucoup de parties du monde aussi artificielles que les majorités qu’elles sont censées menacer : les Blancs aux États-Unis, les Hindous en Inde, les Anglais en Grande-Bretagne, sont trois exemples de la façon dont la désignation politique et administrative de certains groupes comme minorités (Noirs, Hispaniques et Asiatiques aux États-Unis, Celtes et Pakistanais au Royaume-Uni, Musulmans et Chrétiens en Inde) aide à attirer des majorités (silencieuses ou bruyantes) sous des drapeaux de courte durée mais de longues histoires. Les nouvelles ethnicités ne sont souvent pas plus vieilles que les États-nations auxquels elles en sont venues à résister. Les Musulmans de Bosnie sont ghettoïsés par des Serbes et des Croates qui craignent un possible État islamique en Europe.
Les mouvements ethniques récents impliquent des milliers, quelquefois des millions de gens qui sont répandus sur de vastes territoires et souvent séparés par de vastes distances. Que nous considérions le lien entre les Serbes séparés par de gros tronçons de Bosnie, ou les Kurdes dispersés en Iran, Irak et Turquie, ou les Sikhs dispersés entre Londres, Vancouver, la Californie et le Punjab indien, les nouveaux ethnonationalismes sont des actions de mobilisation fortement coordonnées, complexes à grande échelle, reposant sur de nouveaux flux logistiques et sur une propagande dépassant les frontières des États. Ils peuvent difficilement être considérés comme tribaux, si par cela nous entendons qu’ils émergent spontanément de groupes naturellement alliés, spatialement ségrégés et fortement liés. Le cas qui nous effraie le plus aujourd’hui, ce que nous appelons le tribalisme serbe, n’est pas si simple puisque les 2,8 millions de familles yougoslaves ont produit 1,4 million de mariages mixtes entre Serbes et Croates (Hobsbawn, 1992). A quelle tribu peut-on dire que ces familles appartiennent ? Dans notre horreur pour les troupes de choc de l’ethnonationalisme nous avons perdu de vue les sentiments confus des civils, les loyautés déchirées des familles qui ont des membres au sein de groupes opposés par la guerre, et les messages de ceux qui rappelaient la coexistence en Bosnie des Serbes, des Musulmans et des Croates. Il est par contre plus difficile d’expliquer comment les principes de l’affiliation ethnique, aussi douteuse soit l’appartenance et fragile le pedigree, peuvent mobiliser très rapidement de larges groupes pour une action violente.
Le modèle tribal, qui suggère l’existence de passions toutes prêtes à exploser, ne résiste pas devant le caractère contingent des événements qui allument la passion ethnique. Les Sikhs étaient jusque récemment le rempart de l’armée indienne et historiquement le bras armé de l’Inde hindoue contre le joug musulman ; ils se considèrent aujourd’hui menacés par l’hindouisme et semblent prêts à accepter l’aide et le renfort du Pakistan. Les musulmans bosniaques ont été forcés de raviver leur flamme islamiste. Loin d’activer des sentiments tribaux anciens ils sont déchirés entre leur propre conception d’eux-mêmes comme « musulmans européens » (terme récemment utilisé par Ejub Ganic, vice-président de Bosnie) et un Islam transnational déjà largement impliqué dans la guerre en Bosnie. Les Bosniaques riches qui vivent à l’étranger, dans des pays comme la Turquie, sont déjà en train d’acheter des armes pour la défense des musulmans de Bosnie. Pour nous libérer du refrain de la tribu, comme source primordiale de ces nationalismes que nous trouvons moins civiques que le nôtre aux États-Unis, nous devons construire une théorie de la mobilisation ethnique à large échelle qui reconnaisse explicitement ses propriétés postnationales.
Les formations postnationales
Beaucoup d’ethnonationalismes violents et récents ne sont pas tant explosifs qu’implosifs. Ils sont moins ancrés dans quelque substrat d’un affect profondément enraciné en chacun de nous et soudain élevé et transformé dans l’engagement social et l’action collective que le contraire. Les effets des interactions à large échelle entre les États-nations et des événements plus lointains encore (Rosenau, 1990) descendent en cascade dans les complexités des politiques régionales, locales et de voisinage jusqu’à ce qu’ils activent des problèmes locaux et implosent en formes variées de violence, incluant les plus brutales. Ce qui était jusqu’ici des identités ethniques froides (Sikh et Hindu, Arménien et Azéri, Serbe et Croate) devient alors chaud, tandis que les localités implosent sous la pression des événements et de processus distants dans l’espace et dans le temps. Dans le cas des musulmans bosniaques il est possible de suivre le changement de température de ces identités au fur et à mesure qu’ils se trouvent poussés hors de l’identité européenne qu’ils ont d’eux-mêmes, vers une posture plus fondamentaliste. Ils ne sont pas poussés seulement par les menaces à leur survie émanant des Serbes, mais aussi par la pression de leurs amis musulmans d’Arabie séoudite, d’Égypte et du Soudan, qui suggèrent que les musulmans bosniaques paient maintenant le prix de l’abandon de leur identité musulmane sous la loi communiste. Les leaders musulmans bosniaques ont commencé à déclarer explicitement que s’ils ne reçoivent pas rapidement une aide occidentale ils pourraient se tourner vers les modèles palestiniens de terrorisme.
Pour évaluer ces cas de passage des identités froides aux identités chaudes, et les réactions en chaîne que cela provoque, il faut se rappeler que l’État-nation ne se réduit en aucun cas à un jeu territorial entre des loyautés translocales. La violence identitaire dans le monde d’aujourd’hui reflète les anxiétés attachées à des principes non territoriaux de solidarité. Les mouvements actuels en Serbie, au Sri Lanka, au Haut Karabakh, en Namibie, au Pujab, au Québec, peuvent être appelés des « nationalismes troyens ». De tels nationalismes contiennent à l’évidence des liens transnationaux et subnationaux mais aussi des identités et des aspirations non nationales. Produits de diasporas forcées et voulues, de dialogues avec des États hostiles et hospitaliers, d’intellectuels mobiles comme de travailleurs manuels, les nouveaux nationalismes ne peuvent être séparés de l’angoisse du déplacement, de la nostalgie de l’exil, des transferts de fonds, des brutalités de la recherche d’un asile. Les Haïtiens à Miami, les Tamouls au Sri Lanka, les Marocains en France, les Moluquois en Hollande sont les porteurs de ces nouvelles loyautés transnationales et postnationales.
Le nationalisme territorial est l’alibi de ces mouvements et pas nécessairement leur fondement ni leur objectif final. Ces objectifs et fondements sont parfois plus noirs que la souveraineté nationale quand ils s’apparentent à la purification ethnique et au génocide. Mais le nationalisme serbe semble davantage mû par la peur de l’autre que par le sens d’un patrimoine territorial sacré. Les éléments de nationalisme peuvent être aussi de simples signes et symboles de rassemblement de groupes qui expriment leur désir d’échapper à l’emprise du régime étatique qui leur semble menacer leur propre survie. C’est ainsi que les Palestiniens semblent plus préoccupés de faire reculer Israël que de l’offre de développement des banques occidentales.
S’il y a de nombreux mouvements minoritaires dans le monde - les Basques, les Tamouls, les Québécois, les Serbes - qui poussent à refermer la nationalité et, la citoyenneté sous la simple rubrique ethnique, les nombreuses minorités opprimées qui ont souffert le déplacement et la diaspora forcée sans exprimer le vœu d’un État-nation sont plus impressionnantes encore : Arméniens en Turquie, les réfugiés hutus du Burundi qui vivent dans une Tanzanie urbaine, et les exilés hindu du Cachemire qui vivent à Dehli en sont quelques exemples. Le déplacement ne crée pas toujours le fantasme de construire un État. Le fait que beaucoup de mouvements contre l’État se referment sur des images de terroir, de localisme, de retour d’exil, reflète seulement la pauvreté de leur langage politique (et du nôtre) plus que l’hégémonie du nationalisme territorial. Dit autrement, aucune forme d’expression n’existe encore pour l’intérêt collectif de nombreux groupes formés par des solidarités translocales, des mobilisations transfrontières, des identités postnationales. De tels intérêts sont nombreux et bruyants, mais ils sont encore enchâssés dans l’imaginaire linguistique de l’État territorial. L’incapacité de nombreux groupes déterritorialisés à penser leur sortie de l’imaginaire de l’État-national est en soi une grande cause violence car beaucoup de mouvements d’émancipation et d’identité sont forcés, dans leur lutte contre les États-nations existants, d’embrasser l’imaginaire même auquel ils cherchent à échapper. Les mouvements postnationaux et non-nationaux sont forcés par la logique des États-nations actuels à devenir antinationaux ou antiétats, et à en venir à inspirer au pouvoir d’État ses réponses en termes de contrenationalisme. On ne sortira de ce cercle vicieux que quand un langage aura été trouvé pour capter les formes complexes, non territoriales, postnationales d’affiliation.
