MEME si c'est un peu long, je vous invite à lire ce texte très intéressant, ....
1948. Nous sortions d’une époque où, en France, on était convaincu que les Juifs constituaient une race. La tradition antisémite, les nazis, les mesures de Vichy, les expositions organisées par le commissariat aux Affaires juives en avaient donné les caractéristiques. En France, l’on ne se posait pas de questions sur la véracité de cette affirmation. On s’interrogeait plutôt sur ses suites tragiques. La guerre était finie, et ceux que les autorités avaient définis comme juifs ou demi-juifs ne portaient pas cette qualité en bandoulière…
Or voilà que, nommé professeur au lycée d’Oran, en Algérie, lors de ma première classe de cinquième, je demande leur nom à mes élèves, selon l’usage. « Quels sont ceux dont le nom commence par a ? » Un doigt se lève. « Votre nom ? » « Abdessalam. ».« Ah bon, dis-je. Abdessalam, comme le joueur de tennis de l’équipe de France ? » « Oui, monsieur. » « Ensuite, quels sont ceux dont le nom commence par un b ? » Et trente-cinq doigts se lèvent. «Ça y est, c’est un chahut », me dis-je ! Et je demande au premier : « Comment vous appelez-vous ? » Le premier répond : « Benoliel. » « Et vous ? » « Bentata. » « Et vous ? » « Benguigui. » Ils s’appelaient tous Ben-quelque chose. Et j’apprends que « Ben» veut dire « fils de ». Sur le moment, cela m’amuse, rien de plus. J’avais remarqué par ailleurs que certains « Ben » se prénommaient Henri, Pierre et que d’autres avaient des prénoms arabes.
Un an plus tard, j’interroge un de mes amis philosophe, Jean Cohen : « Comment est-il possible que tout le monde s’appelle « fils de » dans ma classe ? J’ai des Juifs, des musulmans, des catholiques – qui, eux, ne s’appellent pas Ben. » Et Jean Cohen me rétorque : « Mais ce ne sont pas des vrais Juifs, tu sais. Moi, je suis un vrai Juif, et de vrais Juifs à Oran, il n’y a que les Cohen» - et puis deux ou trois autres noms que je n’ai pas retenus. « Mais alors, et les autres ? » Il me dit, légèrement condescendant : « Ce sont des Berbères convertis. »
J’avoue que sur le moment, sa réponse m’avait frappé par son ton affirmé, et puis parce que, en France, à l’époque, on disait que les Juifs se considéraient comme une « race élue ». On ne se convertissait pas au judaïsme, au contraire les Juifs avaient une attitude exclusive vis-à-vis des non-Juifs. Lorsqu’un Juif épousait une non-Juive, ou l’inverse, cela créait d’ailleurs des problèmes dans la famille. Alors, que tous ces Juifs soient des Berbères convertis me parut curieux mais, sur le moment, je ne me suis pas posé de questions.
Et puis voilà que, quelque temps plus tard, je fais passer le bac, non pas à Alger ou à Constantine, mais au Maroc. Là, je retrouve un ancien collègue du lycée d’Oran, Pralet, un catholique militant. « Marc, regarde là-haut dans les montagnes, me dit-il un jour lors d’une balade, tu vois ces cavaliers qui descendent en burnous et le fusil à l’épaule ? Ce sont des Juifs de l’Atlas qui se rendent au marché. » En France, on disait toujours que les Juifs étaient seulement commerçants, usuriers… et la liste de leurs professions usuelles était bien connue. Éleveurs en haute montagne, au Maroc, cela semblait quand même quelque peu étonnant ; cette deuxième observation faisait vaciller mes certitudes. Une fois de plus, je n’y attachai pas d’importance.
Et puis, en Algérie encore, trois ou quatre ans plus, fréquentant les milieux nationalistes, j’entendis un jour : « Nous, quand nous serons souverains, quand nous serons au pouvoir, nous serons tolérants. Et quand on réécrira l ‘histoire de l’Algérie, on évoquera le rôle de la Kâhina, cette femme juive qui a défendu le Constantinois contre les invasions arabes au VIIème siècle. » Je n’avais jamais entendu parler de cette Kâhina, qui aurait défendu la Berbérie contre les Arabes. Cela figurait cependant dans le livre de B.F. Gautier [1], mais je n’en avais pas souvenance. Et pourtant c’était quelque chose d’assez extraordinaire.