Beaucoup de choses ont été dites ces dernières années sur la vitesse à laquelle l’information voyage autour du monde, l’intensité avec laquelle les nouvelles d’une ville crèvent les écrans d’une autre, les manipulations d’argent dans une bourse qui affectent les ministères des finances d’un autre continent. Beaucoup a été dit également sur la nécessité d’attaquer des problèmes globaux comme le sida, la pollution et le terrorisme avec des formes concertées d’action internationale. La vague démocratique et la pandémie de sida sont dans une certaine mesure causées par le même genre de contact intersociétal et de trafic humain transnational.
Dans la perspective de l’après-guerre froide le monde peut être dit unipolaire. Mais il est aussi devenu multicentrique (James Rosenau, 1990). En adaptant ses métaphores à partir de la théorie du chaos, Rosenau a montré que la légitimité des États-nations avait diminué sans cesse tandis que les organisations internationales et transnationales proliféraient. La politique locale et le processus global s’affectent mutuellement de manière chaotique mais prédictible, souvent en dehors des interactions des États-nations.
Pour apprécier ces complexités nous devons en faire davantage que ce que les chercheurs en sciences sociales nomment recherche comparative et qui consiste à mettre un pays à côté d’un autre, une culture à côté d’une autre, comme s’ils étaient indépendants dans la vie et dans la pensée. Nous devons jeter un regard neuf sur de nombreuses organisations, mouvements, idéologies et réseaux dont l’entreprise multinationale n’est qu’un exemple, prendre nos exemples dans les mouvements philanthropiques internationaux, ou les diverses organisations terroristes qui mobilisent hommes, argent, équipements, camps et passions déroutantes pour la taille sur mesure de combinaisons ethniques et idéologiques ; mais aussi regarder la mode comme organisation transnationale de production, de transferts de goûts, de choix, de prix, d’exposition, ou encore la diversité des mouvements écologiques.
Le monde des réfugiés également. Pendant longtemps nous avons considéré les problèmes de réfugiés et leurs organisations comme l’écume de la vie politique, flottant entre les certitudes et les stabilités des États-nations. Mais les camps de réfugiés, les bureaucraties pour les réfugiés, les mouvements pour l’aide aux réfugiés, les services étatiques pour les réfugiés, les philanthropies transnationales orientées vers les réfugiés constituent à eux tous une partie du cadre permanent de l’ordre postnational émergent. De même pour les mouvements de philanthropie chrétienne qui ont depuis longtemps brouillé les frontières entre les fonctions évangéliques, le développement et le maintien de la paix, et ce dans beaucoup de parties du monde. L’exemple le mieux étudié est peut-être le mouvement olympique, certainement le plus grand exemple moderne de mouvement né dans le contexte de l’intérêt européen pour la paix mondiale à la fin du XIXème siècle. Ce mouvement, avec sa forme particulière de jeu dialectique entre les affiliations nationales et transnationales (Mac Aloon, 1981 ; Knag, Mac Abon et Da Matta, 1988) n’est que le plus spectaculaire d’un ensemble de réalisations à travers lesquelles l’avenir incertain de l’État-nation se transformera.
Tous ces cas ne se résument pas à des slogans internationaux, des groupes d’intérêts ou des transferts d’images ; ce sont des formations postnationales complexes organisées autour de principes de financement, de recrutement, de coordination, de communication, de reproduction spécifiques, postnationaux et non simplement multinationaux ou internationaux. L’entreprise multinationale classique est un exemple qui prête à confusion car elle repose précisément de façon cruciale sur l’organisation humaine, environnementale, légale et fiscale de la nation-État, dont elle cherche à maximiser les possibilités de rendement tant internes qu’internationales, en les exploitant sous leur forme légale. Les nouvelles formes d’organisation sont plus diverses, plus fluides, plus ad hoc, plus riches, moins cohérentes, moins organisées et moins impliquées dans le calcul des avantages comparatifs des États-nations Amnesty international en est un excellent exemple. D’autres, fortement associées aux Nations unies cherchent à contenir les excès des États-nations, en aidant les réfugiés, en observant les mesures pour le maintien de la paix, en organisant la survie pendant les famines, en faisant aussi le travail ingrat associé à la gestion des océans et des tarifs de transport, à la santé internationale et au travail. Les ONG qui opèrent dans une foule de domaines, allant de la technologie et de l’environnement à la santé et aux arts, sont passées de moins de 200 en 1909 à plus de 2000 au début des années 1970. Elles constituent souvent les plus grosses organisations de base pour l’entraide, qui se développent du fait de la capacité limitée des gouvernements nationaux à pourvoir aux besoins vitaux fondamentaux, dans des sociétés telles que l’Inde.
Enfin d’autres organisations qu’on peut appeler fondamentalistes comme les Frères musulmans au Moyen-Orient, l’Église de l’unification et nombre d’organisations chrétiennes, hindoues, musulmanes, constituent des mouvements globaux multifonctionnels, qui cherchent à alléger les souffrances en mobilisant des affiliations fondamentales par dessus les frontières des États. Certains de ces mouvements évangéliques sont agressivement opposés à des États nationaux particuliers et sont fréquemment traités comme séditieux. D’autres comme l’Église de l’unification travaillent simplement en contournant l’État-nation, sans questionner directement sa juridiction. De tels mouvements considérés jusqu’ici comme marginaux sont des incubateurs de l’ordre global postnational.
Le cœur de la blancheur
Le terme « postnational » a de nombreuses implications nous sommes dans un processus conduisant à un ordre global dans lequel l’État-nation deviendra obsolète tandis que d’autres liens d’allégeance et d’identité prendront sa place. Des formes alternatives d’organisation et d’échange de ressources, d’images et d’idées se mettent en place soit en contestant activement l’État-nation soit de façon pacifique et ce à large échelle. Enfin, tandis que les nations peuvent continuer d’exister, on constate une érosion continue des capacités de l’État-nation à monopoliser l’affiliation, ce qui encourage l’expansion de formes nationales détachées des États territoriaux.
Les États-Unis sont un lieu particulièrement approprié pour observer ces transformations puisqu’en face d’elles ils ont réussi à conserver avec succès l’image d’un ordre national à la fois civil, pluriel et prospère. Ils entretiennent une multiplicité de sphères publiques, dont des publics « alternatifs », « partiels » ou « contreculturels » (Berlant et Freeman, 1992 ; Fraser, 1992 ; Hansen, 1993). Ils restent très riches d’après les indicateurs ordinaires et bien que les formes de violence publique y soient nombreuses et inquiétantes, leur appareil d’État ne dépend pas dans l’ensemble de la torture, de l’emprisonnement et de la répression violente. Le multiculturalisme n’y prend pas de manière prédominante des formes violentes, le pouvoir y est fort et incontesté, les immigrants y sont fortement attirés. C’est l’exemple triomphant d’un État-nation classique, territorial, en contradiction semble-t-il avec l’idée d’émergence d’un ordre global postnational.
Pourtant il m’est devenu de plus en plus difficile ces dernières années de me considérer comme protégé, par mon passeport indien et les manières anglaises, des effets de la politique raciale des États-Unis. Mon propre type physique et sa place dans la politique des minorités comme dans la rue, habitée par la haine raciale, me poussent à vouloir distendre les liens entre l’Amérique et les États-Unis, entre le biculturalisme et le patriotisme, entre les identités diasporiques et les (in)stabilités liées aux passeports et aux cartes d’identité. J’oscille entre une identité postcoloniale diasporique et universitaire (tirant avantage de l’état d’esprit de l’exil et de l’espace du déplacement) et les dures réalités du traitement racial, minoritaire et tribal dans la vie quotidienne. Un livre a été récemment publié sur ces questions par Random House « Tribes : how race, religion and identity determine success in the new global economy » (Kotkin, 1993). Il analyse les connexions entre l’ethnicité et le succès dans les affaires, à partir de l’étude de cinq « tribus » branchées sur les nouvelles technologies : les Juifs, les Chinois, les Japonais, les Britanniques et les Indiens, l’équivalent des capitalistes parias de Max Weber à l’heure transnationale. Dans ce livre, la tribu se caractérise comme continuant à chercher à s’assurer une position dominante dans l’ordre global. Le refrain de la tribu se transforme et en donne une image à deux faces, celle de l’attachement aux origines et celle de la stratégie de développement. Aussi diasporigues que nous devenions, les Asiatiques, comme les Juifs, nous sommes condamnés à demeurer une tribu, à jamais complices et dealers dans un monde de marchés ouverts, d’affaires loyales et d’égalité des chances pour tous.
Ceux d’entre nous qui ont rejoint le rêve américain en provenance des ex-colonies (Berlant, 1991) ont été séduits par l’appartenance plurielle, la possibilité de devenir américain en étant plus ou moins diasporique, de s’attacher de manière expansive à un espace imaginaire sans frontières. Mais nous ne pouvons pas fabriquer nos identités comme nous voulons. Beaucoup d’entre nous se trouvent racialisés, biologisés, minorisés, réduits plutôt que qualifiés par nos corps et nos histoires. Nos traits particuliers deviennent nos prisons et le refrain de la tribu nous installe dans une autre Amérique, incertaine, bien éloignée des clameurs de la tribu décorative, civile et blanche, dans une terre où nous ne sommes toujours pas les bienvenus.
Appliqué au cas de New York, Miami et Los Angeles (par opposition à Sarajevo, Soweto ou au Sri Lanka) le refrain du tribalisme signifie la tolérance pour un racisme diffus envers les autres (Hispaniques, Iraniens, Afroaméricains) qui s’est insinué dans toute la politique américaine. Cela autorise à maintenir l’idée que l’identité américaine précéderait le trait d’union qui l’a constituée et subsisterait malgré lui, l’idée aussi qu’il faut maintenir une distinction entre les Américains tribaux (les noirs, les marrons et les jaunes) et les autres. A l’ethnicité sanglante et au tribalisme brutal des autres s’opposerait un multiculturalisme intelligent...
Un dialogue complexe entre la science politique (seule science sociale américaine sans correspondant européen) et le constitutionnalisme vernaculaire a établi un équilibre confortable entre les idées de diversité culturelle et les différentes versions du melting pot, et accrédité la notion d’une américanité qui d’une certaine façon contient et transcende la pluralité. Cette adaptation à la différence d’après la guerre civile est maintenant déclinante et le débat politiquement correct sur le multiculturalisme le clôt par un Waterloo spécifique et local. Local parce que dans ce débat on refuse avec insistance de reconnaître que l’enjeu du pluralisme diasporique est maintenant global et que les solutions américaines ne peuvent être considérées isolément. Spécifique parce qu’il n’y a pas eu de reconnaissance systématique de ce que la politique du multiculturalisme est maintenant partie prenante du nationalisme extraterritorial des populations qui aiment l’Amérique mais ne sont pas nécessairement attachées aux États-Unis. Plus profondément, ni la pensée populaire ni la pensée universitaire dans ce pays n’ont réussi à définir la différence entre une terre d’immigration et un nœud dans le réseau postnational des diasporas.
Dans le monde postnational les diasporas marchent avec et non contre ce que peuvent engrener l’identité, le mouvement, la reproduction. Tout le monde a des parents qui travaillent à l’étranger. Beaucoup de gens se retrouvent exilés sans avoir bougé très loin : les Croates en Bosnie, les Hindous au Cachemire, les Musulmans en Inde. En même temps d’autres se retrouvent pris dans la répétition des migrations ; les Indiens qui sont allés en Afrique de l’Ouest au XIXème siècle et au début du XXème, sont partis de l’Uganda, du Kenya et de la Tanzanie pour trouver du travail et des ressources en Angleterre et aux États-Unis dans les années 80 et ils envisagent maintenant de retourner en Afrique de l’Ouest. De même les Chinois de Hong-Kong investissent dans l’immobilier à Vancouver, des commerçants gujarati d’Ouganda ouvrent des motels au New Jersey et des kiosques à journaux à New York, des Sikhs conduisent des taxis à New York et Chicago. Tous sont des exemples d’une nouvelle sorte de monde dans lequel la diaspora est l’ordre des choses et les modes vie bien stables de plus en plus difficiles à trouver. Les États-Unis, toujours terre d’immigration dans leur propre perception, flottent au gré de ces diasporas globales et ne sont déjà plus l’espace clos dans lequel le melting pot pouvait accomplir son oeuvre magique , ils sont un oint de commutation diasporique où les gens viennent chercher fortune sans oublier leurs terres d’origine. La fièvre démocratique générale qui a suivi l’écroulement de l’empire soviétique a donné le signal pour la renégociation des liens avec les identités diasporiques. Les Juifs américains d’origine polonaise font des voyages organisés sur l’holocauste en Europe de l’Est, les médecins indiens du Michigan ouvrent des cliniques pour les yeux à New Dehli, les Palestiniens de Détroit font les intermédiaires auprès des banques occidentales.
La forme de la transnation
La formule du trait d’union (comme dans Italiens-Américains, Asiatiques-Américains et Afro-Américains) est en train d’atteindre son point de saturation, et le côté droit du trait d’union peut à peine contenir le déchaînement du côté gauche. Tandis que la légitimité de l’État-nation dans le contexte du territoire national est de plus en plus menacée, l’idée de nation prospère transnationalement. A l’abri des dégradations de leurs États d’origine, les communautés des diasporas sont doublement loyales à leurs nations d’origine et donc ambivalentes dans leur loyauté envers l’Amérique. La politique de l’identité ethnique aux États-Unis est inséparablement liée à l’étendue globale des identités nationales au lieu d’origine. Pour chaque État-nation qui a exporté un nombre significatif de ses ressortissants aux États-Unis en tant que réfugiés, touristes ou étudiants, il y a maintenant une transnation délocalisée qui est retenue par un lien idéologique spécifique à son lieu putatif d’origine tout en étant plutôt une diaspora. Aucune conception actuelle de l’ américanité ne peut contenir cette large variété de transnations.
Dans ce scénario l’Amérique du trait d’union peut avoir un double trait d’union (Asiatique-Américain-Japonais ou Afro-Américain-Jamaïcain ou Hispanique-Américain-Bolivien), tandis que les identités diasporiques deviennent plus mobiles et plus protéiformes, ou peut-être les côtés du trait d’union devront être changés et nous deviendrons une collection de diasporas américains-italiens, américains-haîtiens, américains-irlandais, américains-africains. La double nationalité peut augmenter si les sociétés dont nous sommes venus restent ou deviennent plus ouvertes. D’un côté la diversité diasporique affilie à une transnation non territoriale, mais de l’autre il y a une manière américaine particulière de connecter à cette diaspora globale. L’Amérique comme espace culturel n’aura pas besoin d’entrer en compétition avec la foule des identités globales et des affiliations diasporiques. Elle peut être vue comme un site territorial parmi d’autres capable de permettre une éclosion croisée de communautés diasporiques, à l’égal d’autres démocraties industrielles riches comme la Suède, l’Allemagne, la France, qui font toutes face à la difficulté de mettre au même pas les universalismes des Lumières et le pluralisme des diasporas.
Une politique postnationale peut-elle être construite autour de ce fait culturel ? Beaucoup de sociétés actuelles font face à un afflux d’immigrants et de réfugiés désirés et non désirés. D’autres expulsent des groupes par des actes de nettoyage ethnique destinés à produire le véritable peuple que la préexistence de la nation était supposée ratifier. Mais l’Amérique est peut-être seule à s’être organisée autour d’une idéologie politique moderne dans laquelle le pluralisme est central pour la conduite de la vie démocratique. A partir d’une autre partie de son expérience elle s’est donné l’image d’une terre d’immigration. Dans le monde d’aujourd’hui postnational et diasporique, l’Amérique doit souder ensemble ces deux doctrines, articuler les besoins du pluralisme et de l’immigration, construire une société autour de la diversité diasporique.
Des images comme la mosaïque, l’arc-en-ciel, le patchwork et autres versions de la complexité dans la diversité ne peuvent remplacer les ressources imaginatives nécessaires, notamment face à la crainte de la multiplication des tribus. Les tribus ne font pas des patchworks mais parfois des confédérations. (...) La bataille sur la discrimination positive, les quotas, la sécurité sociale, l’avortement en Amérique aujourd’hui montre que la métaphore de la mosaïque ne peut régler la contradiction entre les identités collectives acceptées dans la vie culturelle et les identités individuelles, principe non négociable des idées américaines de réussite, de mobilité et de justice.
(...)
Il est peut-être temps de repenser le monopatriotisme, le patriotisme formé exclusivement par le lien entre nation et État et de laisser les problèmes matériels auxquels nous sommes confrontés - les déficits, l’environnement, l’avortement, la race, la drogue, l’emploi - définir les groupes sociaux et les idées pour lesquels nous voudrions vivre et mourir. La lutte pour une nation composite peut être le premier d’une série de nouveaux patriotismes dans lesquels les autres pourraient être les combats pour les retraités, les chômeurs, les handicapés, tout comme les scientifiques, les femmes, les Hispaniques, etc. Certains d’entre nous peuvent vouloir continuer à vivre et mourir pour les États-Unis. Mais beaucoup de ces nouvelles souverainetés sont par définition postnationales. Elles sont plus mobilisatrices que l’État et les partis et plus intéressantes comme base de débat et de conclusion d’alliances. Les partisans de Ross Perot en 1992 nous ont donné un bref et fort aperçu du pouvoir du patriotisme détaché du parti, du gouvernement, de l’État. L’Amérique peut encore construire un grand récit, celui des modes d’affiliation après la fin de l’État-nation. Dans ce grand récit les territoires fermés céderaient la place aux réseaux diasporiques, les nations aux transnations et le patriotisme lui-même deviendrait pluriel, sériel, contextuel et mobile. C’est une direction pour le patriotisme futur dans un monde postcolonial. Le patriotisme comme l’histoire est vraisemblablement sans fin, mais ses objets peuvent être susceptibles de transformation en théorie et en pratique.