Voilà trois faits qui témoignaient de la présence de Juifs berbères, convertis sans doute, au fin fond de ces montagnes de l’Atlas ou dans le Constantinois. Ils n’étaient certainement pas venus si nombreux et d’aussi loin. Cette petite idée me trotte dans la tête, les années passent… mais je n’avais pas cherché les réponses.
Il y a deux ans, rencontrant un des plus estimés historiens marocains, Abdallah Laroui, je lui conte ces histoires et lui demande s’il est vraisemblable qu’il y ait eu des Berbères juifs avant l’islam. Et si oui, d’où venaient-ils, que faisaient-ils ? « Ils ne venaient pas, ils étaient là, me répondit-il. Il y a eu même un petit royaume juif dans la région d’Oujda[2]. ».
Plus récemment, participant à un colloque à Rabat, je rencontre Benjamin Stora, l’historien de l’Algérie contemporaine et, toujours pour vérifier le bien-fondé de ces observations dispersées, aléatoires, je l’interroge à son tour. « Tes intuitions sont plus vraies que tu ne crois… Un jour, il y a quelques années, fouillant dans de vieilles affaires chez moi, à Constantine, je retrouve une photo jaunie de ma mère habillée en Berbère… Je lui dis : « Mais maman, tu étais berbère ? » Elle me répond, agacée : « Non, c’était un déguisement. » Mais aucun doute, ajouta Stora, elle était bien une Berbère judaïsée qui se voulait juive, seulement juive, et elle revendiquait sa judaïté[3]. » Mais pourquoi, sauf par quelques érudits, cette question n’est-elle donc jamais évoquée ?
On parle toujours de la diaspora, des persécutions que les Juifs ont connues en Espagne, depuis Isabelle la Catholique, ou encore en France depuis saint Louis Philippe le Bel. On sait comment ils ont fait le tour de la Méditerranée quand on a voulu les obliger à se convertir, comment ils ont fui d’Espagne à Oran pour en être à nouveau expulsés en 1669, comment on les retrouve, de Lisbonne à Amsterdam ou à Salonique. Mais entre le temps des deux diasporas, lors de la prise du Temple ou l’époque de Néron d’une part, et, d’autre part, ces persécutions du XVe au XVIIème siècle, l’époque intermédiaire n’est guère abordée au moins quand il s’agit de vérifier si, inversement, des populations n’ont pas été judaïsées.
Ce problème n’a pas suscité de littérature contrairement à celle, immense, qu’on connaît sur leur conversion forcée. Persécution des Juifs, oui ; conversion au judaïsme, non.
À preuve, un bel article dans les Annales de mai 1999, qui a pour titre « Historiographie et légende au Maghreb, la Kâhina ou la production d’une mémoire[4] ». On y montre comment est né ce mythe qui consiste à faire valoir que l’islam, en occupant le pays, a civilisé la Berbérie. C’est aussi, dit le mythe, que ces Berbères sont originaires de Terre sainte, de Canaan. Analyse pertinente, inspirée des méthodes de Lucette Valensi[5]. Un trait étonne, pourtant : le fait que la Kâhina soit juive, ou réputée telle, ne suscite pas le moindre commentaire, sauf pour rappeler que l ‘historien Ibn Khaldoun (1332-1406) l’a mentionné. Un autre article, de David Schroeter, spécialiste de la Méditerranée juive, énonce cette observation : ce sont les Juifs de la côte qui associent les Juifs de l’intérieur aux Berbères. Il opère ainsi une différenciation entre les Juifs de la côte et ceux de l’intérieur, ce qui corrobore les propos de Jean Cohen, juif d’Oran. Il y aurait donc eu de « vrais» Juifs venus de Palestine à l’époque de la diaspora, et des Juifs «moins vrais». Pour Schroeter, venant de la côte, cette distinction soulève un doute sur la réalité du fait lui-même : or que seuls des Juifs de la côte l’affirment ne signifie pas nécessairement que ce qu’ils disent est vrai, ou faux ; car ce n’est pas parce que ce sont seulement des Juifs de la côte qui le disent qu’il n’aurait pas pu y avoir des Juifs de l’intérieur d’origine berbère[6]. Sans parler du cas que nous n’évoquons pas ici, de ces Juifs de la côte, à Tunis par exemple, qui, au XXe siècle, se disent parfois d’origine berbère pour ne pas être confondus avec les Arabes[7].