Il reste maintenant à se demander ce que les transnations et le transnationalisme ont à faire avec le postnationalisme et ses perspectives. Peu d’observations sont disponibles à ce sujet. Au moment où les populations se déterritorialisent et deviennent naturalisées de façon incomplète, au moment où les nations se fracturent et se recomposent, au moment où les États rencontrent des difficultés insurmontables à faire le « peuple », les transnations sont les sites sociaux les plus importants de la mise en scène des crises du patriotisme.
Les résultats sont sûrement contradictoires. Les déplacements et l’exil, la migration et la terreur créent des attaches puissantes avec les idées d’origine qui sont plus profondément territoriales que jamais. Mais il est aussi possible de détecter dans ces transnations, qu’elles soient ethniques, religieuses, philanthropiques, paramilitaires, les éléments d’un imaginaire postnational. Ces éléments ont besoin d’être nourris, et critiqués, car ils sont contradictoires, si l’on veut hâter la démission de l’État-nation. En ce sens les formes sociales transnationales peuvent engendrer non seulement des aspirations postnationales mais aussi des mouvements, des organisations et des espaces postnationaux réels. Dans les espaces postnationaux on peut peut-être venir à bout de l’incapacité des États à tolérer la diversité et de leur recherche de l’homogénéité des citoyens, de l’omniprésence du consensus narratif et de la stabilité des citoyens.
(Traduit de l’anglais par Anne Querrien)
Arjun Appadurai est directeur de l’Institut des humanités de Chicago à l’Université de Chicago où il enseigne l’anthropologie et la culture de l’Asie du Sud. Son prochain ouvrage à paraître est intitulé « Imploding worlds : imagination and disjuncture in the global cultural economy ».
Extraits d’un article paru dans Public culture, University of Chicago Press, 1993, 5,411-429,
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ci-dessous un article sur le partiotisme.long tres long.patience
Le patriotisme et son avenir.
par Arjun Appadurai
Première publication en juin 1995
Il faut nous projeter au-delà de la nation, décrire sa crise actuelle et ce faisant reconnaître les formes sociales postnationales. Bien que l’idée que nous soyons entrés dans un monde postnational semble être apparue d’abord dans les études littéraires, c’est devenu un thème récurrent (bien qu’inconscient) des études sur le postcolonialisme et sur la politique sociale internationale. Mais la plupart des auteurs qui ont affirmé ou inféré que nous devons penser postnationalement ne se sont pas demandé exactement quelles formes sociales émergentes nous poussaient à agir ainsi, et dans quel sens elles le faisaient.
Des colonies postdiscursives
Pour ceux qui ont grandi dans les secteurs d’élite du monde postcolonial, le nationalisme était notre sens commun, et la principale justification de nos ambitions, de nos stratégies et de notre morale. Maintenant, après un demi-siècle d’indépendance des nouvelles nations, la forme nation est remise en question, et cela de beaucoup de points de vue. D’abord comme alibi idéologique de l’État territorial, et donc dernier refuge du totalitarisme ethnique. D’importantes critiques de la postcolonie (Mbembe, 1992) sont déjà fréquemment présentes dans les dessous du colonialisme lui-même. Ces éléments rhétoriques ont fréquemment servi de véhicule aux héros des nouvelles nations dans leurs moments de doute, tels Sukarno, Jomo Kenyatta, Jawaharla Nehru, Gamal Abdel Nasser, qui jouaient de la corde nationaliste tandis que les sphères publiques de leurs sociétés étaient en train de commencer à brûler. Aussi, pour les intellectuels postcoloniaux comme moi, la question principale est : le patriotisme a-t-il un avenir ? A quels races et genres cet avenir appartiendra-t-il ?
Répondre à cette question exige plus que des problématiques de la forme nation, de la communauté imaginée (Anderson, 1991), de la production du peuple (Balibar, 1991), de la narrativité des nations (Bhabba, 1990) et de la logique nationale du discours colonialiste (Chatterjee, 1986). Cela demande aussi d’examiner de près les discours sur l’État et sur le lien entre la nation et l’État (Appadurai, 1990, Mbembe et alii, 1992).
Il y a une fâcheuse tendance chez les chercheurs occidentaux aujourd’hui à séparer l’étude des formes du discours de celle des autres formes institutionnelles, et l’étude des discours littéraires de celle des discours publics de la bureaucratie, de l’armée, des entreprises et des organisations non-gouvernementales. Cet essai est, pour partie, un plaidoyer pour l’élargissement du champ des analyses de discours. La postcolonie est certes pour une part une formation discursive mais la discursivité ne lui est pas propre.
Élargir le sens de ce qui est considéré comme discours demande un élargissement parallèle de la sphère de la postcolonie, de l’étendre au delà des espaces géographiques du monde ex-colonial. En proposant de s’intéresser au post-national, je veux suggérer que le voyage de l’espace coloré de l’ex-colonie vers l’espace de la postcolonie nous emmène au cœur de la blancheur. Ce voyage nous emmène jusqu’en Amérique, un espace postcolonial marqué à la fois par sa blancheur et son difficile engagement dans les peuples diasporiques, les technologies mobiles et les nationalités composites.
Le refrain de la tribu
En dépit de tous les faits contraires, ces temps sont forts pour le patriotisme. Corps estropiés et fils de fer barbelés en Europe de l’Est, violence xénophobe en France et en Allemagne, agitation de drapeaux au cours des rituels électoraux américains, tout semble indiquer que la volonté de mourir pour sa patrie est encore une mode répandue. Mais le patriotisme est un sentiment instable, qui prospère seulement au niveau de l’État-nation. Au-dessous de ce niveau, il est facilement supplanté par des loyautés plus intimes ; au-dessous de ce niveau, il conduit à des slogans creux allant jusqu’à la volonté de se sacrifier ou de tuer. Aussi pour penser l’avenir du patriotisme est-il nécessaire d’enquêter d’abord sur la santé de l’État-nation.
Mes doutes à propos du patriotisme (patria-tisme) sont liés à la biographie de mon père, dans laquelle patriotisme et nationalisme étaient déjà divergents. En tant que correspondant de guerre de Reuter à Bangkok en 1940, il rencontra un nationaliste indien expatrié, Subhas Chandra Bose, qui s’était séparé de Gandhi et de Nehru sur la question de la violence. Bose avait échappé à la surveillance britannique en Inde, avec le concours actif des Japonais, et avait établi un gouvernement en exil en Asie du Sud-Est. L’armée formée par Bose avec des officiers indiens et des hommes enrôlés parmi les prisonniers des Japonais s’appelait l’Armée nationale indienne. Elle fut sévèrement défaite par l’Armée indienne britannique en Assam (sur le sol indien, selon les mots de mon père), et le gouvernement provisoire de l’Inde libre, dans lequel mon père était ministre de la culture et de la propagande, s’écroula bientôt avec la défaite des puissances de l’Axe.
Quand mon père retourna en Inde en 1945, lui et ses camarades furent reçus non en héros, mais en parents pauvres de l’histoire de la lutte nationaliste pour l’indépendance de l’Inde. C’étaient des patriotes mais le sentiment antibritannique de Bose et ses liens avec l’Axe le rendaient embarrassant aussi bien pour la non-violence de Gandhi que pour l’anglophilie fabienne de Nehru. Jusqu’à la fin de leur vie, mon père et ses camarades restèrent des patriotes parias, des nationalistes solitaires. Ma sœur, mes frères et moi avons grandi à Bombay, coincés entre l’ex-patriotisme, style de Bose, et le nationalisme bourgeois, style de Nehru. Notre Inde avec ses connexions japonaises et ses chemins anti-occidentaux sentait le parfum innommable de la trahison, face à l’alliance confortable des Nehru et des Mountbatten et au pacte bourgeois entre la non-violence gandhienne et le socialisme néruvien. La méfiance de mon père à l’égard de la dynastie Nehru nous poussait à imaginer une Inde composite, déterritorialisée, inventée à Taiwan et Singapour, Bangkok et Kuala-Lumpur, complètement indépendante de New Dehli et des Nehru, du parti du Congrès et des nationalismes dominants. Aussi suis-je particulièrement séduit par l’idée qu’il est possible que le mariage entre les États et les nations ait été un simple mariage de raison et que le patriotisme doive trouver de nouveaux objets de désir.
Une cause majeure des tensions dans l’union entre la nation et l’État, tient à ce que le génie nationaliste, jamais complètement maintenu dans la bouteille de l’État territorial, est maintenant diasporique. Transporté sur les carnets d’adresses de populations de plus en plus mobiles de réfugiés, de touristes, de travailleurs immigrés, d’intellectuels transnationaux, de scientifiques et de clandestins, il est de moins en moins limité par les idées de frontières spatiales et de souveraineté territoriale. Cette révolution dans les fondements du nationalisme nous a pris au dépourvu. Là où la terre et l’espace ont été la clé du lien d’affiliation territoriale avec le monopole étatique sur les moyens de la violence, les identités et les identifications principales reposent seulement partiellement sur les réalités et les images du lieu. Dans la demande des Sikhs d’un Khalistan, dans le sentiment franco-canadien au Québec, dans les demandes palestiniennes pour l’autodétermination, les images du territoire d’origine n’en sont qu’une partie de la rhétorique de la souveraineté populaire et ne reflètent pas nécessairement un fondement territorial. La violence et la terreur qui accompagnent l’effondrement de beaucoup d’États-nations existants ne sont pas les signes d’un retour à quelque chose de biologique ou d’inné, noir ou primordial (Comaroff et Comaroff, 1992). Qu’allons-nous faire de cette nouvelle soif nationaliste de sang ?
Le nationalisme moderne concerne des communautés de citoyens d’un État-nation territorialement défini qui partagent une expérience collective, non celle du contact face à face ou de la subordination commune à une personne royale, mais celle de la lecture de livres, de tracts, de journaux, et autres textes modernes (Habermas, 1989 ; Cahloun, 1992). A travers ces expériences collectives que Benedict Anderson (1991) appelle « le capitalisme imprimé », et d’autres émergentes appelées « capitalisme électronique, télévision et cinéma »(Warner, 1992 ; Lee, 1993), les citoyens s’imaginent appartenir à une société nationale. L’État-nation moderne dans cette hypothèse s’accroît moins par des faits naturels comme la langue, le sang, la terre et la race, qu’il n’est dans sa quintessence un produit culturel, un produit de l’imagination collective. Ce point de vue s’écarte, encore insuffisamment, des théories dominantes des nationalismes, celles de G. Herder et de G. Mazzini, et de toutes sortes de nationalistes de droite postérieurs, qui voient dans les nations les produits des destins naturels des peuples, enracinés dans la langue, la race, la terre ou la religion. Beaucoup de ces théories de la nation comme imaginaire suggèrent que le sang, la parenté, la race et la terre sont des choses plus naturelles et moins imaginaires qu’un intérêt collectif ou une solidarité. Le retour de la tribu réactive ce biolologisme caché, notamment parce que les alternatives convaincantes restent à élaborer. Les conjonctures historiques de la lecture et de la culture publique, les textes et leurs médiations narratives commencent seulement à être analysés pour faire la critique de l’imaginaire nationaliste et de sa représentation publique (Lee, 1993)
Les leaders des nouvelles nations qui se sont formées en Asie et en Afrique après la seconde guerre mondiale - Nasser, Nehru, Sukarno, auraient été désolés de voir la fréquence avec laquelle les idées de tribalisme et de nationalisme reviennent dans le discours public récent à l’ouest. Ces leaders ont dépensé beaucoup d’énergie rhétorique à faire abandonner les loyautés primordiales envers la famille, la tribu, la caste, la région, au profit de fragiles abstractions qu’ils ont appelées « Inde », « Égypte », « Indonésie ». Ils comprenaient que les nouvelles nations devaient subvertir et annexer les liens primaires attachés à des collectivités plus proches. Ils faisaient reposer leurs idées de la nation nouvelle sur les bords extérieurs du paradoxe selon lequel les nations modernes sont destinées à être plus ou moins ouvertes, universelles et émancipatrices du fait de leur engagement dans la vertu citoyenne, en même temps que chacune doit être par essence différente et meilleure que les autres. Ces dirigeants savaient bien que des nations, en particulier pluriethniques, sont des projets collectifs fragiles et non des faits naturels et éternels. Ils ont eux-mêmes aidé à créer une fausse division entre l’artificialité de la nation et les faits qu’ils se représentaient par erreur comme primordiaux, à savoir la tribu, la famille et la région.
L’État-nation dans sa préoccupation de contrôle, de classification, de surveillance, a souvent créé et revitalisé ou segmenté des identités ethniques qui étaient auparavant fluides, négociables ou naissantes. Les termes utilisés pour mobiliser la violence ethnique aujourd’hui peuvent avoir de longues histoires. Mais les réalités auxquelles ils se réfèrent -la langue serbo-croate, les coutumes basques, la cuisine lituanienne - se sont cristallisées le plus souvent au XIXème siècle et au début du XXème. Le nationalisme et l’ethnicité se sont alors alimentés l’un l’autre comme catégories ethniques construites sur une base nationaliste, ce qui a conduit à la contruction de contre-ethnicités, puis, aux époques de crise politique, à la revendication de contre-États, basés sur des contre-nationalismes nouvellement fondés. Pour chaque nationalisme qui apparaît d’origine naturelle, il en existe un autre produit par réaction.
Tandis que la violence au nom des Serbes et des Moluques, des Khmers et des Lettons, des Allemands et des Juifs nous incline à penser que toutes ces identités virent au noir et à l’abîme, en Inde des émeutes ont été récemment occasionnées par le rapport d’une commission gouvernementale qui recommande de réserver un large pourcentage d’emplois publics à certaines castes définies par le recensement et la constitution comme arriérées. Des émeutes et des massacres, de nombreux meurtres et suicides ont eu lieu au nord de l’Inde à propos du label de « autres castes arriérées », mentionnées dans les distinctions terminologiques du recensement et dans les protocoles et nomenclatures spécialisés. Il peut paraître étonnant que quelqu’un veuille tuer ou mourir pour les avantages accordés au fait d’être membre d’une « autre caste arriérée ». Pourtant ce cas n’est pas une exception ; dans sa banalité bureaucratique macabre, il montre que les besoins techniques du recensement et de la législation sociale, combinés avec le cynisme tactique de l’électoralisme, peuvent conduire des groupes à une quasi-identification raciale et à la peur qui y est associée. Le problème n’est pas tellement différent dans le cas de dénominations apparemment naturelles comme Juifs, Arabes, Allemands, Hindous ; chacune inclut des gens qui ont choisi cette identité, d’autres qui ont été forcés de l’adopter, et enfin d’autres qui ont la formation nécessaire pour y trouver les moyens de s’approprier les problèmes compliqués du langage et de l’histoire, de la race et de la foi. Cependant quelques formes de conscience populaire et d’agencement dominées par la mobilisation ethnique sont libres des formes de pensée et des champs politiques produits par les actions et les discours des nations-États.
Les minorités sont dans beaucoup de parties du monde aussi artificielles que les majorités qu’elles sont censées menacer : les Blancs aux États-Unis, les Hindous en Inde, les Anglais en Grande-Bretagne, sont trois exemples de la façon dont la désignation politique et administrative de certains groupes comme minorités (Noirs, Hispaniques et Asiatiques aux États-Unis, Celtes et Pakistanais au Royaume-Uni, Musulmans et Chrétiens en Inde) aide à attirer des majorités (silencieuses ou bruyantes) sous des drapeaux de courte durée mais de longues histoires. Les nouvelles ethnicités ne sont souvent pas plus vieilles que les États-nations auxquels elles en sont venues à résister. Les Musulmans de Bosnie sont ghettoïsés par des Serbes et des Croates qui craignent un possible État islamique en Europe.
Les mouvements ethniques récents impliquent des milliers, quelquefois des millions de gens qui sont répandus sur de vastes territoires et souvent séparés par de vastes distances. Que nous considérions le lien entre les Serbes séparés par de gros tronçons de Bosnie, ou les Kurdes dispersés en Iran, Irak et Turquie, ou les Sikhs dispersés entre Londres, Vancouver, la Californie et le Punjab indien, les nouveaux ethnonationalismes sont des actions de mobilisation fortement coordonnées, complexes à grande échelle, reposant sur de nouveaux flux logistiques et sur une propagande dépassant les frontières des États. Ils peuvent difficilement être considérés comme tribaux, si par cela nous entendons qu’ils émergent spontanément de groupes naturellement alliés, spatialement ségrégés et fortement liés. Le cas qui nous effraie le plus aujourd’hui, ce que nous appelons le tribalisme serbe, n’est pas si simple puisque les 2,8 millions de familles yougoslaves ont produit 1,4 million de mariages mixtes entre Serbes et Croates (Hobsbawn, 1992). A quelle tribu peut-on dire que ces familles appartiennent ? Dans notre horreur pour les troupes de choc de l’ethnonationalisme nous avons perdu de vue les sentiments confus des civils, les loyautés déchirées des familles qui ont des membres au sein de groupes opposés par la guerre, et les messages de ceux qui rappelaient la coexistence en Bosnie des Serbes, des Musulmans et des Croates. Il est par contre plus difficile d’expliquer comment les principes de l’affiliation ethnique, aussi douteuse soit l’appartenance et fragile le pedigree, peuvent mobiliser très rapidement de larges groupes pour une action violente.