Ajoutons ce troisième problème que les historiens abordent peu : celui des conversions au judaïsme, alors que le fait est avéré à plusieurs époques de l’Histoire. Est-ce parce que la tradition occidentale a toujours fait valoir que les Juifs se considéraient comme le « peuple élu» qui ne convertissait pas les autres, et, ajoute Léon Poliakov, pour conforter cette idée, qu’ « il n’a pas existé de missionnaires juifs alors qu’il y avait des missionnaires chrétiens[8].» ? Y avait-il alors seulement un vague prosélytisme, par capillarité ? Pour rendre plus forte cette idée qu’il n’y a pas eu volonté de convertir, Martin Goodman ajoute que « l’idée des chrétiens de convertir n’est pas une idée venue des Juifs[9] » - ce qui est une autre question.
Comment expliquer alors que John Davidson, un explorateur et missionnaire anglais du XIXe siècle, ait pu voir, en 1835, dans les montagnes de l’Atlas « plus de cent villages juifs berbères» ? Il ajoutait que « ces Juifs ressemblaient aux Berbères plus que les Juifs des autres pays ». La remarque est intéressante puisque ce texte est antérieur aux considérations des ethnologues, anthropologues, etc., et autres pères du « racisme scientifique[10] ».
Les Berbères sont les habitants autochtones de l’Afrique du Nord. C’est un mythe construit au temps de l’islam qui situe leur origine en Palestine, qu’ils soient juifs ou pas ; mais il y a eu également de vrais immigrés juifs qui, bien auparavant, seraient venus de Palestine. Or, ce ne sont tout de même pas ceux-ci, les Juifs des deux diasporas, celle de Babylone en 587 avant Jésus-Christ, celle de l’époque romaine aux temps de Vespasien, qui ont été jusqu’à Tombouctou, qui sont les ancêtres des Falachas noirs d’Éthiopie, ou qui faisaient le commerce des plumes d’autruche dans le Noul, Lamtat ou le Dar’a, ces oasis qui se trouvent à la limite du Sénégal, dans ces régions de Mauritanie où l’islamisation a précédé l’arabisation[11]. La judaïsation a pu et a dû se faire par contiguïté.
Il y aurait eu ainsi deux catégories de Juifs autour du sud de la Méditerranée. La « chaîne continue », disent A. Udovitch et L. Valensi, qui va au moins de l’Égypte à Djerba et qui comprend des Juifs sans doute venus à une époque antérieure, en diaspora, et qui occupent les côtes[12]. . Dans l’intérieur, aussi bien en Constantinois qu’à
Tombouctou ou dans le haut Maroc, il y avait eu des Juifs qui -au dire des témoins pour le Maroc, et concordant avec d’autres dires pour l’Algérie et même pour la Tripolitaine – sont différents[13].
Marcel Simon (1960), un des grands spécialistes de l’histoire des Juifs dans l’Antiquité, se demande, lui, si le judaïsme berbère est la prolongation du judaïsme de la côte. À son sens, il y aurait plutôt une sorte d’ « imbibation » des populations au-delà de la côte par le judaïsme plutôt que évangélisation au sens catholique du terme avec missionnaires, pour autant que le judaïsme, à l’époque romaine comme à l’époque prémusulmane, apparaît comme une religion qui s’oppose à l’Etat dominateur et étranger, celui des Romains.
D’autre part, ce judaïsme « barbare» présentait l’avantage pour les populations judaïsées de les libérer d’un certain nombre de lois romaines : par exemple, devenu juif, un esclave améliorait son statut. Le point intéressant est sans doute que, alors qu’aux VIII-Ixe siècles, avec la conquête arabe, musulmans et Arabes cessent de se recouvrir – il va y avoir des musulmans persans, turcs, indiens -, Juif redevient synonyme d’israélite, c’est-à-dire d’une définition religieuse très circonscrite. C’est à partir de ce moment-là que la judéité va se refermer sur elle-même et prendre les caractères qu’on lui attribue après coup. La preuve de ce renfermement sur soi avec retour aux sources hébraïques pour des gens qui n’étaient hébreux ni de près ni de loin, c’est que, au sud de la Méditerranée, on ne trouve pas d’inscription en hébreu avant le XIe siècle[14].