Le modèle tribal, qui suggère l’existence de passions toutes prêtes à exploser, ne résiste pas devant le caractère contingent des événements qui allument la passion ethnique. Les Sikhs étaient jusque récemment le rempart de l’armée indienne et historiquement le bras armé de l’Inde hindoue contre le joug musulman ; ils se considèrent aujourd’hui menacés par l’hindouisme et semblent prêts à accepter l’aide et le renfort du Pakistan. Les musulmans bosniaques ont été forcés de raviver leur flamme islamiste. Loin d’activer des sentiments tribaux anciens ils sont déchirés entre leur propre conception d’eux-mêmes comme « musulmans européens » (terme récemment utilisé par Ejub Ganic, vice-président de Bosnie) et un Islam transnational déjà largement impliqué dans la guerre en Bosnie. Les Bosniaques riches qui vivent à l’étranger, dans des pays comme la Turquie, sont déjà en train d’acheter des armes pour la défense des musulmans de Bosnie. Pour nous libérer du refrain de la tribu, comme source primordiale de ces nationalismes que nous trouvons moins civiques que le nôtre aux États-Unis, nous devons construire une théorie de la mobilisation ethnique à large échelle qui reconnaisse explicitement ses propriétés postnationales.
Les formations postnationales
Beaucoup d’ethnonationalismes violents et récents ne sont pas tant explosifs qu’implosifs. Ils sont moins ancrés dans quelque substrat d’un affect profondément enraciné en chacun de nous et soudain élevé et transformé dans l’engagement social et l’action collective que le contraire. Les effets des interactions à large échelle entre les États-nations et des événements plus lointains encore (Rosenau, 1990) descendent en cascade dans les complexités des politiques régionales, locales et de voisinage jusqu’à ce qu’ils activent des problèmes locaux et implosent en formes variées de violence, incluant les plus brutales. Ce qui était jusqu’ici des identités ethniques froides (Sikh et Hindu, Arménien et Azéri, Serbe et Croate) devient alors chaud, tandis que les localités implosent sous la pression des événements et de processus distants dans l’espace et dans le temps. Dans le cas des musulmans bosniaques il est possible de suivre le changement de température de ces identités au fur et à mesure qu’ils se trouvent poussés hors de l’identité européenne qu’ils ont d’eux-mêmes, vers une posture plus fondamentaliste. Ils ne sont pas poussés seulement par les menaces à leur survie émanant des Serbes, mais aussi par la pression de leurs amis musulmans d’Arabie séoudite, d’Égypte et du Soudan, qui suggèrent que les musulmans bosniaques paient maintenant le prix de l’abandon de leur identité musulmane sous la loi communiste. Les leaders musulmans bosniaques ont commencé à déclarer explicitement que s’ils ne reçoivent pas rapidement une aide occidentale ils pourraient se tourner vers les modèles palestiniens de terrorisme.
Pour évaluer ces cas de passage des identités froides aux identités chaudes, et les réactions en chaîne que cela provoque, il faut se rappeler que l’État-nation ne se réduit en aucun cas à un jeu territorial entre des loyautés translocales. La violence identitaire dans le monde d’aujourd’hui reflète les anxiétés attachées à des principes non territoriaux de solidarité. Les mouvements actuels en Serbie, au Sri Lanka, au Haut Karabakh, en Namibie, au Pujab, au Québec, peuvent être appelés des « nationalismes troyens ». De tels nationalismes contiennent à l’évidence des liens transnationaux et subnationaux mais aussi des identités et des aspirations non nationales. Produits de diasporas forcées et voulues, de dialogues avec des États hostiles et hospitaliers, d’intellectuels mobiles comme de travailleurs manuels, les nouveaux nationalismes ne peuvent être séparés de l’angoisse du déplacement, de la nostalgie de l’exil, des transferts de fonds, des brutalités de la recherche d’un asile. Les Haïtiens à Miami, les Tamouls au Sri Lanka, les Marocains en France, les Moluquois en Hollande sont les porteurs de ces nouvelles loyautés transnationales et postnationales.
Le nationalisme territorial est l’alibi de ces mouvements et pas nécessairement leur fondement ni leur objectif final. Ces objectifs et fondements sont parfois plus noirs que la souveraineté nationale quand ils s’apparentent à la purification ethnique et au génocide. Mais le nationalisme serbe semble davantage mû par la peur de l’autre que par le sens d’un patrimoine territorial sacré. Les éléments de nationalisme peuvent être aussi de simples signes et symboles de rassemblement de groupes qui expriment leur désir d’échapper à l’emprise du régime étatique qui leur semble menacer leur propre survie. C’est ainsi que les Palestiniens semblent plus préoccupés de faire reculer Israël que de l’offre de développement des banques occidentales.
S’il y a de nombreux mouvements minoritaires dans le monde - les Basques, les Tamouls, les Québécois, les Serbes - qui poussent à refermer la nationalité et, la citoyenneté sous la simple rubrique ethnique, les nombreuses minorités opprimées qui ont souffert le déplacement et la diaspora forcée sans exprimer le vœu d’un État-nation sont plus impressionnantes encore : Arméniens en Turquie, les réfugiés hutus du Burundi qui vivent dans une Tanzanie urbaine, et les exilés hindu du Cachemire qui vivent à Dehli en sont quelques exemples. Le déplacement ne crée pas toujours le fantasme de construire un État. Le fait que beaucoup de mouvements contre l’État se referment sur des images de terroir, de localisme, de retour d’exil, reflète seulement la pauvreté de leur langage politique (et du nôtre) plus que l’hégémonie du nationalisme territorial. Dit autrement, aucune forme d’expression n’existe encore pour l’intérêt collectif de nombreux groupes formés par des solidarités translocales, des mobilisations transfrontières, des identités postnationales. De tels intérêts sont nombreux et bruyants, mais ils sont encore enchâssés dans l’imaginaire linguistique de l’État territorial. L’incapacité de nombreux groupes déterritorialisés à penser leur sortie de l’imaginaire de l’État-national est en soi une grande cause violence car beaucoup de mouvements d’émancipation et d’identité sont forcés, dans leur lutte contre les États-nations existants, d’embrasser l’imaginaire même auquel ils cherchent à échapper. Les mouvements postnationaux et non-nationaux sont forcés par la logique des États-nations actuels à devenir antinationaux ou antiétats, et à en venir à inspirer au pouvoir d’État ses réponses en termes de contrenationalisme. On ne sortira de ce cercle vicieux que quand un langage aura été trouvé pour capter les formes complexes, non territoriales, postnationales d’affiliation.
Beaucoup de choses ont été dites ces dernières années sur la vitesse à laquelle l’information voyage autour du monde, l’intensité avec laquelle les nouvelles d’une ville crèvent les écrans d’une autre, les manipulations d’argent dans une bourse qui affectent les ministères des finances d’un autre continent. Beaucoup a été dit également sur la nécessité d’attaquer des problèmes globaux comme le sida, la pollution et le terrorisme avec des formes concertées d’action internationale. La vague démocratique et la pandémie de sida sont dans une certaine mesure causées par le même genre de contact intersociétal et de trafic humain transnational.
Dans la perspective de l’après-guerre froide le monde peut être dit unipolaire. Mais il est aussi devenu multicentrique (James Rosenau, 1990). En adaptant ses métaphores à partir de la théorie du chaos, Rosenau a montré que la légitimité des États-nations avait diminué sans cesse tandis que les organisations internationales et transnationales proliféraient. La politique locale et le processus global s’affectent mutuellement de manière chaotique mais prédictible, souvent en dehors des interactions des États-nations.
Pour apprécier ces complexités nous devons en faire davantage que ce que les chercheurs en sciences sociales nomment recherche comparative et qui consiste à mettre un pays à côté d’un autre, une culture à côté d’une autre, comme s’ils étaient indépendants dans la vie et dans la pensée. Nous devons jeter un regard neuf sur de nombreuses organisations, mouvements, idéologies et réseaux dont l’entreprise multinationale n’est qu’un exemple, prendre nos exemples dans les mouvements philanthropiques internationaux, ou les diverses organisations terroristes qui mobilisent hommes, argent, équipements, camps et passions déroutantes pour la taille sur mesure de combinaisons ethniques et idéologiques ; mais aussi regarder la mode comme organisation transnationale de production, de transferts de goûts, de choix, de prix, d’exposition, ou encore la diversité des mouvements écologiques.
Le monde des réfugiés également. Pendant longtemps nous avons considéré les problèmes de réfugiés et leurs organisations comme l’écume de la vie politique, flottant entre les certitudes et les stabilités des États-nations. Mais les camps de réfugiés, les bureaucraties pour les réfugiés, les mouvements pour l’aide aux réfugiés, les services étatiques pour les réfugiés, les philanthropies transnationales orientées vers les réfugiés constituent à eux tous une partie du cadre permanent de l’ordre postnational émergent. De même pour les mouvements de philanthropie chrétienne qui ont depuis longtemps brouillé les frontières entre les fonctions évangéliques, le développement et le maintien de la paix, et ce dans beaucoup de parties du monde. L’exemple le mieux étudié est peut-être le mouvement olympique, certainement le plus grand exemple moderne de mouvement né dans le contexte de l’intérêt européen pour la paix mondiale à la fin du XIXème siècle. Ce mouvement, avec sa forme particulière de jeu dialectique entre les affiliations nationales et transnationales (Mac Aloon, 1981 ; Knag, Mac Abon et Da Matta, 1988) n’est que le plus spectaculaire d’un ensemble de réalisations à travers lesquelles l’avenir incertain de l’État-nation se transformera.
Tous ces cas ne se résument pas à des slogans internationaux, des groupes d’intérêts ou des transferts d’images ; ce sont des formations postnationales complexes organisées autour de principes de financement, de recrutement, de coordination, de communication, de reproduction spécifiques, postnationaux et non simplement multinationaux ou internationaux. L’entreprise multinationale classique est un exemple qui prête à confusion car elle repose précisément de façon cruciale sur l’organisation humaine, environnementale, légale et fiscale de la nation-État, dont elle cherche à maximiser les possibilités de rendement tant internes qu’internationales, en les exploitant sous leur forme légale. Les nouvelles formes d’organisation sont plus diverses, plus fluides, plus ad hoc, plus riches, moins cohérentes, moins organisées et moins impliquées dans le calcul des avantages comparatifs des États-nations Amnesty international en est un excellent exemple. D’autres, fortement associées aux Nations unies cherchent à contenir les excès des États-nations, en aidant les réfugiés, en observant les mesures pour le maintien de la paix, en organisant la survie pendant les famines, en faisant aussi le travail ingrat associé à la gestion des océans et des tarifs de transport, à la santé internationale et au travail. Les ONG qui opèrent dans une foule de domaines, allant de la technologie et de l’environnement à la santé et aux arts, sont passées de moins de 200 en 1909 à plus de 2000 au début des années 1970. Elles constituent souvent les plus grosses organisations de base pour l’entraide, qui se développent du fait de la capacité limitée des gouvernements nationaux à pourvoir aux besoins vitaux fondamentaux, dans des sociétés telles que l’Inde.
Enfin d’autres organisations qu’on peut appeler fondamentalistes comme les Frères musulmans au Moyen-Orient, l’Église de l’unification et nombre d’organisations chrétiennes, hindoues, musulmanes, constituent des mouvements globaux multifonctionnels, qui cherchent à alléger les souffrances en mobilisant des affiliations fondamentales par dessus les frontières des États. Certains de ces mouvements évangéliques sont agressivement opposés à des États nationaux particuliers et sont fréquemment traités comme séditieux. D’autres comme l’Église de l’unification travaillent simplement en contournant l’État-nation, sans questionner directement sa juridiction. De tels mouvements considérés jusqu’ici comme marginaux sont des incubateurs de l’ordre global postnational.
Le cœur de la blancheur
Le terme « postnational » a de nombreuses implications nous sommes dans un processus conduisant à un ordre global dans lequel l’État-nation deviendra obsolète tandis que d’autres liens d’allégeance et d’identité prendront sa place. Des formes alternatives d’organisation et d’échange de ressources, d’images et d’idées se mettent en place soit en contestant activement l’État-nation soit de façon pacifique et ce à large échelle. Enfin, tandis que les nations peuvent continuer d’exister, on constate une érosion continue des capacités de l’État-nation à monopoliser l’affiliation, ce qui encourage l’expansion de formes nationales détachées des États territoriaux.
Les États-Unis sont un lieu particulièrement approprié pour observer ces transformations puisqu’en face d’elles ils ont réussi à conserver avec succès l’image d’un ordre national à la fois civil, pluriel et prospère. Ils entretiennent une multiplicité de sphères publiques, dont des publics « alternatifs », « partiels » ou « contreculturels » (Berlant et Freeman, 1992 ; Fraser, 1992 ; Hansen, 1993). Ils restent très riches d’après les indicateurs ordinaires et bien que les formes de violence publique y soient nombreuses et inquiétantes, leur appareil d’État ne dépend pas dans l’ensemble de la torture, de l’emprisonnement et de la répression violente. Le multiculturalisme n’y prend pas de manière prédominante des formes violentes, le pouvoir y est fort et incontesté, les immigrants y sont fortement attirés. C’est l’exemple triomphant d’un État-nation classique, territorial, en contradiction semble-t-il avec l’idée d’émergence d’un ordre global postnational.
Pourtant il m’est devenu de plus en plus difficile ces dernières années de me considérer comme protégé, par mon passeport indien et les manières anglaises, des effets de la politique raciale des États-Unis. Mon propre type physique et sa place dans la politique des minorités comme dans la rue, habitée par la haine raciale, me poussent à vouloir distendre les liens entre l’Amérique et les États-Unis, entre le biculturalisme et le patriotisme, entre les identités diasporiques et les (in)stabilités liées aux passeports et aux cartes d’identité. J’oscille entre une identité postcoloniale diasporique et universitaire (tirant avantage de l’état d’esprit de l’exil et de l’espace du déplacement) et les dures réalités du traitement racial, minoritaire et tribal dans la vie quotidienne. Un livre a été récemment publié sur ces questions par Random House « Tribes : how race, religion and identity determine success in the new global economy » (Kotkin, 1993). Il analyse les connexions entre l’ethnicité et le succès dans les affaires, à partir de l’étude de cinq « tribus » branchées sur les nouvelles technologies : les Juifs, les Chinois, les Japonais, les Britanniques et les Indiens, l’équivalent des capitalistes parias de Max Weber à l’heure transnationale. Dans ce livre, la tribu se caractérise comme continuant à chercher à s’assurer une position dominante dans l’ordre global. Le refrain de la tribu se transforme et en donne une image à deux faces, celle de l’attachement aux origines et celle de la stratégie de développement. Aussi diasporigues que nous devenions, les Asiatiques, comme les Juifs, nous sommes condamnés à demeurer une tribu, à jamais complices et dealers dans un monde de marchés ouverts, d’affaires loyales et d’égalité des chances pour tous.
Ceux d’entre nous qui ont rejoint le rêve américain en provenance des ex-colonies (Berlant, 1991) ont été séduits par l’appartenance plurielle, la possibilité de devenir américain en étant plus ou moins diasporique, de s’attacher de manière expansive à un espace imaginaire sans frontières. Mais nous ne pouvons pas fabriquer nos identités comme nous voulons. Beaucoup d’entre nous se trouvent racialisés, biologisés, minorisés, réduits plutôt que qualifiés par nos corps et nos histoires. Nos traits particuliers deviennent nos prisons et le refrain de la tribu nous installe dans une autre Amérique, incertaine, bien éloignée des clameurs de la tribu décorative, civile et blanche, dans une terre où nous ne sommes toujours pas les bienvenus.
Appliqué au cas de New York, Miami et Los Angeles (par opposition à Sarajevo, Soweto ou au Sri Lanka) le refrain du tribalisme signifie la tolérance pour un racisme diffus envers les autres (Hispaniques, Iraniens, Afroaméricains) qui s’est insinué dans toute la politique américaine. Cela autorise à maintenir l’idée que l’identité américaine précéderait le trait d’union qui l’a constituée et subsisterait malgré lui, l’idée aussi qu’il faut maintenir une distinction entre les Américains tribaux (les noirs, les marrons et les jaunes) et les autres. A l’ethnicité sanglante et au tribalisme brutal des autres s’opposerait un multiculturalisme intelligent...
Un dialogue complexe entre la science politique (seule science sociale américaine sans correspondant européen) et le constitutionnalisme vernaculaire a établi un équilibre confortable entre les idées de diversité culturelle et les différentes versions du melting pot, et accrédité la notion d’une américanité qui d’une certaine façon contient et transcende la pluralité. Cette adaptation à la différence d’après la guerre civile est maintenant déclinante et le débat politiquement correct sur le multiculturalisme le clôt par un Waterloo spécifique et local. Local parce que dans ce débat on refuse avec insistance de reconnaître que l’enjeu du pluralisme diasporique est maintenant global et que les solutions américaines ne peuvent être considérées isolément. Spécifique parce qu’il n’y a pas eu de reconnaissance systématique de ce que la politique du multiculturalisme est maintenant partie prenante du nationalisme extraterritorial des populations qui aiment l’Amérique mais ne sont pas nécessairement attachées aux États-Unis. Plus profondément, ni la pensée populaire ni la pensée universitaire dans ce pays n’ont réussi à définir la différence entre une terre d’immigration et un nœud dans le réseau postnational des diasporas.