La conquête arabe a recouvert la Berbérie, mais pas partout ; pas jusqu’au deuxième limes* situé le plus au sud vers le Sahara. Seulement jusqu’au premier limes, plus au nord. Toute la région qui se trouvait entre les deux est restée pendant longtemps autonome, par rapport à l’Empire romain, ou byzantin, puis à l’Empire arabe. Ainsi, elle a pu conserver des communautés juives, à moins que des communautés aient pu le devenir, car être chrétien signifiait, dès le IVe siècle, qu’on devenait romain alors qu’on demeurait berbère en adoptant la religion juive. Car le judaïsme n’était pas une religion qui faisait de ses adeptes des sujets de l’État. Des Berbères révoltés contre la conquête romaine ou, plus tard, la conquête arabe pouvaient ainsi parfaitement devenir juifs, comme plus tard le furent les hérétiques musulmans, dans cette Afrique du Nord qui a toujours connu des hérésies. Le judaïsme a pu être considéré, à la limite, comme une forme de résistance à l’État chrétien d’abord, à l’État musulman ensuite.
Alors qu’auparavant, des Berbères avaient pu devenir juifs par simple voisinage et capillarité, de même que d’autres étaient devenus chrétiens par capillarité ou conversion, ils sont devenus juifs parce que, en étant juifs, ils demeuraient dans une communauté, ils étaient protégés et avaient quelques avantages. Ils le sont restés. On ne l’imagine pas, car la tradition occidentale insiste sur le fait que les juifs ne convertissent pas les adeptes des autres religions. Et de fait, ils ne les ont pas convertis. S’il y a eu des conversions au judaïsme, il n’y a pas eu d’appel juif à la conversion. Ils ont laissé des non-Juifs participer à leurs cérémonies, puis venir avec eux et c’est ce qui fait que des communautés juives se sont élargies, ce qu’atteste cette présence du judaïsme dans les montagnes. Il n’ y a pas encore de rabbin et on ne parle pas hébreu, mais plus tard, quand la communauté juive va se resserrer sur elle- même à cause des persécutions, on va se retrouver des origines hébraïques comme les Berbères se retrouvent des origines cananéennes, on va apprendre l’hébreu. C’est pourquoi on ne trouve des inscriptions en hébreu qu’à partir du XIè siècle.
Si on quitte la Berbérie et qu’on passe en Espagne, bien des témoignages attestent que des Juifs espagnols étaient d’origine berbère, de ces Berbères qui se sont engagés dans les armées arabes en se convertissant. En Espagne, il semble clair que bon nombre de Juifs obligés de se convertir au XVe siècle étaient des Berbères arrivés quelques siècles plus tôt dans les armées arabes. Plus au nord, à Narbonne, Michel Rouche se pose cette question sur les Wisigoths : ces Goths qui rendent Narbonne à Pépin le Bref, n’étaient-ce pas des Juifs[15] ? Et ceux-là, d’où venaient-ils donc ?
L’origine des Juifs du sud de la Méditerranée, au Maghreb en particulier, n’a pas tellement posé de problèmes, parce que ce ne sont pas les pères du sionisme, et, par conséquent, qu’ils soient ou non descendants de la diaspora n’est pas un enjeu important ; seuls les érudits en débattent. Pourtant, l’ anabase par l’Espagne ou l’Italie redevient un objet de débat, car lorsque ces Juifs, dits séfarades, sont chassés d’Espagne, après 1492, leur périple au Portugal, à Bordeaux, à Amsterdam, à Venise ou à Salonique, constitue un des problèmes majeurs de l’ histoire de l’Occident. Mais c’est une histoire connue et maîtrisée[16].
Les tabous de l’histoire de Marc Ferro* un chapitre intitulé : Les Juifs : tous des sémites ?
[ Edité par agerzam le 2/3/2005 13:36 ]