Dans le monde postnational les diasporas marchent avec et non contre ce que peuvent engrener l’identité, le mouvement, la reproduction. Tout le monde a des parents qui travaillent à l’étranger. Beaucoup de gens se retrouvent exilés sans avoir bougé très loin : les Croates en Bosnie, les Hindous au Cachemire, les Musulmans en Inde. En même temps d’autres se retrouvent pris dans la répétition des migrations ; les Indiens qui sont allés en Afrique de l’Ouest au XIXème siècle et au début du XXème, sont partis de l’Uganda, du Kenya et de la Tanzanie pour trouver du travail et des ressources en Angleterre et aux États-Unis dans les années 80 et ils envisagent maintenant de retourner en Afrique de l’Ouest. De même les Chinois de Hong-Kong investissent dans l’immobilier à Vancouver, des commerçants gujarati d’Ouganda ouvrent des motels au New Jersey et des kiosques à journaux à New York, des Sikhs conduisent des taxis à New York et Chicago. Tous sont des exemples d’une nouvelle sorte de monde dans lequel la diaspora est l’ordre des choses et les modes vie bien stables de plus en plus difficiles à trouver. Les États-Unis, toujours terre d’immigration dans leur propre perception, flottent au gré de ces diasporas globales et ne sont déjà plus l’espace clos dans lequel le melting pot pouvait accomplir son oeuvre magique , ils sont un oint de commutation diasporique où les gens viennent chercher fortune sans oublier leurs terres d’origine. La fièvre démocratique générale qui a suivi l’écroulement de l’empire soviétique a donné le signal pour la renégociation des liens avec les identités diasporiques. Les Juifs américains d’origine polonaise font des voyages organisés sur l’holocauste en Europe de l’Est, les médecins indiens du Michigan ouvrent des cliniques pour les yeux à New Dehli, les Palestiniens de Détroit font les intermédiaires auprès des banques occidentales.
La forme de la transnation
La formule du trait d’union (comme dans Italiens-Américains, Asiatiques-Américains et Afro-Américains) est en train d’atteindre son point de saturation, et le côté droit du trait d’union peut à peine contenir le déchaînement du côté gauche. Tandis que la légitimité de l’État-nation dans le contexte du territoire national est de plus en plus menacée, l’idée de nation prospère transnationalement. A l’abri des dégradations de leurs États d’origine, les communautés des diasporas sont doublement loyales à leurs nations d’origine et donc ambivalentes dans leur loyauté envers l’Amérique. La politique de l’identité ethnique aux États-Unis est inséparablement liée à l’étendue globale des identités nationales au lieu d’origine. Pour chaque État-nation qui a exporté un nombre significatif de ses ressortissants aux États-Unis en tant que réfugiés, touristes ou étudiants, il y a maintenant une transnation délocalisée qui est retenue par un lien idéologique spécifique à son lieu putatif d’origine tout en étant plutôt une diaspora. Aucune conception actuelle de l’ américanité ne peut contenir cette large variété de transnations.
Dans ce scénario l’Amérique du trait d’union peut avoir un double trait d’union (Asiatique-Américain-Japonais ou Afro-Américain-Jamaïcain ou Hispanique-Américain-Bolivien), tandis que les identités diasporiques deviennent plus mobiles et plus protéiformes, ou peut-être les côtés du trait d’union devront être changés et nous deviendrons une collection de diasporas américains-italiens, américains-haîtiens, américains-irlandais, américains-africains. La double nationalité peut augmenter si les sociétés dont nous sommes venus restent ou deviennent plus ouvertes. D’un côté la diversité diasporique affilie à une transnation non territoriale, mais de l’autre il y a une manière américaine particulière de connecter à cette diaspora globale. L’Amérique comme espace culturel n’aura pas besoin d’entrer en compétition avec la foule des identités globales et des affiliations diasporiques. Elle peut être vue comme un site territorial parmi d’autres capable de permettre une éclosion croisée de communautés diasporiques, à l’égal d’autres démocraties industrielles riches comme la Suède, l’Allemagne, la France, qui font toutes face à la difficulté de mettre au même pas les universalismes des Lumières et le pluralisme des diasporas.
Une politique postnationale peut-elle être construite autour de ce fait culturel ? Beaucoup de sociétés actuelles font face à un afflux d’immigrants et de réfugiés désirés et non désirés. D’autres expulsent des groupes par des actes de nettoyage ethnique destinés à produire le véritable peuple que la préexistence de la nation était supposée ratifier. Mais l’Amérique est peut-être seule à s’être organisée autour d’une idéologie politique moderne dans laquelle le pluralisme est central pour la conduite de la vie démocratique. A partir d’une autre partie de son expérience elle s’est donné l’image d’une terre d’immigration. Dans le monde d’aujourd’hui postnational et diasporique, l’Amérique doit souder ensemble ces deux doctrines, articuler les besoins du pluralisme et de l’immigration, construire une société autour de la diversité diasporique.
Des images comme la mosaïque, l’arc-en-ciel, le patchwork et autres versions de la complexité dans la diversité ne peuvent remplacer les ressources imaginatives nécessaires, notamment face à la crainte de la multiplication des tribus. Les tribus ne font pas des patchworks mais parfois des confédérations. (...) La bataille sur la discrimination positive, les quotas, la sécurité sociale, l’avortement en Amérique aujourd’hui montre que la métaphore de la mosaïque ne peut régler la contradiction entre les identités collectives acceptées dans la vie culturelle et les identités individuelles, principe non négociable des idées américaines de réussite, de mobilité et de justice.
(...)
Il est peut-être temps de repenser le monopatriotisme, le patriotisme formé exclusivement par le lien entre nation et État et de laisser les problèmes matériels auxquels nous sommes confrontés - les déficits, l’environnement, l’avortement, la race, la drogue, l’emploi - définir les groupes sociaux et les idées pour lesquels nous voudrions vivre et mourir. La lutte pour une nation composite peut être le premier d’une série de nouveaux patriotismes dans lesquels les autres pourraient être les combats pour les retraités, les chômeurs, les handicapés, tout comme les scientifiques, les femmes, les Hispaniques, etc. Certains d’entre nous peuvent vouloir continuer à vivre et mourir pour les États-Unis. Mais beaucoup de ces nouvelles souverainetés sont par définition postnationales. Elles sont plus mobilisatrices que l’État et les partis et plus intéressantes comme base de débat et de conclusion d’alliances. Les partisans de Ross Perot en 1992 nous ont donné un bref et fort aperçu du pouvoir du patriotisme détaché du parti, du gouvernement, de l’État. L’Amérique peut encore construire un grand récit, celui des modes d’affiliation après la fin de l’État-nation. Dans ce grand récit les territoires fermés céderaient la place aux réseaux diasporiques, les nations aux transnations et le patriotisme lui-même deviendrait pluriel, sériel, contextuel et mobile. C’est une direction pour le patriotisme futur dans un monde postcolonial. Le patriotisme comme l’histoire est vraisemblablement sans fin, mais ses objets peuvent être susceptibles de transformation en théorie et en pratique.
Il reste maintenant à se demander ce que les transnations et le transnationalisme ont à faire avec le postnationalisme et ses perspectives. Peu d’observations sont disponibles à ce sujet. Au moment où les populations se déterritorialisent et deviennent naturalisées de façon incomplète, au moment où les nations se fracturent et se recomposent, au moment où les États rencontrent des difficultés insurmontables à faire le « peuple », les transnations sont les sites sociaux les plus importants de la mise en scène des crises du patriotisme.
Les résultats sont sûrement contradictoires. Les déplacements et l’exil, la migration et la terreur créent des attaches puissantes avec les idées d’origine qui sont plus profondément territoriales que jamais. Mais il est aussi possible de détecter dans ces transnations, qu’elles soient ethniques, religieuses, philanthropiques, paramilitaires, les éléments d’un imaginaire postnational. Ces éléments ont besoin d’être nourris, et critiqués, car ils sont contradictoires, si l’on veut hâter la démission de l’État-nation. En ce sens les formes sociales transnationales peuvent engendrer non seulement des aspirations postnationales mais aussi des mouvements, des organisations et des espaces postnationaux réels. Dans les espaces postnationaux on peut peut-être venir à bout de l’incapacité des États à tolérer la diversité et de leur recherche de l’homogénéité des citoyens, de l’omniprésence du consensus narratif et de la stabilité des citoyens.
(Traduit de l’anglais par Anne Querrien)
Arjun Appadurai est directeur de l’Institut des humanités de Chicago à l’Université de Chicago où il enseigne l’anthropologie et la culture de l’Asie du Sud. Son prochain ouvrage à paraître est intitulé « Imploding worlds : imagination and disjuncture in the global cultural economy ».
Extraits d’un article paru dans Public culture, University of Chicago Press, 1993, 5,411-429,